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L'AMER SAVOIR - Le Vieux Saltimbanque


Poésie / Poémes d'Charles Baudelaire





De l'intrication de la violence et de l'amour dans le poème selon Baudelaire, « Le Chien et le flacon » n'est pas le seul témoignage. Les exégèses suivantes voudraient montrer que Le Spleen de Paris non seulement atteste cette intrication mais l'interroge, et la comprend. Du « Vieux Saltimbanque » à « Portraits de maîtresses », nous allons lire longuement quelques poèmes en prose pour y entendre, dans la précision et la rigueur impitoyables de chacun de leurs mots, un savoir baudelairien - 1' « amer savoir » du « Voyage » ' -, un examen de soi et du monde aussi obstiné que douloureux dont le risque conscient est le désespoir (le SpleeN), dont le souci est l'attention aux autres (de PariS), et dont la finalité est de chercher pour l'Occidental moderne en son existence citadine les mobiles et la fonction - le sens - de la poésie. Le premier chapitre (« Le Vieux Saltimbanque ») s'arrête sur un seul texte à partir duquel commencent à se former quelques-unes des notions qu'on retrouvera constamment. Le deuxième (Langage et autruI) essaiera de définir l'espérance baudelairienne, puis le péché originel, puis le mal constitutif de l'écriture. Le troisième et dernier chapitre (Le voyage du désiR) tentera auprès de plusieurs poèmes un début de formalisation de la pensée du poète, suffisant pour écouter dans la partie suivante l'exaltation réciproque et vertigineuse, en Belgique, de la violence et de l'amour, quand le doute baudelairien sur la légitimité de la poésie aura grandi jusqu'à l'impossibilité d'achever Le Spleen de Paris.



Dans la première phrase du « Vieux Saltimbanque » : « Partout s'étalait, se répandait, s'ébaudissait le peuple en vacances»', Baudelaire pense-t-il à une analogie entre la fête qu'il va décrire, la liesse où la collectivité recommence l'ancien rituel des religions du sacré, et la satisfaction solitaire d'un promeneur idéaliste ? C'est en effet cette dernière qu'interroge « Le Gâteau », poème voisin du « Vieux Saltimbanque » dans les éditions de 1862 et 1869, pour en dire pareillement que s'y « ébaudissait » l'âme enivrée2. Recourant d'un texte à l'autre à ce mot rare dans la langue commune, dont l'étymologie ne pouvait que l'amuser (dans s'ébaudir il y a baud-, hardi, lascif, qui entre sinon dans Baudelaire du moins dans baudet, la victime de tant de fables, l'âne persécuté dans « Un plaisant »), le poète médite une parenté inattendue entre la rêverie esthétique, séparation d'avec autrui, et la célébration sociale. Le motif de cette parenté est nommé identiquement dans les deux textes : c'est l'oubli. Le bonheur, dans « Le Gâteau », dépend d'un « total oubli de tout le mal terrestre » ; et dans « Le Vieux Saltimbanque », il dépend de ceci qu'en ses jours de fête, « le peuple oublie tout ». Notons encore que le parallélisme est signifié par le thème de l'enfant. A l'affirmation du « Gâteau », que le mythe selon lequel « l'homme est né bon » dissimule une violence enfantine, correspond celle du « Vieux Saltimbanque », que le peuple, quand il s'abandonne à sa dépense, « devient pareil aux enfants ».



Une extase infantile, oublieuse d'une victime : « Le Vieux Saltimbanque » va nous parler de ce drame, - celui de notre histoire.



1. La fête, l'exception, et la foule



Partout s'étalait, se répandait, s'ébaudissait le peuple en vacances. C'était une de ces solennités sur lesquelles, pendant un long temps, comptent les saltimbanques, les faiseurs de tours, les montreurs d'animaux et les boutiquiers ambulants, pour compenser les mauvais temps de l'année.

En ces jours-là il me semble que le peuple oublie tout, la douleur et le travail ; il devient pareil aux enfants. Pour les petits c'est un jour de congé, c'est l'horreur de l'école renvoyée à vingt-quatre heures. Pour les grands c'est un armistice conclu avec les puissances malfaisantes de la vie, un répit dans la contention et la lutte universelles.



Avant de retrouver les questions dont « Le Vieux Saltimbanque » est travaillé, analysons les relations explicites et implicites entre les différents personnages de cette fête : la foule, la ville, l'ordre et le désordre sociaux, les saltimbanques et le rôdeur.

Les Parisiens sortent de chez eux, comme qui a trop longtemps souffert sort de ses gonds. Les Parisiens, et Baudelaire parmi eux, sont partout. Ce premier mot du texte introduit une géographie impossible, une topographie de crise. « Partout » - hors de la chambre de solitude - témoigne du vertige et de l'ivresse du narrateur devant la multitude, devant l'eau montante d'un peuple plus nombreux que prévu. La rencontre de la conscience baudelai-rienne et de la fête collective se place d'emblée sous ce signe inquiétant de la marée humaine. Soudain la ville est surpeuplée, submergée, et ses distinctions habituelles, ses hiérarchies du temps profane - rues dissemblables, quartiers spécifiques - se noient sous un flot formidable.

De sorte que dans la « solennité » de la fête, le rôdeur du « Vieux Saltimbanque » retrouve une chose communément occultée par l'existence quotidienne. De quoi s'agit-il ? Dans « A une Malaba-raise », poème de jeunesse, Baudelaire avait dit de la France, angoissé : « Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance » '. Quand il réinterroge dans Le Spleen de Paris ce surpeuplement, cette multiplication du nombre où la modernité puise son tourment, il découvre, partout, l'abolition des différences. Il n'y a plus d'ici dans la ville en liesse, ni de là-bas, plus de passages commerçants ni d'avenues bourgeoises, plus de jardins publics ni de cours retirées. Reste seulement, « partout », une turbulence insituable, dissolution du lieu sous le flot de la multitude. La pensée baudelai-rienne avec ce premier mot qui reviendra au centre du poème, c'est que la mégalopole, Paris de Haussmann remplaçant le vieux Paris, a perdu sa structure de cité cohérente, et se révèle - comme disent Les Paradis artificiels et Le Peintre de la vie moderne - un « désert » 2. Le tumulte de la fête manifeste ce qu'évacuent les jours quelconques, la célébration exceptionnelle laisse apparaître le refoulé du quotidien : Paris se montre, paradoxalement, identique à la « grande plaine poudreuse » de « Chacun sa chimère » ', cette ville qu'on croyait de pierres, est du sable. Le peuple en vacances et son fourmillement actualisent le désert : espace sans lieu, sans centre ni voie, « partout » identique à lui-même. Tel est le premier effet de la solennité, cette dépouille du rite : une innombrable répétition du même, une insituable égalité du partout. Dans la capitale qui répand sa tourbe, les hiérarchies tourbillonnent et disparaissent. Si « Le Crépuscule du soir » (en prosE) associe brusquement « la solitude des plaines » aux « labyrinthes pierreux d'une capitale » 2, c'est parce que le poète y comprend semblable-ment le tumulte de la multitude comme l'apparition moderne du sacré de toujours, comme la remontée du labyrinthe dans la mégalopole. Dissolvant partout les différences, le fourmillement du peuple en fête est errance sans issue - en un dédale dont on ne sait plus qu'un monstre s'y repaît de chairs humaines. « Car bientôt le décor va s'assombrir, et les tempêtes s'amoncelleront dans la nuit ».



Cependant c'est la liesse, l'insouciance, et certes on pourrait croire, à ne lire que ces deux premiers paragraphes, que le monde ne va pas finir. Car tant que la fête ne décèle pas son soubassement archaïque, que la crise sursoit à la ruine du lien social, il semble qu'il s'agisse seulement de « vacances », tout bonnement d'un « répit », pour l'adulte et pour l'enfant, d'un innocent « congé ». Baudelaire décrit d'abord le jubilé populaire comme un simple renversement de la durée profane : le peuple cessant ce jour-là son « travail », oublie sa « douleur », celle de « l'horreur de l'école » pour les « petits », et pour les « grands » celle de la « lutte ». Mais d'autres renversements caractérisent ces « vingt-quatre heures » de dépense. Pour le groupe des artistes que le peuple vient admirer, pour ces prestigieux forains spécialistes de l'art de plaire, le jour de fête n'est pas un jour de fête. Figures modernes de l'antique initiation rituelle, les saltimbanques, marginaux de l'économie profane, trouvent cette fois l'occasion d'exhiber leur talentueux savoir, ils s'affairent, travaillent, vendent leurs ouvres à la foule inoccupée. Eux qui errent quand le peuple accumule, les voici qui accumulent quand le peuple erre. La symétrie des positions respectives du peuple et des amuseurs (comme du chien et du maître dans « Le Chien et le flacon ») recoupe celle du temps routinier et du temps solennel, du travail et des vacances, du profane et du sacré, celle encore, le texte entier va le dire, et ce sera sa leçon la plus hardie, des sociétés contemporaines et de la poésie.



L'économie moderne du libre échange reproduit-elle la structure du religieux ? Les saltimbanques profitent de la fête, lit-on, pour « compenser les mauvais temps de l'année ». C'est que l'artiste dépend, comme tout autre, de l'argent, et que l'argent est à la société d'aujourd'hui ce que les dieux étaient aux sociétés d'hier. La temporalité cyclique des religions anciennes, alternance du rite et de l'interdit, reposait sur le culte de la divinité ; de même le culte de l'argent (« l'ardeur vers Plutus », dont parle la page la plus noire de Fusées ') fonde les rythmes institutionnalisés de la société postrévolutionnaire, où alternent dépense et accumulation. Si les prêtres de la fête - ces « faiseurs de tours », ces « montreurs d'animaux », ces artistes et poètes - « comptent » sur elle, c'est parce que l'argent est le mythe fondateur des communautés d'aujourd'hui, ou selon Les Fleurs du Mal : « le dieu de l'Utile, implacable et serein »2. Le renversement des positions - les travailleurs devenus oisifs, les oisifs devenus travailleurs - est un échange. Baudelaire va interpréter cet échange comme le témoignage de la réversibilité des fonctions sociales, dont il va chercher l'origine commune. Dès le deuxième paragraphe il nomme « armistice » la fête parisienne. Cette métaphore étonnante pointe l'infrastructure violente du renversement festif. En abandonnant son « travail », le peuple de Paris ne fait que différer provisoirement « la contention et la lutte universelles ». En déposant ses outils la foule dépose ses armes, c'est l'armistice, elle pactise pour un moment d'illusion avec « les puissances malfaisantes de la vie ». L'inversion de la fête est bien un échange, mais dans une violence essentielle. Quand il se détend, le peuple laborieux conclut un pacte avec lui-même, avec sa propre violence et sa lutte universelles. Réciproquement, pour compenser la pauvreté de leur errance ordinaire, les artistes saltimbanques s'allient à ces « puissances malfaisantes ». Remarquons que le mangeur d'opium, dans Les Paradis artificiels, quand il se voue aux délices de l'imaginaire, c'est-à-dire quand il pactise avec le mauvais infini de la rêverie solitaire, trouve les mêmes mots que le narrateur-personnage du « Vieux Saltimbanque », les mots de l'armistice polémique :



Il me semblait que, pour la première fois, je me tenais à distance et en dehors du tumulte de la vie ; que le vacarme, la fièvre et la lutte étaient suspendus ; qu'un répit était accordé aux secrètes oppressions de mon cour ; un repos férié ; une délivrance de tout travail humain.



Fête collective et ivresse solitaire subissent, sans la guérir, la même violence. Leur bonheur, comme disent encore Les Paradis artificiels, est « une intermittence dans la fatalité, un jubilé dans le malheur »



« En ces jours-là il me semble que le peuple oublie tout, la douleur et le travail ; il devient pareil aux enfants. » Le ton ici comme simplifié (n'y a-t-il pas un souvenir de l'Evangile dans les mots d'ouverture : « En ces jours-là » ?) atteste l'émotion de Baudelaire, et dans son ironie la nostalgie d'une innocence. L'enfant qui est nature, qui est cruauté, selon le pessimisme de l'auteur du « Désespoir de la vieille », du « Joujou du pauvre », accomplit le mal sans le voir. Baudelaire pressent - éternel enfant de Neuilly ou d'Honfleur, « petit homme » comme ses sauvages du « Gâteau » ' - que cette dilapidation finira mal, tournera en lapidation sacrificielle. La fin du poème montrera la victime de la liesse en la personne de l'artiste, que le peuple unanimement oublieux, dissipé tel un enfant avide, abandonnera aux ombres. « Une tragédie devient parfois le dénouement de la comédie qui a ouvert le spectacle »2. C'est aussi pour avoir autrefois dilapidé sa fortune que Baudelaire subit encore, quand il écrit « Le Vieux Saltimbanque », le martyre de la rigueur maternelle : comment verrait-il sans émotion la brutale prodigalité de tout un peuple étourdi dans sa fièvre infantile ? Si le génie poétique « n'est que l'enfance retrouvée à volonté » n'est ainsi que l'oubli, que la dilapidation du réel dans l'ivresse des images, alors le poète ne peut pas ne pas reconnaître dans cette cohue emportant les différences, et où triomphe la sauvagerie d'enfance, un double multiplié de lui-même, miroir partout brisé de son destin.



L'homme du monde lui-même et l'homme occupé de travaux spirituels échappent difficilement à l'influence de ce jubilé populaire. Ils absorbent, sans le vouloir, leur part de cette atmosphère d'insouciance. Pour moi, je ne manque jamais, en vrai Parisien, de passer la revue de toutes les baraques qui se pavanent à ces époques solennelles.



Ce troisième paragraphe est celui de l'ambiguïté du mouvement du narrateur, hésitant au bord d'une tentation. La distance entre le rôdeur et la foule, entre l'individu et le nombre, entre la singularité de qui ne sort pas de lui-même et la multiplicité de ceux qui sont sortis de chez eux, cette distance est une relation critique. Elle se juxtapose à l'indistinction virtuelle. Walter Benjamin nous met sur la bonne piste : « Or précisément cette foule des grandes villes a joué, dans le cas de Baudelaire, un rôle déterminant. S'il a cédé à cette violence qui l'entraînait vers elle, qui faisait de lui, en tant que flâneur, l'un de ses membres, jamais pourtant il n'a cessé de sentir le caractère inhumain de cette foule. A peine s'est-il fait son complice qu'il se sépare d'elle. Après un long moment d'abandon, sans crier gare, le voici qui, d'un seul coup, la rejette avec mépris dans le néant. Encore qu'il ne la confesse qu'avec réserve, cette ambivalence s'impose»1. L'homme du monde et l'homme des travaux spirituels « échappent difficilement » à l'influence du jubilé. Cette notation rapide synthétise les deux postulations entre lesquelles le désir oscille : la concentration du moi, que vise ici le souci d' « échapper », et sa vaporisation, dit par l'adverbe « difficilement ». De même l'unité idéale du Dieu de la postulation vers le haut, dans le fameux fragment de Mon cour mis à nu2, recouvre, concernant ce rapport entre rôdeur et fête, l'autosuffisance de la conscience esthétique, son « horreur de la vie »3, qui est désir de soi-même. Echapper à la foule, c'est préserver une indépendance sacrée, une différence intouchable comme celle de Dieu. Symétriquement et simultanément, la division du Satan de la postulation vers le bas recouvre l'abandon au nombre dans « l'extase de la vie »4, comme désir, encore esthétique, de se perdre. La difficulté d'échapper à la foule signifie l'imminence vertigineuse d'une multiplication de soi par tous, prostitution énorme de qui rivalise avec Dieu.

Le même va-et-vient de la différence à l'indifférenciation, de l'un au multiple, de Dieu à Satan, transparaît dans la formule, double aussi, de la deuxième phrase. L'homme du monde et l'homme de l'esprit « absorbent, sans le vouloir » l'atmosphère de la fête. D'une part le mouvement du sujet vers la foule s'impose irrésistible, plus fort que la distance critique : c'est « sans le vouloir » que se fond l'identité. D'autre part ce mouvement paradoxalement renforce cette identité qui se perd, puisque celle-ci « absorbe » l'atmosphère d'insouciance : se nourrit de ce qui la vide. Le sans le vouloir de la vaporisation du moi fonde l'absorption qui concentre ce moi, comme la violence de la lutte universelle, pactisant avec elle-même, fonde la paix provisoire de la fête.

La troisième phrase à son tour manifeste l'interdépendance des deux postulations. « Pour moi », commence Baudelaire : l'économie de ces deux mots souligne la clôture, la propriété d'un sujet souverain, l'irréductible distance dans la préférence de soi. Mais il ajoute : « en vrai Parisien », disqualifiant, aussitôt dite, l'illusion de sa singularité, et signifiant non seulement son adhésion à l'événement social, sa participation à des rites communs, mais son savoir que sa distance elle-même suppose cette adhésion, comme l'un suppose le nombre, et Dieu le tumulte. L'exception dépend d'une participation, le propre de l'individu, d'une désappropria-tion collective. Dans les nuances de sa prose « assez souple et assez heurtée » ' (entendons : une et multiple, concentrée et vaporisée, harmonieuse et violentE), Baudelaire donne à comprendre que les autres, dans la fête, sont ses autres, ses doubles. Le poème lui-même est la forme close de qui « échappe », « absorbe », et se cultive comme « pour moi » ; mais il décèle son fondement quand il montre sous la souplesse du cortège le heurt avec les doubles, et il est alors la forme d'un « Parisien », qui perd son « vouloir » et se sépare « difficilement ».



Rien ne manque au texte pour voir dans le jubilé la dépouille moderne d'un rite traditionnel, dans la dépense la matrice des différences culturelles. En ce jour de fête qui est une pause, anniversaire et origine (c'est le sens des mots « époque » et « solennelle »), le corps social reconstitue son unanimité. S'il y a cérémonie et jubilé, c'est pour autant que personne ne viendra troubler ce désordre organisé, ce « délire officiel d'une grande ville »2. La célébration en effet est comme un mal contagieux, emportant quiconque l'effleure. Son « influence », sa force attractive irrésistible, entraîne le solitaire « lui-même ». D'où cette idée d'un délire : « fait pour troubler », dit encore « Un plaisant », « le cerveau du solitaire le plus fort ». A cette foule délirante, à cette maladie épidémique de la foule, nulle barrière ne résiste. Ni celle de l'aristocrate ou du dandy qui le singe (« l'homme du monde » de notre textE), ni celle de « l'homme occupé de travaux spirituels », c'est-à-dire, selon « Les Veuves », celle du « poète » et du « philosophe » entraînés par le nombre3. L'unanimité, en réduisant la personne à l'impersonnel, en fondant concrètement le singulier dans l'universel, en obligeant le pour moi à se montrer vrai Parisien, l'autre lui-même à s'avouer même que les autres, est le triomphe du mimétisme, de l'indifférenciation contagieuse. Baudelaire toute sa vie a été hanté par les phénomènes d'entraînements collectifs qu'il a vécus dans la fièvre en 1848, et dont il médite les fins dans Le Spleen de Paris plus analytiquement que dans Les Fleurs du Mal, au-delà de ce que lui ont enseigné Joseph de Maistre ou Robespierre. Par exemple « Une mort héroïque » représente cette contagion de la violence. Quand Fancioulie subjugue ses spectateurs sur sa scène de fin du monde, « le Prince lui-même », écrit Baudelaire, « enivré, mêla ses applaudissements à ceux de la cour » ' : absorption du singulier par le nombre, unanimité dans la célébration, et unité dans la mort.



Voici déjà quatre poèmes, « Le Vieux Saltimbanque », « Un plaisant », « Les Veuves », « Une mort héroïque » (mais tant d'autres, dont « Perte d'auréole », « Les Dons des fées », « Le Désespoir de la vieille », déclarent la même angoisse de la même découvertE) pour révéler la relation de cause à effet entre influence mobilisatrice et violence contre un seul. Il y a tant de victimes dans Le Spleen de Paris, persécutées par des foules : l'âne d' « Un plaisant », l'endeuillée des « Veuves », le bouffon d' « Une mort héroïque », et les autres, sont frères du saltimbanque par le sang du sacrifice. Dans les Petits Poèmes en prose, notons-le ici, l'expérience et la recherche baudelairiennes récusent la théorie maistrienne de la « réversibilité », à laquelle l'auteur de Fusées et Mon cour mis à nu parfois fait allégeance, comme à une loi dont la dureté, pense-t-il, devrait lui garantir repos et certitude2. Dans le grand sérieux et le grand tourment du poème, Baudelaire abandonne son confort maistrien, dont il sait qu'il s'y est jeté - Benjamin Fondane l'a montré - surtout pour échapper à Hugo et aux démocrates du siècle : alors il vérifie que l'innocence martyrisée ne rachète pas mais assoit le mal universel. La mort théâtrale de Fancioulle ne réconcilie pas avec les bourreaux un dieu vengeur qui aimerait le mal parce que le mal serait un bien, au contraire l'acquiescement du bouffon au sacrifice déréalise sa mort, la rend d'autant plus tragique, et ne compense pas mais caractérise la persécution collective. Dans et par les poèmes, Baudelaire cesse d'adhérer aux philosophies exploitant le mal à des fins théologiques : cette méditation sans repos, qui l'effraie, s'achèvera par l'impuissance à embrasser la compassion entrevue.



Mais observons pour l'instant, avec l'entraînement collectif, la position spécifique des exceptions personnelles que la contagion touche. Elle renseigne sur ce plus inquiet de la pensée baudelai-rienne, que formes sociales et formes esthétiques ont même genèse et même structure. Quelle exception chavire, par quelle puissance qui la captive, dans la nuit anonyme ?

Avec « Un plaisant », c'est « le solitaire le plus fort », par le « nouvel an », dans le « chaos ». Avec « Les Veuves », c'est « le poète et le philosophe », par un concert public, dans la « tourbe » des pauvres. Avec « Une mort héroïque », c'est le Prince « amoureux passionné des beaux-arts », par un « grand spectacle », dans 1' « ivresse » de ses courtisans. Avec « Le Vieux Saltimbanque », c'est l'homme occupé de travaux spirituels, par la fête, dans la foule infantile. Les personnes que le groupe dépersonnalise, on le voit, sont toujours des esthètes, et l'occasion de la contagion dissolvante est toujours un spectacle, fascinant le regard. Ne faut-il pas en déduire une critique de la représentation ? L'entraînement de l'individu par la foule, ou l'imitation par l'artiste de son modèle multiple, disons la formation grégaire de l'unanimité, dépend d'une séduction, celle des images. Ce qui conduit hors de lui-même dans le flux informe le spécialiste de la forme, c'est ce qu'il voit : chaos ou théâtre, concert ou fête, image mobile d'un mouvement tumultueux. Baudelaire semble chercher le sens de la relation originelle entre image et imitation, telle que l'étymologie l'atteste. Le culte des images (« ma grande, mon unique, ma primitive passion » ') est-il un culte d'imitateur? Dans sa proposition d'un univers esthétique aux formes intemporelles, et même si ces dernières s'enracinent dans la « circonstance » comme le veut Le Peintre de la vie moderne1, le poète reconnaît-il, inversée, la dépense turbulente ? Sur le spectacle attirant le solitaire vers la multitude, « Le Vieux Saltimbanque » va dire beaucoup. Dans le troisième paragraphe il nomme les « baraques » des forains : « qui se pavanent à ces époques solennelles ».



Admirable savoir de Baudelaire sur ses mots ! Se pavaner, qu'il a employé plusieurs fois dans Les Fleurs du Mal et ailleurs, noue l'image artistique et la séduction contagieuse. Croisement étymologique de paon et de pavane, se pavaner thématise simultanément l'intemporalité orgueilleuse de la Beauté idéale - le paon - et l'instabilité du rassemblement grégaire - la danse. Les baraques des saltimbanques, telles des prostituées sacrées, demeurent inaccessibles à celui qui les approche, et c'est pourquoi il les approche. Leur maintien fier et superbe, leur pose ou leur parade, imposent au spectateur l'illusion de leur absolu : elles sont les « merveilleuses images » dont Rimbaud rêvera ', auprès de la souveraineté desquelles l'existence contingente déprécie sa limite, et, honteuse, se réfugie. Et cependant elles dansent. Or danser, c'est dire au passant d'entrer dans la danse, de se fondre dans les tours et tournoiements des danseuses, d'accéder à l'inaccessible. La danse est une invitation à la danse : cour de toute célébration rituelle, elle mime ses propres gestes et entraîne dans son mime, elle est pai excellence l'influence, alchimie de l'unanimité. Se pavanant, les baraques des saltimbanques braquent sur le passant leurs yeux d'Argus, reflets de ceux de la foule, et déjà « purs miroirs », aux « clartés éternelles »2. L'hypothèse d'une critique baudelairienne de la représentation se vérifie ainsi au plus près du texte. Entre l'exception et la foule, la solitude et la multitude (« termes égaux et convertibles par le poète actif et fécond»3), entre l'image et l'imitation, ou entre le Beau concentré dans l'Idéal et les beautés vaporisées dans le nombre, partout Baudelaire éprouve et désigne la même interdépendance :



Que ce soit dans la nuit et dans la solitude.

Que ce soit dans la rue et dans la multitude,



Et que le poète oscille entre ces deux infinis de l'un et du multiple, de l'idole et de la violence, entre la distance et la fusion, c'est ce qu'indique la position du promeneur, qui ne manque « jamais », rapporte-t-il, de « passer la revue de toutes ces baraques ». Locution militaire, « passer la revue » signifie une maîtrise, un pouvoir d'examen, maintenus devant la dispersion qui les menace. Il convient de rapprocher cette locution des formules, dans « Les Foules », où s'exprime semblablement l'autonomie personnelle au creux de la tentation grégaire : « jouir de la foule est un art », le poète « peut à sa guise » être lui-même et autrui, il entre « quand il veut » dans le personnage de chacun5. C'est dans la mesure où il occupe cette position intermédiaire entre l'illusion d'une souveraineté et l'ivresse d'une dissipation, que le narrateur-poète accède à la pensée qu'il livre. Pensée interrogatrice, qui demande au lecteur de demander avec elle - et ce seront désormais nos questions dans cette exégèse - : quelle est la fonction de la dépense, quelle est l'origine de la représentation, et quel est le rôle ou le devoir du poète devant la foule ? Pensée en tout cas soucieuse de « vérité », comme dit le quatrième paragraphe.



2. La vérité et les images



Elles se faisaient, en vérité, une concurrence formidable : elles piaillaient, beuglaient, hurlaient. C'était un mélange de cris, de détonations de cuivre et d'explosions de fusées. Les queues-rouges et les Jocrisses convulsaient les traits de leurs visages basanés, racornis par le vent, la pluie et le soleil; ils lançaient, avec l'aplomb des comédiens sûrs de leurs effets, des bons mots et des plaisanteries d'un comique solide et lourd comme celui de Molière. Les Hercules, fiers de l'énormité de leurs membres, sans front et sans crâne, comme les orangs-outangs, se prélassaient majestueusement sous les maillots lavés la veille pour la circonstance. Les danseuses, belles comme des fées ou des princesses, sautaient et cabriolaient sous le feu des lanternes qui remplissaient leurs jupes d'étincelles.



« En vérité », donc. Est-ce ici un autre écho de l'Evangile, après « En ces jours-là », un autre indice d'un regard qu'on dirait innocent ? Faut-il entendre ici la voix de la charité, comme relation à autrui interprétant le désir et ses images? L'insouciance du jubilé recèle, en vérité, une « concurrence formidable ». Autrement dit le sacré, la fête - et la Beauté - dissimulent une bataille qui les nourrit. Recouvrant ce qui les fonde, cachant ce qui les permet

- comme la Beauté qui est un masque -, la fête et l'art, et, si l'on en croit « Le Joueur généreux », la philosophie, ont même origine dans la violence et même fatalité, occulter cette violence1. Les baraques des saltimbanques, théâtres mobilisant les désirs et les distrayant de la vérité, ont le pouvoir de Formido, déesse de la crainte : formidables au sens fort, elles éveillent l'effroi sacré, terreur et enchantement mêlés. Le poète, celui qui frôle la foule sans s'y fondre, suggère le fondement du rituel. Si la concurrence

- mobile de l'économie et de la dépense - est formidable, c'est parce que l'extase qu'elle suscite trahit la rivalité, les désirs identiques, la lutte universelle. Le réseau des inversions festives, en se démultipliant désigne sa structure unique, sa vérité. Après le renversement du peuple et des artistes, et après la réduction des singularités au tourbillon des spectateurs, voici le dernier mot de ce tumulte, de cet oubli : les saltimbanques eux-mêmes, comme l'homme du monde venu les voir, perdent leurs différences dans la furie et la fumée, ils ne se distinguent ni entre eux ni de leurs admirateurs. C'est pourquoi du premier au quatrième paragraphe, les dénominations de ces artistes ont changé. Au début du texte le narrateur fait le départ entre les prêtres du rituel, il spécifie : faiseurs de tours, montreurs d'animaux, boutiquiers ambulants, chacun a sa forme ou son art particulier. Puis il recourt au terme général, les baraques, qui enveloppe dans leur seule fonction de représentation ces distinctions relatives. Enfin au quatrième paragraphe c'est le « mélange », les « explosions », c'est l'ultime tohu-bohu de la concurrence.

Que celle-ci soit redoutable, un péril pour la communauté, Baudelaire en est conscient, qui la décrit comme une guerre. « Elles piaillaient, beuglaient, hurlaient », dit-il de ces baraques que leur rivalité enfièvre : elles perdaient leur forme socialisée et régressaient, artistes au plus nocturne de leur alchimie, vers une sauvagerie originaire. Piaillements, beuglements, hurlements dans la douleur : la fête moderne reconduit le peuple à son enfance, dans l'animalité monstrueuse. Telles sont à la fois l'apocalypse, horizon constant de la pensée de Baudelaire, et la naissance de l'histoire. Ou comme dit « Le Joueur généreux », qui les articule l'une à l'autre et toutes deux à cette consumation, telles sont la « création » et la « future destruction » de l'univers '. Relisons dans cette perspective un fracassant projet de poème en prose :



Le canon tonne..... Les membres volent,.....des gémissements de victimes et des hurlements de sacrificateurs se font entendre......C'est l'Humanité qui cherche le bonheur.



Ce fragment précédé des mentions : « Poèmes en Prose » / (Pour la guerre CivilE) », reçoit la ponctuation ici reproduite : suspension du discours notionnel par l'écoute - terrifiée mais fascinée - du bruit de fond originel, de la violence créatrice. Les « détonations de cuivre », les « explosions de fusées », dans la liesse qui va finir, équivalent à ces hurlements de sacrificateurs : l'apocalypse et la genèse sont analogues. Le poète entend l'horreur commune à la horde qui s'hominise et à l'humanité qui s'animalise3. « Le Vieux Saltimbanque » développe ce thème régulièrement esquissé dans d'autres poèmes en prose. « Un plaisant » et « Le Crépuscule du soir », par exemple, produisent ces mêmes images de l'explosion, du cri et des fusées, interprétant le phénomène par lequel une société, dans la même violence, naît et meurt. « C'était l'explosion du nouvel an : chaos de boue et de neige », dit « Un plaisant » ; et « Le Crépuscule du soir » esthétise ce désastre : « scintillement des étoiles, explosions des lanternes, vous êtes le feu d'artifice de la déesse Liberté ! »4. Quand vacillent les différences au premier jour d'une année, d'une République, et plus généralement d'une société, lors d'une occasion où l'origine remonte, Baudelaire observe et se souvient, découvrant au-dehors comme au-dedans de lui le vacarme des peuples au seuil d'un sacrifice - à la recherche du bonheur.

Mais voici les queues-rouges. Jocrisses, Hercules, danseuses, les charmes de la fête, les demi-dieux du sacré. La confusion engendre de nouvelles différences et de nouvelles images, comme par magie. Les explosions de fusées illuminent brutalement, sur fond opaque, les saltimbanques soudain métamorphosés, méconnaissables. Les vrais « visages » ont disparu avec l'ordre qu'a renversé la fête, et ce sont dorénavant des « convulsions », des travestissements et des masques. Mais ceux-ci rétablissent, et c'est l'enchantement, un ordre second, sur les cendres des hiérarchies profanes. Ainsi travaillent le rite et sa dépouille moderne. L'effet de la cérémonie religieuse réapparaît intact au temps des sociétés laïques : après avoir confondu les distinctions ordinaires, le jubilé reproduit des hiérarchies, reconstitue de nouvelles formes. Il n'y a plus, dans ce tumulte, de montreurs d'animaux ni de boutiquiers ambulants, mais il y a, entrevus et grandis dans les éclairs, des « Jocrisses » stupéfiants, des « Hercules » formidables : des images et des idoles. En ce moment d'idéalisation spectaculaire, de recomposition des symboles à partir du chaos, l'oubli collectif est absolu. La beauté des danseuses, le prestige des Jocrisses, l'énormité des Hercules, épiphanies ravissantes du débordement festif, cachent la réalité de la compétition, du commerce et des commerçants. La violence de la rivalité pour le profit transfigure les rivaux, les convertit en transcendances inaccessibles, et s'ignore comme telle, dans l'enchantement ainsi opéré. « Les méprises relatives aux visages sont le résultat de l'éclipsé de l'image réelle par l'hallucination qui en tire sa naissance » '.



Sauf que le poète - seul parmi la foule à révéler ce qu'elle reflète2, longeant les baraques sans céder à leur prestige, seul à ne pas oublier la vérité - désigne cette recomposition, dénonce cette illusion et cet oubli : il dégage les dessous de la magie, analogues à ceux de la poésie. Derrière les grimaces des Jocrisses, regardons avec lui les visages : « basanés, racornis » - visages durcis par les errances aux marges de la communauté, et sombres comme ceux des étrangers que les religions de toujours identifient à la menace divine, mais visages, donc, que le poète voudrait aimer tels qu'ils sont, sans les rêver : d'hommes simplement fatigués « par le vent, la pluie et le soleil ». Semblablement les Hercules, géants vénérés par la foule où toute énormité fleurit comme une fleur ', sont montrés « sans front et sans crâne, comme les orangs-outangs » : naturels, matériels, on ne peut plus éloignés de cette beauté supérieure que le peuple aveuglé leur envie. Le narrateur désamorce dès qu'il l'aperçoit la sacralisation des saltimbanques. Les « maillots » de ces lutteurs, note-t-il, ont été « lavés la veille pour la circonstance » : ce détail trivial dégonfle l'illusion collective en rappelant sous la merveille ce qu'elle occulte - la finitude ordinaire, le procédé des vendeurs ayant tout bonnement le sens du commerce. Quant aux danseuses, évidemment représentatives des images de la poésie2, elles sont « belles comme des fées ou des princesses », dans la vision étourdie du désir. Mais elles « cabriolent », ajoute le poète : elles jaillissent d'un cheval qui les porte, leur légèreté se détache d'une bête dont elles dépendent, leur vivacité et leur grâce procèdent d'une masse obscure que la fascination ne sait pas voir. Les ronds de piste de ce cheval oublié imitent le va-et-vient de la vie et de la mort, de la société et du chaos, de l'armistice et de la guerre. Cabriolant, la danseuse, telle la belle de la bête, n'est merveilleuse que par celle-ci, dans l'oubli qu'elle dispense. De même les images de la poésie naissent-elles de la violence ? Et ne sont-elles « belles » que par ce vertige, oubli d'un cheval nocturne ? Le peuple de Paris devant ses danseuses, tel le rêveur de « L'Irréparable » devant « l'Etre aux ailes de gaze », ou le hachis-chin devant sa fantasmagorie « semblable à une danseuse habile»3, c'est en vérité la tribu devant ses héros mythiques, comme l'écrivain devant ses métaphores. « Cela fait », dit Baudelaire dans une lettre sur un de ses poèmes, « un joli feu d'artifice de monstruosités » 4. Les danseuses sont des mythes, sont des poèmes. Nulle différence significative, d'après « Le Vieux Saltimbanque », entre les transfigurations socialement subies et celles de la poésie, individuellement cultivées. Ici et là, la même sacralisation d'une image s'ancre au même oubli d'une rivalité violente - du cheval de la mort qui tourne. De sorte que les « étincelles » sur les jupes des danseuses - disons : les images poétiques - sont encore une comédie, une imitation, reflétant la lutte et la contention universelles. La poésie n'est-elle, pour le poète du Spleen de Paris, qu' « une de ces robes étranges de danseuses » qui étincelle dans « Le Crépuscule du soir »5 - qui jaillit, mais retombe, dans le déclin du symbolisme occidental, ce que Nietzsche nommera, peu après, le Crépuscule des Idoles ?



Tout n'était que lumière, poussière, cris, joie, tumulte; les uns dépensaient, les autres gagnaient, les uns et les autres également joyeux. Les enfants se suspendaient aux jupons de leurs mères pour obtenir quelque bâton de sucre, ou montaient sur les épaules de leurs pères pour mieux voir un escamoteur éblouissant comme un dieu. Et partout circulait, dominant tous les parfums, une odeur de friture qui était comme l'encens de cette fête.



Rien dans ces lignes qui ne soit lisible à la lumière des paragraphes précédents qu'elles reprennent et précisent. L'extrême rigueur de la recherche de Baudelaire et sa préoccupation d'ailleurs ironique et sans illusion, d'initier son lecteur à son « amer savoir », expliquent ces reprises des mêmes configurations d'un moment à l'autre du poème, comme d'un poème à l'autre du recueil. La perspective selon laquelle lire Baudelaire est partout présente dans son texte. « Les enfants se suspendaient aux jupons de leurs mères », écrit-il, « pour obtenir quelque bâton de sucre ». Nul doute qu'une situation qu'on nomme aujourd'hui odipienne détermine ici le texte. Mais le poète postule que cette situation n'est que relative, seconde, elle-même issue d'une nuit première, de la guerre. Ce bâton de sucre, comme la « friandise » que se disputent les enfants du « Gâteau », est une hyperbole ; c'est la transfiguration du « bâton », dans « La Femme sauvage et la petite-maîtresse », qui « n'est pas un bâton de comédie », avec lequel l'homme martyrise sa femme ' : il s'agit d'une arme, en dépit de l'armistice, produite par la violence et la reproduisant, en somme il s'agit d'une fable, qui déguise et maintient en elle l'arme dont elle est issue. La fête selon Baudelaire n'est pas le retour d'un refoulé contre une loi paternelle, elle est le recommencement du chaos (« lumière, poussière, cris, joie, tumulte »), le retour de la lutte entre désirs égalisateurs (« les uns dépensaient, les autres gagnaient, les uns et les autres également joyeux »). Les enfants, poursuit le narrateur, « montaient sur les épaules de leurs pères ». Les concepts d'identification de l'enfant au père, et d'écart maintenu entre l'insuffisance du fils et la souveraineté du père, ne permettent pas de lire cette scène. Celle-ci évoque un renversement des positions familiales, signifiant que les hiérarchies entre les êtres ne sont pas substantielles. Sur les épaules de son père, l'enfant est aussi haut et aussi grand que celui-ci. Termes égaux et convertibles pour un poète averti de ce qui produit les différences - la rivalité formidable -, enfant et père, symétriques et interchangeables, sont des frères, des semblables. Remarquons les pluriels, « leurs mères », puis « leurs pères », qui suggèrent l'indifférence fondamentale : comme si chaque enfant avait plusieurs mères, c'est-à-dire aucune, comme si les mères ne reconnaissaient pas leurs enfants, n'en avaient pas. Désordre, en effet, ou enfer, telle est sous le bonheur apparent la liesse : où la famille vole en éclats.

Or l'enfant voit ceci : « un escamoteur éblouissant comme un dieu ». Autrement dit, une image, aveuglant sur la vérité et dissimulant ce dont elle tire sa puissance d'image. Il voit une transcendance illusoire escamotant ce qui l'exalte, cachant son immanence comme un héros de la violence. Une paix magique camouflant qu'elle pactise avec la guerre, tel le sanglant « pacte des villes » que Vigny avait montré '. Une fête refoulant ses sacrifices constitutifs, un armistice celant ses armes. L'enfant voit, disons, la Différence sacrée, d'où rayonnent les demi-dieux alentour, d'un rayon ravissant leur nuit.

Au terme de la première partie du « Vieux Saltimbanque », le poète n'a-t-il pas rassemblé les éléments suffisants pour une compréhension cohérente de l'histoire religieuse, sociale, et du fait esthétique ? Il faut le croire, et qu'ainsi la poésie de ce poème est une connaissance. Sauf qu'il manque - en vérité - le pivot de cette crise festive et polémique, et qui révélera en son fond l'hypocrisie de la contingence culturelle. La seconde partie va désigner ce résidu manquant : un vieux saltimbanque - autrui -, la victime. La clairvoyance de Baudelaire nous paraîtra immense, que nous expliquerons en partie par son remords, lui-même cette forme prise, en lui, par la proposition de la charité, dont il a fait dans sa vie l'expérience et qui travaille toujours, même si ambiguë, dans son entreprise de poésie. La dernière phrase du cinquième paragraphe n'évoque-t-elle pas cet autre feu, dans l'image de « l'encens », dominant les ivresses de notre fête atroce ?



3. La victime, les bourreaux, et le complice



Au bout, à l'extrême bout de la rangée de baraques, comme si, honteux, il s'était exilé lui-même de toutes ces splendeurs, je vis un pauvre saltimbanque, voûté, caduc, décrépit, une ruine d'homme, adossé contre un des poteaux de sa cahute ; une cahute plus misérable que celle du sauvage le plus abruti, et dont deux bouts de chandelles, coulants et fumants, éclairaient trop bien encore la détresse.

Partout la joie, le gain, la débauche; partout la certitude du pain pour les lendemains; partout l'explosion frénétique de la vitalité. Ici la misère absolue, la misère affublée, pour comble d'horreur, de haillons comiques, où la nécessité, bien plus que l'art, avait introduit le contraste. Il ne riait pas, le misérable! Il ne pleurait pas, il ne dansait pas, il ne gesticulait pas, il ne criait pas ; il ne chantait aucune chanson, ni gaie ni lamentable, il n'implorait pas. Il était muet et immobile. Il avait renoncé, il avait abdiqué. Sa destinée était faite.



Ces deux paragraphes sont les plus beaux. A la fin du poème Baudelaire ne se tiendra pas à la hauteur de son savoir, mais dans ces lignes sa lucidité et sa passion s'enflamment.

« Au bout », répond et s'oppose à « partout » du début du texte. De plus « partout » est le premier mot du deuxième paragraphe cité dans lequel il apparaît trois fois et s'oppose à « ici ». Les Parisiens sont sortis de chez eux, et s'ébaudissent, mais un homme, « voûté, caduc, décrépit », est sorti de la fête. Le partout de la dispersion heureuse se heurte en Baudelaire à cet au bout de la solitude tragique, à cet ici évacué, jeté par la marée humaine. Le vieux saltimbanque est à la foule ce que 1' « oublié » des « Dons des fées » est à la grande assemblée instauratrice des hiérarchies entre les hommes '. Une grande majorité des poèmes du Spleen de Paris a pour ambition de ramener au souvenir cet impensé de toute mémoire humaine. Poésie, fille de mémoire, rappelle autrui.

« A l'extrême bout de la rangée de baraques ». On entend dans le mot « rangée » les connotations militaires que l'expression « passer la revue » a suggérées dans la première partie. La foule vue par Baudelaire, comme l'étymologie l'indique, c'est ce qui presse l'un quelconque de ses participants, ce qui foule aux pieds un invisible innocent, ce qui refoule, « à l'extrême bout », la victime et le savoir qu'existe une victime. La rangée de baraques a l'aspect d'un peloton d'exécution. A côté d'elle, relégué par elle, voici le saltimbanque : « adossé contre un des poteaux de sa cahute ». Etre au bout, on devine que c'est avoir été bouté - frappé, poussé - dans la bousculade de la foule comme sous les coups d'un boutoir. La bataille de la fête laisse derrière elle « une ruine d'homme » : ce misérable ruiné est la victime du rite en ruine. Sa « détresse » est de « circonstance » : celle de qui se voit entouré, serré par les autres se tenant en cercle autour de lui. Ainsi se dégage la structure anthropologique informant les thèmes de la célébration collective : celle-ci n'a lieu qu'aux dépens d'un individu séparé .

« Je vis un pauvre saltimbanque ». Ce voir de la connaissance se distingue du voir, dans le précédent paragraphe, des enfants rêveurs. Celui-ci s'enchantait d'un dieu quand il n'y avait qu'un escamoteur; celui-là rencontre la personne réelle, qui souffre, derrière les fastes de la dépense. Deux modalités de la perception se succèdent ici et s'affrontent, la seconde compromettant et expliquant la première. Le regard qu'il faut dire d'amour déterre sous le dieu mythique un illusionniste, et dans l'oil enfantin une avidité leurrée : parce qu'il voit à l'extrême bout de la foule - de bout en bout de l'histoire humaine - l'éternel méconnu de la fête, l'oublié de l'imagination collective, un « abruti », un « sauvage », une victime muette. Le projet de poème cité plus haut retentit dans sa profondeur : « des gémissements de victimes et des hurlements de sacrificateurs se font entendre... C'est l'Humanité qui cherche le bonheur » '. Dans « La Solitude », en termes analogues, Baudelaire pensant à Pascal s'épouvante des divertissements grégaires : de « tous ces affolés qui cherchent le bonheur dans le mouvement »2. La foule est folle, « frénétique », Kierkegaard l'assimile au mensonge. La compétition générale pour le bonheur ne sait pas qu'elle escamote un fond sinistre, qu'elle occulte une personne, comme le désir du dieu, dans le regard enfant, ignore l'escamoteur. Dire cet oubli, voir que la « vitalité » de tous repose sur la caducité d'un seul, c'est réveiller l'enfant qui rêve, et l'histoire, qui n'est qu'un enfant tyrannique.

Nous aurons tout à l'heure à comprendre que Baudelaire lui aussi, et par orgueil, déréalise le vieux saltimbanque, qu'il le traite comme les enfants leur escamoteur. Cependant l'enfièvrement de l'imagination et l'unanimité de la violence sont assez démontés, leur opération est comprise ; c'est là pour l'instant ce qui compte. Le vieux saltimbanque est l'expulsé qui réunit les expulseurs, il est autrui dont l'abolition permet la communion des autres. Cet exclu qui émeut la compassion de Baudelaire est l'inconnu - le dieu inconnu - aux dépens de qui se forment les mensonges et les idoles de la transfiguration collective. Ici la charité détermine le regard du poète, qui se porte sans malice sur cette victime, et qui disqualifie en son nom l'illusion du regard imaginatif. L'attention au premier venu, au pauvre que la foule a repoussé sans cause, s'oppose à la rêverie ascensionnelle, celle qui pousse les enfants à « monter » sur les épaules de leurs pères, celle qui sacrifie à sa soif d'infini ce vieillard dérisoire. Ou encore : la charité descendant jusqu'au plus humble et le rencontrant ici dans sa limite s'oppose au désir, lequel s'élève jusqu'aux splendeurs divertissantes des demi-dieux et des héros. La poésie, intuition spirituelle, repère sous le théâtre de la fête la « cahute » méprisée, sous l'art le « contraste » de la seule nécessité, et elle récuse les ensorcellements de l'écriture sociale, qui « affuble » la misère.

Le vieux saltimbanque, nié par la turbulence de tous, est le martyr symétrique et critique du triomphe des Hercules, « fiers », c'est-à-dire féroces. Admirant la force de ses héros, la foule ensauvagée oublie que cette force est sienne, exercée contre le premier venu. La convergence est triple, du désir, de la violence, et de la représentation oublieuse, dans cette sacralisation aveugle à ses propres lois. Et réciproquement ce qui conduit au saltimbanque, c'est la même convergence mais renversée : l'attention et la compassion, la rencontre d'autrui au moins un moment dans sa présence réelle, qui ne sont qu'un même élan démystificateur. On pense à Pascal : « Tout ce qui ne va point à la charité est figure » '. Quiconque ignore le saltimbanque et sa misère idolâtre férocement les Hercules.

Il y a donc une passion du saltimbanque, comme il y aura plus loin une imitation du saltimbanque. Le poteau de la baraque contre lequel la tourbe délirante le presse, métaphorise la croix où Jésus est mort. Les deux bouts de chandelles, « coulants et fumants », qui « éclairaient trop bien encore [sa] détresse », bâtissent dans sa cahute un autel votif. Même les « haillons comiques » dont son absolue tristesse est affublée renvoient au manteau de pourpre dont les soldats ont couvert le Christ avant sa mort.

On sait que le comique, selon De l'essence du rire, est une symbolique mise à mort, par les rieurs, de celui dont ils rient, et qu'il reproduit - « intimement lié à l'accident d'une chute ancienne »2 - la formation de l'unanimité aux dépens du sacrifié. « Généralement l'apanage des fous » (ici de la foulE), le rire selon Baudelaire « implique toujours plus ou moins d'ignorance et de faiblesse » (d'oublI), il « vient de l'idée de sa propre supériorité » (de l'illusion de sa différencE), et c'est pourquoi, l'innocence ne collaborant pas à la violence, « le Sage par excellence, le Verbe incarné, n'a jamais ri »3. Cette analyse recoupe les descriptions du « Vieux Saltimbanque ». Les queues-rouges et les Jocrisses « lançaient, avec l'aplomb des comédiens sûrs de leurs effets, des bons mots et des plaisanteries d'un comique solide et lourd comme celui de Molière » : ils martyrisaient celui contre qui ces plaisanteries fusaient, à la façon dont, dans « Un plaisant », le beau monsieur, « ganté, verni, cruellement cravaté », martyrise en riant le baudet innocent dans l'explosion du nouvel an". Baudelaire dit du saltimbanque aux haillons comiques ce qu'il pense du Verbe dans son essai sur le rire: «Il ne riait pas, le misérable! ». Entre les amuseurs et les amusés, le rapport est le même qu'entre l'art et le public, qui est de complicité contre la vérité du Verbe. Le Sage craint le rire selon De l'essence du rire, « comme il craint les spectacles mondains, la concupiscence »5 ; comme la charité augustinienne accuse les spectacles ; comme l'enseignement de la personne dément la frénésie collective ; comme le Verbe délivre le langage et l'accomplit.

Sauf que trancher ainsi, opposer les termes de cette façon - avec ce dolorisme, cette caritas sans joie, sans agapè ' -, fonde encore un dualisme et reconduit la vision fautive. Il y a dans « Le Vieux Saltimbanque », au plus près du mouvement d'amour devant le visage d'autrui méconnu par tous, la marque d'un prisme intellectuel qui dévie ce mouvement, le pli d'une crispation de l'esprit où se referme le sens, et cela dès ces deux paragraphes pourtant exemplaires. On verra plus loin qu'il en va de même dans « Le Mauvais Vitrier » : le cerveau prime sur le cour, le ressentiment biaise la compassion - un spectre va remplacer autrui.

Baudelaire, même s'il sait le mal, et pourquoi il le sait, et même s'il entend ce que lui indique et lui demande l'amour (non pas la « charité des ivrognes », qu'il dénonce chez le mangeur d'opium2, ni même la sienne au pessimisme indéfectiblE), Baudelaire toujours demeure en retrait de sa connaissance, toujours l'artiste, distant et distrait, et bientôt aphasique. Devant celui qui est simplement simple, devant autrui que la misère même maquille, son regard un moment compatissant ne suffit pas, et en vérité dévoie la compassion parce qu'il se fascine sur cette misère. Ce regard en effet est vision (c'est le mot du dernier paragraphe du poème, c'est l'expérience du hachischin et de l'opiomanE). Comme tel, il ne se distingue pas ou plutôt ne se délivre pas de la vision des enfants, de la foule, des rêveurs, il redevient identique à cette vision obnubilée qui voit des dieux à la place des escamoteurs. L'intuition baudelairienne repère, certes, l'éblouissant prestige des simulacres, mais c'est pour en dénier avec amertume, et tragiquement, le pouvoir. Son regard vise ainsi avec exagération sinon cynisme ces « haillons comiques », et s'acharne sur cette « misère absolue », éclairant avec colère ce qu'effaçait la vision enfantine, pour polémiquer rageusement avec cette dernière, et rétablissant par là un dualisme second, contraire mais identique à la frénésie de tous. Car toute vision est un spectacle, et tout spectacle un théâtre. Et quiconque seulement « voit » - enfant encore, ce rôdeur rêvant de ruiner le rêve - rebâtit des images qu'il substitue à l'existant.

Baudelaire a beau comprendre la fatalité du langage, sa faute, qui est de recrucifier le Verbe en oubliant autrui, il n'en reste pas moins habité par son langage, par sa passion, primitive, de dénier ce qui est en accablant les autres, pour recomposer contre eux sa propre fiction. Le vieux saltimbanque signifiait l'origine de l'hypocrisie culturelle, et que la charité donne le sens, et il sollicitait celle-ci pour qu'elle fonde sur l'innocence reconnue, au lieu de s'attarder, artistement, aux haillons, à la misère, à la cahute, dans une sombre délectation ou le rictus d'une vengeance. Mais cette proposition, cette nudité, menaçaient en Baudelaire l'artiste, le moi mythique, celui qui vit de significations héroïques, dont se protège et s'exalte son orgueil. Aussi ce rôdeur, malgré l'intensité de sa vision ou plutôt à cause d'elle, va-t-il passer à côté du saltimbanque, lui comme tous, sans le reconnaître. Parce qu'il le voit, il ne l'aime pas. Le saltimbanque du récit n'est pas le pauvre quelconque, autrui, le premier venu que l'agapè rencontre. L'artiste (l'artiste en BaudelairE) va spiritualiser la souffrance de l'exclu, en accentuer les contours et l'utiliser à son profit.

Notons d'abord que le saltimbanque, analogue au Christ en ce qu'il ne rit pas, néanmoins s'en distingue au moins sur un point. Le Dieu incarné, selon De l'essence du rire, « a même connu les pleurs » ' ; au contraire cette victime « ne pleurait pas ». Minime différence, mais significative. Plus loin le narrateur se dira « offusqué par ces larmes rebelles qui ne veulent pas tomber ». N'y a-t-il pas sous cette indignation plus de pitié que d'amour, plus d'envie de se saisir, soi-même, dans l'autre, en se saisissant de l'autre, que de vraie compassion ? Ce dernier orgueil que le narrateur prête au saltimbanque déréalise celui-ci, l'esthétise, on dirait déjà un héros incompris. Relisons la phrase du milieu du texte :



Au bout, à l'extrême bout de la rangée de baraques, comme si, honteux, il s'était exilé lui-même de toutes ces splendeurs [...].



Voilà le type du réprouvé tel que l'invente l'imagination romantique : non plus le Christ, mais un dieu honteux, un rebelle impuissant que fascinent les splendeurs qui l'accablent, et qui ne s'exclut d'elles que par ressentiment. Redoutable, dans cette phrase, l'ambiguïté de la locution « comme si ». Croire que le saltimbanque s'est exilé lui-même, ce serait emprunter ou subir la représentation de la foule, en accusant la victime du mal dont la foule est coupable. Préciser, au contraire, que tout se passe comme si le mal reposait sur l'expulsé, c'est dire cette représentation, donc s'en dégager, et c'est accéder à la connaissance de la victime en comprenant que son exil, sans consentement, est à la charge des expulseurs. Baudelaire, on n'en peut douter, interprète la persécution, se délivre de la vision inhérente à celle-ci, approche la présence sous les masques. - Mais voilà, ultime contradiction, déchirement sans recours : les masques sont superbes, et les fictions enchantent, alors que la présence est nue. L'interprétation du mal, quelque lucide qu'elle soit, ne peut rien contre la détermination artiste : et le poids d'un « comme si » ne déportera pas le fléau du langage. Baudelaire, donc, préfère la représentation de la foule, lors même qu'il en désigne les mensonges. La « honte » du saltimbanque, en vérité, n'est-elle que l'alibi que les sacrificateurs se donnent pour s'innocenter ? - qu'importe ! puisque le moi mythique y retrouve son image. Et l'exil n'est-il prétendu volontaire que par l'illusion de ceux qui exilent leur frère, leur semblable? - qu'importe ! puisque le moi rêveur se sent, et se veut, pareillement exilé. La dépossession de Baudelaire est sans fond : il ne croit pas au leurre de la vision violente, mais il n'a pas la force de croire au vrai de sa compassion. Un an après « Le Vieux Saltimbanque », la contradiction est dite, le mal se resserre sur les mots crispés de « L'Examen de minuit » :



- Aujourd'hui, date fatidique.

Vendredi, treize, nous avons,

Malgré tout ce que nous savons,

Mené le train d'un hérétique.



Nous avons blasphémé Jésus,

Des Dieux le plus incontestable !

Comme un parasite à la table

De quelque monstrueux Crésus,

Nous avons, pour plaire à la brute,

Digne vassale des Démons,

Insulté ce que nous aimons

Et flatté ce qui nous rebute ;



La charité conduisant à la personne, et qui pouvait sauver, se grève du désir discriminateur, qui collabore au mal collectif. L'individu quelconque, l'inconnu à l'écart de la foule, en ce jour de liesse dont le poète s'exclut, est alourdi, trahi par ce saltimbanque imaginaire, stylisé, par cette « légende » exténuant « l'histoire » (les deux mots des « Fenêtres »2), par cette allégorie, tristement, de la malédiction de l'artiste. Si Baudelaire se tourne électivement, rancour et jubilation mêlées, vers la « ruine d'homme », victime parfaite aux souffrances de laquelle il lui plaît de s'identifier, c'est au fond pour se détourner d'autrui et se contempler lui-même : « Ruines! ma famille! », dit « Les Petites Vieilles »3. L'attention accordée à la misère ne l'est pas par amour du pauvre, mais par haine des riches, et loin d'approcher la personne pour lui parler, elle l'emploie. Le saltimbanque est choisi, non pas rencontré, pour le morne plaisir de dénoncer ses persécuteurs, non pour lui-même.

Il est le prétexte servant à accuser ses accusateurs, l'humiliation idéale que la mauvaise foi utilise pour humilier la mauvaise foi de ceux qui humilient.

Pharisaïsme, cercle sans fin d'une mauvaise polémique. Aussi le style procède par contrastes accusés. Au partout de la multitude, on l'a vu, s'oppose l'ici de la solitude ; mais également au « gain » : la « nécessité » ; à la « certitude du pain » : la « misère absolue » ; à « l'explosion frénétique » : « il ne gesticulait pas » ; à la « vitalité » : « il était muet et immobile » ; et aux lendemains dont jouira la foule coupable, répond l'orgueil d'une mort idéalisée : « Sa destinée était faite ». Aucune adhésion en profondeur, de ce rôdeur à ce premier venu. De l'exclu Baudelaire refait un mythe, par lequel il juge les juges, expulse les expulseurs. La cascade de négation du deuxième paragraphe cité signifie que le saltimbanque - autrui - est aboli, vidé de sa réalité personnelle, ne survivant désormais, idéalement, que par ce qu'il permet de refuser : pour que de ce vide rayonne l'irréelle plénitude de l'artiste, de ce Néant l'Etre fictif du créateur.



4. L'hystérie et la fin



Mais quel regard profond, inoubliable, il promenait sur la foule et les lumières, dont le flot mouvant s'arrêtait à quelques pas de sa répulsive misère ! Je sentis ma gorge serrée par la main terrible de l'hystérie, et il me sembla que mes regards étaient offusqués par ces larmes rebelles qui ne veulent pas tomber.



Ces deux phrases signent l'échec du poète, son recul devant lui-même. Pour comprendre ce dont il s'agit, rassemblons les éléments du savoir et du mensonge, de la charité et du désir.

Une foule unanime persécute un saltimbanque et méconnaît qu'elle le fait en divinisant d'ordinaires escamoteurs. Indifférencia-trice puis indifférenciée, elle s'enchante ainsi d'une mythologie précaire. Si dans le récit la victime n'est pas celle que la foule idolâtre, c'est parce que ce récit n'est pas dupe de la procédure qu'il pense. Mais en sacralisant d'autres saltimbanques que celui qu'elle exclut, la foule les méconnaît aussi, oublie leur contingence de simples commerçants, lapide leur finitude. Ces escamoteurs sont également des victimes de la fièvre, mais victimes acceptant d'être victimes, bénéficiant de la fascination collective, et qui adhèrent à la vision unanime, à l'ignorance d'un vieux saltimbanque, là-bas, que seul aperçoit quelqu'un qui rôde - le poète. Lequel ne pourrait critiquer de cette façon les transfigurations - artiste, il est celui qui en vit - si ne l'éclairai t malgré lui, selon une fidélité inouïe au meilleur de lui-même, une lumière d'incarnation, celle de la charité. Et en effet ce saltimbanque est Jésus crucifié sur un « poteau ». Penser cela et le dire, c'est reconnaître en l'exclu non pas une victime expiatoire fondant délibérément la possibilité sociale, mais un homme quelconque, autrui, un premier venu que le hasard du tumulte a jeté hors de ce monde, hors de cette violence. Quittant la vision unanime, le rôdeur comprend ce que lui dit son remords : que la vérité viendra de l'existant (« Des Dieux le plus incontestables »), de cet innocent-là simplement là, de ce saltimbanque.

En ce point de son génie qui n'est que l'amour, Baudelaire est, disons, chrétien, d'un christianisme improbable. Le vrai Dieu le voici, une petite vieille, une passante, un saltimbanque, n'importe qui libérant des mirages du sacré, du rêve, de la dissimulation. Pourtant en ce même point, Baudelaire réinvestit la vision qu'il défait, il réaffirme ce qu'il nie, censure la vérité quand il l'énonce. Car il élit le saltimbanque contre la foule, comme la petite vieille contre la jeunesse, de sorte qu'il sacrifie à son tour, en exaltant au profit de sa haine la misère d'une victime, au profit de sa poétique du malheur les apparences d'un malheureux. Si donc le fait social repose sur l'expulsion d'un saltimbanque, de même le fait poétique repose sur l'expulsion du fait social. L'opération de la poésie ' est structurellement identique aux opérations collectives. La foule sacralise un escamoteur en accablant un saltimbanque, de même le poète sacralise un saltimbanque en accablant une foule. Le rôdeur et la foule - ou bien : le poétique et le social -, ce sont deux semblables symétriques, deux doubles. Dans le regard baudelairien redevenu le même que celui des enfants sur leurs Hercules, le premier venu cesse d'être ce qu'il est, autrui devient un Autre, et le voici employé, idéalisé par l'écriture, antihéros pour un orgueil romantique, anti-Hercule pour une mélancolie qui se préfère.



Comment peut-on simultanément quitter et habiter le mal, déconstruire et construire le rêve, simultanément dévoiler et masquer la présence ? Baudelaire sur la pointe de cette aporie qui aura été toute sa vie malheureuse ne le peut pas, et cette impossibilité se nomme, dans le texte, hystérie. « Je sentis ma gorge serrée par la main terrible de l'hystérie ». La main qui prend la gorge, « le vent de l'aile de l'imbécillité »2, plus tard l'aphasie : c'est toujours ce même témoignage de Baudelaire, ce recouvrement, en lui, de l'innocence par la violence. Entre les images de cette dernière et la vérité de l'amour, l'incompatibilité n'est que théorique, l'hésitation est notre histoire depuis vingt siècles. Cette hystérie qui bientôt emportera le poète dans sa nuit belge chiffre notre culture. Que la personne quelconque soit l'origine du vrai, c'est là la « bonne nouvelle » que parodie « La Chambre double » '. Au contraire l'idéalisation noire d'un saltimbanque par haine impuissante des autres, telle est, renouvelée en poésie, l'idolâtrie du sacré. La collusion paradoxale, déchirante, de ces deux propositions théoriquement inconciliables, c'est l'hystérie baudelairienne.

« J'ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur », dit la note du 23 janvier 1862. Les « larmes rebell

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Charles Baudelaire
(1821 - 1867)
 
  Charles Baudelaire - Portrait  
 
Portrait de Charles Baudelaire

Biographie

Charles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br

RepÈres biographiques


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