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Le Mal - DUELLUM


Poésie / Poémes d'Charles Baudelaire





Le conflit de l'esthétique et de l'éthique travaille le poème et contribue à en déterminer les formes dans la mesure où il reconduit un conflit fondamental, antérieur au poème, celui du moi et de l'autre. Il faut régresser maintenant en deçà des tentations contradictoires de la poétique baudelairienne, jusqu'à cette situation qui les suscite. En deçà du blasphème, jusqu'à la violence, en deçà de la Beauté, jusqu'au meurtre fondateur. Rassemblons quelques poèmes actualisant la guerre originelle.

« Duellum » est parmi les poèmes des Fleurs du Mal, disons, le plus ancien. Non pas chronologiquement (publié en 1858, il ne figure pas dans la première édition du livre et dut être écrit après ellE) mais poétiquement : le plus proche des fondements conflictuels de l'ouvre, le plus fidèle à sa violence constitutive, et, en acte autant qu'en forme, la lutte d'où le langage procède.



Deux guerriers ont couru l'un sur l'autre ; leurs armes

Ont éclaboussé l'air de lueurs et de sang.

Ces jeux, ces cliquetis du fer sont les vacarmes

D'une jeunesse en proie à l'amour vagissant.



Les glaives sont brisés ! comme notre jeunesse,

Ma chère ! Mais les dents, les ongles acérés,

Vengent bientôt l'épée et la dague traîtresse.



- O fureur des cours mûrs par l'amour ulcérés !

Dans le ravin hanté des chats-pards et des onces

Nos héros, s'étreignant méchamment, ont roulé,

Et leur peau fleurira l'aridité des ronces.



- Ce gouffre, c'est l'enfer, de nos amis peuplé !

Roulons-y sans remords, amazone inhumaine.

Afin d'éterniser l'ardeur de notre haine!



Nervosité de la diction, cruauté dans l'élégance, le ton de Baudelaire irradie sombre dans ce sonnet « hanté » comme le ravin qu'il nomme. « Duellum », le titre, est le premier indice de cette hantise. D'une part le mot n'est pas français : il n'y a pas de mot dans la langue pour désigner ce qu'il désigne, la chose qu'il nomme est innommable. Le mot signifie « guerre », « combat », et il est l'étymon de « duel ». On aurait tort de le traduire : son réfèrent outrepasse les signes, et un mot étranger peut suggérer ce surcroît de l'expérience par rapport au langage. D'autre part le mot est un archaïsme (le latin classique emploie « bellum ») : il n'est de guerre qui ne soit un duel, le duel est le principe actif de la guerre, et le poème va définir ce signe ancien, remonter en amont de la langue vers des choses oubliées. Connaissance précédant les savoirs, anamnèse plus vieille que les souvenirs : la poésie descend dans le « ravin » de l'esprit, où les mots commencent, où continue la plus vieille lutte.

Mais la connaissance poétique n'a pas la tranquille objectivité d'une science du général, elle fait subjectivement ce qu'elle recherche. La guerre qu'elle découvre, elle la déclare. C'est l'autre explication du ton de Baudelaire dans ce sonnet : que le récit du duel se produit comme un duel. D'où les hésitations du poète entre les trois versions du sonnet, plaçant des tirets, chaque fois différemment, à l'ouverture de certains vers '. Ces signes dénonciation signifient que le récit est un drame (la subjectivité du narrateur y intervient comme acteuR) et que ce drame cherche d'une version à l'autre, sans la trouver, une forme de dialogue (le narrateur y appelle un interlocuteur : « ma chère »). Autrui est simultanément destinataire du poème, personnage du récit, combattant du drame, et sujet du dialogue impossible. Mais aucune des trois versions ne distribue les tirets de façon satisfaisante, et le poète peut bien les modifier, il ne peut faire que ses propositions forment un échange. Quelle relation s'établit donc, dans ce sonnet, entre la connaissance d'une lutte fondamentale et la communication verbale, entre le duel et le débat ?



1. Le récit de la violence



Un récit commence dont les premiers verbes sont au passé composé : deux guerriers « ont couru » l'un sur l'autre, leurs armes « Ont éclaboussé » l'air. C'est qu'il y a un retard du récit sur l'événement, même si celui-ci retentit présentement sur celui-là.

Accomplie, la course n'est désormais perceptible que dans ses résultats présents, nommés au vers 3 : « Ces jeux, ces cliquetis du fer ». Les passés composés indiquent que le duel, toujours déjà commencé avant que le récit ne commence, a une origine insitua-ble et des conséquences actuelles. Passée, la course originelle est une énigme que la narration ne résout pas. Depuis quand, cette course, et pourquoi ? Et qui sont ces « Deux guerriers » ? Indétermination du lieu et de l'heure : ce duel est de partout et de toujours. Indétermination des combattants : ils sont l'homme essentiel et tous les hommes. Le récit est un mythe (ses personnages, au vers 10, sont des « héros »), mais d'aucune culture particulière; un mythe si proche du drame rapporté qu'il n'en différencie pas les circonstances : renonciation est contemporaine du heurt consécutif à la course. Les compléments du deuxième verbe permettent de préciser le rapport temporel du récit au drame, à quel moment de celui-ci intervient celui-là. Les armes des combattants, déjà, ont éclaboussé l'air : le choc des armes venu après la course précède la narration, laquelle commence aux premières « lueurs », au premier « sang », qui en résultent (v. 2). Eclairs des fers et taches rouges : c'est de cette apparition du sang que renonciation est contemporaine. Le récit commence à l'instant critique où le heurt se fait spectacle, où le duel est un tableau. Si le drame a sa source inconnue dans une antériorité énigmatique, le mythe qui le relate est simultané à son moment de crise, et cette dernière est belle. Lueurs et sang, en éclaboussures à l'instant apparues, encore fraîches sur les corps acharnés, cette image - on dirait un Delacroix qui jaillit sous le pinceau ardent - rappelle le regard « infernal et divin » de la Beauté : « Rythme, parfum, lueur»1. La crise enchante le narrateur qui la contemple et s'y éveille, à la Beauté de laquelle il doit sa narration. L'instant inaugural de renonciation, c'est dans l'histoire du combat celui du déchirement des corps, quand le sang répandu illumine la scène du drame, qui ne cessera plus.

Le récit continue dans le premier quatrain avec un verbe au présent : « Ces jeux, ces cliquetis du fer sont les vacarmes ». La narration est ici contemporaine des événements narrés et le narrateur tient le rôle d'un reporteur. Le temps du verbe indique l'accomplissement actuel des jeux et des cliquetis, c'est un présent d'actualité, mais qui donne à l'analogie qu'en tire le locuteur une valeur omnitemporelle. Le reporteur est un interprète dont le reportage - disons en direct - commente la scène en termes généraux et en dégage une signification universelle. Dans son témoignage la bataille d'hommes, jusqu'alors absurde, devient sensée : elle représente un combat connu, celui d'une « jeunesse en proie à l'amour vagissant » (v. 4). Son récit est bien un mythe : il rapporte un drame à la violence duquel il doit sa naissance, et il bâtit ce drame en forme signifiante, en archétype auquel est référable une expérience humaine. « Ces jeux », « ces cliquetis », en leur particularité immédiate, sont aussi impénétrables a la signification que l'amour « vagissant », inapte à la conscience de soi, mais le témoignage du reporteur lie les uns à l'autre et les explique réciproquement, il révèle la vérité de l'amour par le récit de la guerre, et la vérité de la guerre par le fait de l'amour. De sorte que la course des combattants tout à l'heure énigmatique, maintenant s'éclaire : son mobile est le désir. Et la crise de leur combat à l'occasion de laquelle renonciation a commencé, cette crise aussi belle que le tableau d'un crime, c'est le moment de l'orgasme dans la durée de l'étreinte.

L'image des éclaboussures connote le plaisir masculin ', dont les émissions comme des « lueurs » se mêlent au « sang » féminin. Le duel est l'acte sexuel : cette « torture », selon Fusées, cette « opération chirurgicale », opposant les amants l'un à l'autre, cet « épouvantable jeu où il faut que l'un des joueurs perde le gouvernement de soi-même »2. Ici se pose la question du sexe des guerriers. On sait par Jean Prévost que « Duellum » est inspiré par une gravure des Caprices de Goya représentant la bataille de deux sorcières : « Mais sur la gravure le sexe de l'être qui se trouve roulé sous l'autre n'est pas visible. Il est donc assez naturel », écrit Jean Prévost, « que le poète ait pu rêver sur cette gravure en songeant à sa propre sorcière, car c'est ainsi qu'il appelait Jeanne Duval »3. Cette hypothèse par la biographie, si précieuse soit-elle, n'introduit pas au plus vif de l'intuition baudelairienne. On l'a désormais assez noté, celle-ci ne cesse de buter sur le conflit des doubles, sur l'impossibilité de différencier les frères ennemis, et sur l'antériorité de leur violence identique par rapport à leurs singularités respectives. La femme qui fait l'homme, dans « Portraits de maîtresse », est l'allégorie exemplaire de toutes ces guerres parfaitement fratricides dans lesquelles s'abîme la différence sexuelle. Rappelons entre autres exemples, dans la rivalité du disciple avec son maître, l'image de Sainte-Beuve à la fois féminine et masculine ; dans la rivalité de l'artiste avec son ami, la représentation de Nadar en prostituée; dans la rivalité du poète avec le monde entier, le mythe du Belge inviolable, etc. « Deux guerriers », ici, transposent deux sorcières. C'est que Baudelaire est indifférent à la différence sexuelle, ou plutôt la juge inessentielle dans la bataille originelle, et a fortiori dans la crise où celle-ci s'achève. Deux guerriers ou deux guerrières, ou un homme et une femme, qu'importe : « Celui-là, ou celle-là, c'est l'opérateur, ou le bourreau ; l'autre, c'est le sujet, la victime » . L'acte sexuel est un sacrifice réciproque dans lequel le sexuel lui-même est subalterne.

Puis vient après la première strophe, et avant la deuxième, un espace blanc qui les sépare, non négligeable. Dans cet intervalle des quatrains le drame se poursuit, que le récit rapporte avec retard. « Les glaives sont brisés ! » (v. 5) : le temps du verbe est un véritable parfait, énonçant un résultat valable dans le présent. La brisure des fers, conséquence des jeux et cliquetis précédents, a eu lieu dans l'intervalle, pendant que le narrateur y a repris son souffle, et le décalage du reportage par rapport aux événements contraint le reporteur à noter, non des accomplissements en train d'être, mais des faits accomplis, non des actions mais des acquis. En retard sur le narré, la narration n'est contemporaine que du déjà brisé, non de la brisure en acte. L'espace blanc signifie donc l'insignifiable instant de la flambée du plaisir. Les glaives - symbole phallique - se brisent dans la jouissance : cet événement est indicible dans le récit de reportage, il excède les mots qui n'en nomment que l'effet. L'interprétation du heurt des guerriers comme orgasme, du duel comme étreinte et de la course comme désir, ne découle pas seulement de l'image des glaives filant celle des éclaboussures, mais encore de cette relation retardataire que la narration entretient avec le narré. Les mots médiatisant les actes ne recueillent que l'accompli, ils manquent l'immédiat de la jouissance. L'intervalle séparant les quatrains suspend les mots et chiffre ainsi la petite mort, la violence absolue du plaisir.



2. La violence du récit



Mais le témoin peut agir. Il peut cesser de n'enregistrer que du déjà accompli et entrer en scène personnellement en interrompant son reportage. L'interruption du récit se trouve à la césure du vers 5 : « comme notre jeunesse, / Ma chère ! «.Interruption si décisive qu'elle perturbe la diction. Ce discours coupant la narration brusque la forme prosodique et va au-delà des limites du vers. L'apostrophe « Ma chère ! », en rejet, soudain révèle que le récit depuis le début s'adressait à quelqu'un. Arrêtons-nous sur ce bord.

D'une part le conflit des guerriers représente le conflit du narrateur avec sa destinataire. La signification du drame se particularise. Le mythe livre la vérité non plus de « l'amour vagissant » en général, mais de la situation présente, de la relation spécifique entre le témoin et sa maîtresse (« notre jeunesse »). D'autre part renonciation même est ici et maintenant le conflit en acte. La relation des amants s'incarne dans le discours. La cruauté et le sarcasme de celui-ci accomplissent, effectivement, ce que le récit nommait comme accompli. Cruauté de la comparaison : l'amant blesse la maîtresse en lui rappelant leur âge. Sarcasme de l'apostrophe : le tendre mot, « Ma chère ! », parodie la convention de la tendresse et déclare l'hostilité. Cette phrase nominale interrompant le récit a donc une double fonction. Elle interprète la violence des guerriers en la rapportant à la violence des amants, le duel extérieur en le rapportant au duel privé, et elle agit, elle réalise cette violence qu'elle rapporte, elle fait ce qu'elle interprète. Enoncé et énonciation coïncident dans le message performatif : le discours sur la guerre est une polémique. Ce qui se joue sur scène est une métaphore de ce qui se joue entre les spectateurs, et ce qui se joue entre les spectateurs ce sont les phrases. Le combat restitué dans le langage métaphorise le combat du langage.



Le récit reprend sans tarder après la brève interruption. La hâte du reporteur signifie que les événements de la scène se précipitent : « Mais les dents, les ongles acérés, / Vengent bientôt l'épée et la dague traîtresse ». Pourtant cette reprise emportée du récit indique aussi autre chose. La phrase du discours adressé, jeté à la destinataire, subrepticement surgie au milieu du reportage et déjà recouverte par le retour de celui-ci, cette phrase elle-même est un coup de griffe, d'un félin véloce, sournois. Le narrateur, un instant, s'est détourné du drame extérieur et s'est tourné vers sa maîtresse, il l'a blessée par surprise, mais d'autant plus vivement qu'aussitôt il la délaisse, retournant son attention vers les guerriers. Ainsi font les « chats-pards » et les « onces ». L'agressée n'a pas le temps de répondre à l'agression du discours, la reprise immédiate du récit est une ruse de l'agresseur, lequel semble indifférent à sa destinataire et se rend déjà inaccessible à ses éventuelles répliques. On voit dans « Semper eadem » et dans « Sonnet d'automne » le poète défendre à sa maîtresse de lui répondre, censurer ses interventions et refuser le dialogue. « Duellum » est moins explicite et plus subtil. Le moi n'y a pas besoin d'exiger le silence de l'autre, il l'impose de fait par l'emportement de son récit et les splendeurs de ce qu'il rapporte. La violence de renonciation ne réside pas seulement dans la parodie de la tendresse (« ma chère ») et la discourtoisie (« comme notre jeunesse »), ni dans une censure ostensible de l'expression d'autrui, elle réside en elle-même, en tant qu'elle se poursuit, en ce qu'elle néglige apparemment mais blesse effectivement la destinataire, qu'elle interdit. Ce sont les mots eux-mêmes qui « vengent bientôt » - ici et maintenant - « l'épée et la dague », qui reprennent et redoublent la cruauté sexuelle. « Duellum » est analogue aux discours des enfants dans « Les Vocations » et aux discours des adultes dans « Portraits de maîtresses » : parler, ici et là, c'est sacrifier autrui en reconduisant le sacrifice dont on lui parle. La destinataire se trouve aussi dans une position identique à celle du lecteur dans « Le Chien et le flacon » : le récit du duel est un duel oratoire - encore que sans échange - dont elle est la victime.

Il faut donc entendre dans le présent du verbe « venger » deux valeurs aspectuelles. Du point de vue prédicatif c'est un présent historique plaçant par métaphore la destinataire au sein du procès rapporté. Alors que les « dents » et les « ongles » ont déjà remplacé « l'épée » et la « dague » avant le moment de renonciation, le présent du verbe transporte la destinataire dans l'événement de cette vengeance. Mais du point de vue locutif c'est un vrai présent d'actualité. Raconter la vengeance c'est se venger, hic et nunc, de l'autre à laquelle on la raconte. Les dents et les ongles, de ce point de vue, sont métaphoriques et désignent les mots, les phrases, et la composition du récit, et le ton de la diction, tous les éléments de renonciation en tant que destinés à l'agression de l'autre. Autrement dit les « dents », les « ongles », sont des syllepses, qui nomment à la fois les nouvelles armes des guerriers (au sens proprE) et les formes présentes de renonciation (au sens figuré)1.

« - O fureur des cours mûrs par l'amour ulcérés ! » Ce dernier vers du second quatrain est parallèle aux derniers vers du premier quatrain : il énonce encore l'identité du duel et de l'amour. Le parallélisme n'est pas une répétition. Le témoin du drame, comme tout à l'heure, s'en fait l'interprète, mais son interprétation s'est modifiée au gré des péripéties rapportées. - Dans la forme, d'abord. Alors que la phrase interprétative du premier quatrain s'étalait sur deux vers (v. 3-4), celle du second quatrain constitue un seul alexandrin. La rhétorique de l'interprétation, subissant ce qu'elle interprète, mime les événements du duel. Si elle se resserre et par là se durcit, c'est sur le modèle des armes, plus cruelles à mesure qu'elles raccourcissent : le jugement du témoin est passé lui aussi de « l'épée » à la « dent », de la « dague » à « l'ongle ». - Dans le thème, ensuite. L'interprétation dans le premier quatrain identifiait la crise du combat à « l'amour vagissant », dans le second quatrain elle identifie les suites de la crise à l'amour des « cours mûrs ». La thématique du jugement épouse à l'instar de sa rhétorique la succession des épisodes du duel. Identifiant d'abord la crise à la jeunesse, ensuite la vengeance à la maturité, elle se conforme à ce qu'elle juge. Ce mimétisme formel et thématique de l'interprétation du témoin apparaîtra plus loin comme le sens ultime de « Duellum ». Notons pour le moment qu'il confirme l'analyse précédente : les mots du locuteur reproduisent ce qu'ils désignent, actualisent ce qu'ils nomment, et c'est toute renonciation - violente de la violence rapportée - qui redouble le combat. En outre cette phrase du vers 8 suspend le récit et elle est nominale. La voici donc syntaxiquement et fonctionnellement semblable au premier discours agressif (de la césure du vers 5 au rejet du vers 6). Si elle formule un verdict dont le contenu, du point de vue prédicatif, se donne pour omnitemporel, son effet du point de vue locutif est actuel. Disons qu'elle exerce présentement cette « fureur » dont elle parle, et qu'elle « ulcère », ici et maintenant, la destinataire. Encore peut-on raffiner sur cette analyse. La modalité exclamative et le laudatif « O » font du nom « fureur » une apostrophe et un nom propre, comme si la phrase, s'adressant à la destinataire, s'adressait à la fureur personnifiée. Si bien que la syntaxe accuse l'agression : la phrase performative fait ce qu'elle dit. Enfin puisque le jugement ainsi formulé définit les hostilités rassemblées dans le second quatrain, il s'applique non seulement au narré mais à la narration, non seulement à la guerre mais aux mots pour la dire. La fureur invoquée est celle du langage rapportant la violence et le désir, autant que celle de la violence et du désir. Et l'invocation même en tant qu'événement de ce langage, est cette fureur en acte, cette violence et ce désir. Qu'est-ce que ce poème allégorique de lui-même ? C'est la continuation de la guerre dans le récit de la guerre, l'imitation du duel dans sa représentation.



Dans « Les Vocations », on a vu un premier enfant imiter par son discours la violence qu'il avait admirée sur la scène d'un théâtre, et on a vu ses auditeurs imiter à leur tour, par leur discours à chacun, la violence de ce premier modèle. C'était l'époque d'une jeunesse en proie à l'amour vagissant. Puis dans « Portraits de maîtresses », on a vu des adultes imiter ces enfants, et s'imiter les uns les autres, et chacun reproduire contre ses amis le sacrifice qu'il avait accompli contre sa rivale, mais le reproduire par le simple fait de le raconter dans un récit qui l'imitait. C'était l'époque des cours mûrs par l'amour ulcérés. « Duellum » précipite l'histoire entière de ces violences en la conduisant à son terme, la mort des combattants.

Mais la mort comme la jouissance est immédiate. Elle excède les médiations du récit qui ne la nomme qu'en retard : « Nos héros, s'étreignant méchamment, ont roulé » (v. 10). Ce passé composé atteste encore une fois que le moment de renonciation est postérieur à celui de l'événement et il laisse entendre que celui-ci - la mort - eut lieu dans le dernier intervalle entre les séquences verbales, lorsque le témoin s'interrompit, pendant le blanc séparant les quatrains des tercets. Décidément la composition du sonnet n'est pas fortuite. Entre les deux quatrains l'intervalle signifie l'insignifiable orgasme ; entre les quatrains et les tercets il signifie l'insignifiable mort. La composition est organiquement liée au drame, et, celui-ci se redoublant du plan du narré dans le plan de la narration, elle y participe. La troisième interruption du poème, celle qui sépare les tercets, a également un grand rôle évocateur, et structural. Elle apparaît comme la figure d'un moment décisif pour le témoin, celui de détourner son regard de la scène, d'abandonner les héros et de fixer sa prunelle sur sa destinataire. Autrement dit le second tercet ne laisse plus aucune place au récit et ne produit qu'un discours. Le témoin des guerriers disparaît avec eux, seul demeure leur imitateur, le chevalier de la violence par les mots.

Au reste, ne dirait-on pas dans le premier tercet que le témoin s'impatiente? Qu'il se débarrasse au plus vite des «héros», anxieux de rouler à leur suite dans la mort belle? Le brusque passage du passé composé (« ont roulé ») au futur (« Et leur peau fleurira l'aridité des ronces ») exprime son indifférence aux morts. En escamotant la durée qui va de la chute des corps à leur transfiguration naturelle, en sautant du passé récent à l'avenir lointain, le narrateur fait savoir, impavide et glacé, que les guerriers ne l'intéressaient qu'autant qu'ils faisaient la guerre et suscitaient l'imitation. Celle-ci dorénavant le possède entièrement. Rapide sans émotion, le vers 11 en termine avec le récit. Le narrateur se hâte d'arriver au discours, de dépasser la violence des armes par la seule violence des mots, de mener sa guerre personnelle plus loin que ses héros.

La dernière strophe manifeste alors le sens du texte - et avec lui la pensée baudelairienne. Le drame des interlocuteurs (dont la parole de l'un est interditE) parfait celui des héros, comme un rite actualise les événements mythiques. Ce duel intérieur au langage, c'est ce par quoi le sonnet - l'ouvre - achève et accomplit sa forme. Parler, c'est persécuter. L'inaptitude des médiations du récit à épouser l'immédiat de la jouissance et de la mort des guerriers est surmontée par la vocation du discours à faire avec les mots ce que les mots ont rapporté, à martyriser leur destinataire et jouir de cette fureur. « Roulons-y sans remords », lance l'agresseur à l'agressée. Cette répétition du verbe rouler (après l'occurrence du vers 10) réalise formellement l'imitation. Le discours est une guerre modelée sur la guerre racontée, et ses représentations répètent celles du récit. Mais le verbe, maintenant, est à l'impératif. L'exhortation persécutrice conçoit et produit l'avenir sans fin d'un sacrifice interminable. La violence de renonciation réclame et accomplit une mort infiniment actuelle et infiniment différée :



Afin d'éterniser l'ardeur de notre haine !



3. La violence fondatrice



Terminée, la lecture de « Duellum » rencontre au-delà du second tercet le dernier espace blanc, sans retour, extase de la violence muette, où retentit le saut du langage hors de lui-même. L'ardeur des mots transcende les mots dans cette marge infinie qui est encore le poème. La guerre des signes précédée par la guerre des guerriers maintenant déborde les signes, fers chauffés à blanc. On pense au fragment 53 d'Heraclite :



La guerre est le père de toutes choses et le roi de toutes choses ; de quelques-uns elle a fait des dieux, de quelques-uns des hommes ; des uns des esclaves ; des autres des hommes libres.



Père de toutes choses, la guerre précède même les buts ou les objets de la guerre. La force de « Duellum » tient aussi à ceci, que ni les héros du mythe ni les témoins du drame n'ont une cause à défendre, ou une raison à présenter, ou une valeur à conquérir : leur duel respectif n'a d'autre objet que lui-même. La violence est originelle qui se prend elle-même pour cause, efficiente et finale. « Duellum », le mot archaïque servant de titre, a cette fonction d'indiquer l'antériorité absolue de la guerre, qui ne désire que la guerre et a la guerre pour mobile. « Un processus de mauvaise réciprocité s'amorce qui se nourrit de lui-même et n'a pas besoin de causes extérieures pour se perpétuer », écrit René Girard dans sa définition de la violence fondamentale2. Et Léon Chestov commente Heraclite : « Le principal est de lutter, quant à l'objet de la lutte, il est chose secondaire »3. C'est aussi le sens du mot « jeux » (v. 3). La violence des héros et celle de leurs imitateurs ne se justifie d'aucune mise préalable, elle n'est ni le moyen d'une possession ni le résultat d'un litige, elle est son propre fondement et son propre effet, comme le sont les jeux. C'est le sens enfin de l'absence de différence sexuelle entre les « guerriers ». D'Une part les deux héros sont identiques, d'autre part les deux imitateurs leur sont identiques. Entre l'amant et sa maîtresse, la haine est aussi indépendante de leur sexe qu'elle l'est entre les héros, même si ici et là elle prend forme erotique. Avant que les « glaives » ne soient « brisés » et après leur brisure, avant et après la jouissance, le conflit est le même et c'est le conflit des mêmes. Il est vrai que le moi apostrophe l'autre d'un mot attestant le sexe : « Ma chère ! ». Mais s'il se trouve que des deux combattants l'un est un homme et l'autre une femme, cette différence n'est ni la cause ni l'enjeu de leur combat. Celui-ci reproduit le duel des frères ennemis, des hommes, il le refait à l'identique et lui doit son commencement : il le copie. Et la seconde apostrophe signifie l'indifférenciation sexuelle : « amazone inhumaine ». Ni « Duellum » n'accomplit la guerre des sexes, ni cette dernière n'est le principe de la guerre selon Baudelaire. Il n'y a pas de différence entre l'amant et l'amazone inhumaine, comme il n'y en a pas entre les deux guerriers qu'ils singent, pour cette raison qu'ils les singent et qu'ils se singent, l'un l'autre, à leur exemple. « Le Mauvais Vitrier », « Les Vocations », « Portraits de maîtresses », « Le Gâteau », « Assommons les pauvres ! », puis Pauvre Belgique!, puis Clergeon aux Enfers, nous ont montré l'obstination avec laquelle Baudelaire retourne au conflit des doubles comme à sa découverte et hantise capitales. « Duellum », le plus efficace des poèmes de cette sorte, nomme ce conflit proprement infernal : « Ce gouffre, c'est l'enfer, de nos amis peuplé ! » Ou encore, dans Fusées : « Moi, je dis : la volupté unique et suprême de l'amour gît dans la certitude de faire le mal ».



L'enfer et le mal sont ici des notions chrétiennes. De même le remords », conjuré mais avoué au vers 13 : « Roulons-y sans remords ». La thèse d'Heraclite ne résume pas la complexité du poème. Baudelaire accueille dans sa pensée de la guerre une autre expérience : celle du péché et de la conscience du péché. Il importe de distinguer à ce propos le duel des guerriers et celui des amants.

Le premier est aveugle, inconscient de soi, les guerriers d'ailleurs y sont muets, privés de la clairvoyance du langage. « Ils sont donc moins coupables », comme dit Baudelaire des animaux2, moins coupables que leurs imitateurs. Car dans le second duel exercé par le langage, les amants voient leur violence et la savent. Les mots font le mal mais consciemment ; ils font la violence qu'ils disent mais disent la violence qu'ils font : ils sont donc plus coupables. Quand le moi exhorte l'autre - « Roulons-y sans remords » - il fuit en avant du péché, il invite à exalter la haine pour échapper au savoir, à retendre la violence pour en oublier le remords. Autant les guerriers sont innocents, qui accomplissent le mal naturellement et ne savent pas ce qu'ils font, autant les amants sont coupables qui connaissent la violence naturelle et l'aggravent dans les mots. D'où encore ce fait : que les guerriers ignorent la mort - dans laquelle ils s'évanouissent - tandis que c'est pour abolir la mort que les amants font la guerre : « Afin d'éterniser l'ardeur de notre haine ! ». Le mal naturel c'est la violence pure : celle, irresponsable et innocente, qui ne voit ni la personne ni la finitude, celle des guerriers d'avant le langage, tels les animaux avant les hommes. Mais le mal proprement infernal, c'est la violence impure des imitateurs : qui connaît la personne mais tente de la détruire, et sait la finitude mais veut la transgresser. Plutôt qu'Heraclite, pour éclairer le remords de Baudelaire, il faudrait appeler Augustin. L'admirable récit, dans les Confessions, du combat des gladiateurs provoquant la fureur des spectateurs, n'a pu qu'aider Baudelaire à concevoir cette double définition du mal que nous disons la sienne depuis le début : l'Esprit de Conformité, la captation du désir par la violence de l'image '. En tout cas « Duellum » hérite de la pensée chrétienne. Même si éblouissante, la lutte à mort n'éteint pas la conscience du péché, et la réitération de la lutte par le récit de la lutte n'en consume pas le remords. Et pourtant - dernier savoir- le mal fonde la Beauté. Relisons le dernier vers du récit :



Et leur peau fleurira l'aridité des ronces.



Les cadavres deviendront les fleurs. Les victimes, recomposées par la chimie naturelle et l'alchimie de l'imaginaire, deviendront formes, couleurs, parfums, et merveilleuses images : « Rythme, parfum, lueur »2. Le crime est la condition de la Beauté. La guerre est intérieure à l'Idéal. Le conflit des doubles produit l'unité esthétique. Fleur - du Mal : épiphanie du Beau - par le duel. « Duellum » explique radicalement le vers déjà cité d' « Hymne à la Beauté » : « Tu marches sur des morts. Beauté, dont tu te moques », qu'on peut traduire dans le langage du sonnet : tu fleuris par la mise à mort, tu te nourris du combat mimétique. Que les pétales de la Beauté soient les peaux des sacrifiés, cela coïncide aussi avec l'hypothèse tirée de « La Beauté », que les pierres des statues sont celles des lapidés. « C'est, si vous consentez à accepter cette formule, l'harmonie éternelle par la lutte éternelle. »3 Ou encore Heraclite, fragment 51 : « Ils ne comprennent pas comment ce qui lutte avec soi-même peut s'accorder : mouvements en sens contraire, comme pour l'arc et la lyre ». Ce qui veut dire que la violence est belle, si belle qu'elle suscite l'imitation, et que la Beauté est si violente qu'elle suscite, de même, l'imitation. Mais Baudelaire - écoutons cette fois Jean Starobinski -, « qui a fait de l'art son idéal, doute du pouvoir rédempteur de la beauté »'. Et pour cause : il a vu ce qu'a vu Augustin, il a dit et accompli la guerre au fond des formes et le recommencement du mal dans le récit du mal. « Duellum » n'est pas seulement l'opération sacrificielle, mais l'ouvre qui en résulte. La « peau » de la destinataire fleurit en strophes qui sont des armes, le sonnet est la fleur parfumée du sang de Jeanne. Dans « Le Goût du néant », la tristesse baudelairienne trouve une formule fidèle aux révélations de « Duellum » :



L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute.



VARIATIONS SUR LE DUEL



1. « La Mort des amants »



Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,

Des divans profonds comme des tombeaux,

Et d'étranges fleurs sur des étagères,

Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.



On ignore qui parle, de l'amant ou de la maîtresse, peut-être parlent-ils ensemble. Si l'un des deux s'adresse à l'autre, il l'invite à mourir. Le contenu et la forme de ce chant doux mélancolique ont pour intention d'environner l'auditeur et de le persuader : pour qu'il suive le chanteur dans la mort. Charme de la promesse : « Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères ». Insinuation qui émeut et attire : les fleurs seront « pour nous », réservées à notre intimité. Villiers de l'Isle-Adam a bu ce philtre. Séduit du « tour de force de la Mort des Amants », il a composé, pour y répondre, une « dolente mélodie », moderato, « sur le beau sonnet de Baudelaire », musique pour mourir, qui redouble la musique du sonnet : « Jamais », rapporte Emile Blémont, « je n'ai rien entendu de plus berceur, de plus morbide, de plus doucement aérien, que ce simple et merveilleux sonnet rythmé sur cette simple et merveilleuse musique »2. Debussy, envoûté à son tour, répondra lui aussi à l'harmonie des vers par l'harmonie d'un chant. Mais circonvenir de la sorte l'auditeur, pour l'entraîner, c'est lui dire par la manière douce ce que l'amant, dans « Duellum », disait à sa maîtresse par la manière forte : « Roulons-y sans remords, amazone inhumaine ». L'auditeur ici et là est appelé par le locuteur à franchir avec lui les limites de ce monde, à suivre son désir de mort et d'éternité, et disparaître derrière lui. « La Mort des amants », psalmodié, invite au même voyage que « Duellum », crié, et captive par des moyens extérieurement différents mais qui reviennent au même. Que le désir de l'auditeur, requis par la voix insinuante, se modèle sur le désir du chanteur ; que l'autre imite le moi et qu'ensemble ils partent - ou roulent - dans le gouffre - ou sous « des cieux plus beaux » -; et que le moi aimante l'autre et que l'autre s'accole au moi ; et qu'ils fusionnent par le même désir, le désir d'être les mêmes dans la même quête du même avenir ; - c'est la visée commune à « Duellum » et « La Mort des amants », peu importe la cruauté ou le charme, la fureur ou la douceur. Le simple fait qu'on ignore qui parle dans « La Mort des amants » confirme la proximité des deux poèmes. La leçon de « Duellum » : que l'un et l'autre sont identiques, que rien d'essentiel ne distingue les deux lutteurs, les deux témoins, s'actualise dans cet anonymat de « La Mort des amants ». Et si ce n'est pas l'un des deux qui s'adresse à l'autre, mais qu'ils chantent d'une même voix, se confirmant et s'exaltant l'un l'autre, déjà toujours semblables dans leur semblable ardeur, alors a fortiori la leçon de « Duellum » ici s'applique, renonciation est une possession d'une voix par une voix fraternelle, chacune copiée par l'autre et voulant la copier. « La Mort des amants », du point de vue qui nous occupe, c'est le même acte que « Duellum ». Sauf que le rapport de doubles n'y est pas un conflit mais un accord, et pas un duel mais un duo. La même intuition, de l'identité des sujets désirants, travaille les deux sonnets. Elle travaille dans la version douce autrement que dans la version forte, et c'est cette différence qu'il faut situer. Interprétons « La Mort des amants » dans la clef de « Duellum ».



Que sont au juste, de l'autre côté du monde, ces « étranges fleurs sur des étagères »? Si les étagères font allusion aux livres et si les livres recueillent des poèmes - et si les poèmes accomplissent les violences qu'ils rapportent -, les étranges fleurs sur les étagères sont des fleurs du mal. Rien dans « La Mort des amants » n'indique explicitement la violence : rien n'autorise cette interprétation des étranges fleurs en fleurs maladives. Mais nous écoutons le sonnet d'une autre oreille que Villiers ou Debussy, comme un texte manifeste dont « Duellum » est le texte latent. Nous ne croyons guère l'auteur du sonnet idéaliste, que nous critiquons par celui du sonnet réaliste. Ou simplement, cette question : pourquoi les fleurs sont-elles « étranges », et qu'est-ce que leur étrangeté ? Les amants {nos héros, dit « Duellum ») ont roulé dans le sommeil, et rêvent ; les fleurs de l'autre monde, leur rêve les idéalise mais nous savons ce qu'elles sont : la « peau » des morts, déchirée, qui a fleuri l'aridité des ronces. Leur étrangeté, donc : ce qui demeure du mal, de leur origine sacrificielle, dans l'image du rêve dissimulant la vérité. Il n'y a pas d'autre monde que celui du combat, pas d'autre éternité que celle de la haine, et si la mort produit des fleurs, cellesci ne sont que naturelles, c'est-à-dire abominables : fleurs nourries des cadavres sur le champ de guerre. Rétrospectivement nous soupçonnons, nous expliquons le premier vers. « Nous aurons des lits », s'enchantent les rêveurs. Mais non : on sait que les amants sont des guerriers, et qu'il n'y a pour les guerriers d'autre dernière demeure que le ravin de la haine, « le ravin hanté des chats-pards et des onces ». - Le deuxième quatrain nous donne raison :



Usant à l'envi leurs chaleurs dernières.

Nos deux cours seront deux vastes flambeaux.

Qui réfléchiront leurs doubles lumières

Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.



User signifie détruire en consommant, utiliser jusqu'à l'épuisement, diminuer et supprimer les forces. Quant aux « chaleurs dernières », elles métaphorisent le désir. L'amant désire user le désir de sa maîtresse qui désire user le désir de son amant : n'est-ce pas une guerre ? Il s'agit pour le moi de se dépenser à consumer l'énergie de l'autre, et pour l'autre de se dépenser à consumer l'énergie du moi. Au vers 6, l'idéalisation de l'outre-tombe dessine, assurément, une belle image d'un bel avenir : « Nos deux cours seront deux vastes flambeaux ». Mais comment ne pas mettre en question cette promesse, quand les conditions de sa réalisation, exprimées au vers 5, ressemblent si évidemment aux conditions de la guerre ? La leçon de « Duellum », et l'attention flottante qu'elle permet dans l'écoute de « La Mort des amants », conduisent l'exégète à cette association : entre les « chaleurs dernières », dont rêvent les amants, et « l'ardeur de notre haine », dont le bourreau parlait à sa maîtresse. Entre ardeur et chaleurs, la différence est de degré non de nature : c'est celle séparant un fait de sa transfiguration, la haine de sa méconnaissance, la guerre réelle de son oubli dans le rêve. D'où la valeur de la locution adverbiale, qui resterait incompréhensible à une autre interprétation : « à l'envi ». Remarquant les jeux d'échos entre les césures des décasyllabes (« à l'envi » rimant avec « des lits », « esprits », « ternis »), on doit demander si cette harmonie d'esthète n'est pas régie par des souvenirs, des affects et des aveux, et si l'accord musical ne trahit pas la discorde. « A l'envi », tout de même, signifie en rivalisant, à qui mieux mieux, en cherchant à l'emporter sur l'autre. Le défi, la provocation, l'enchère, l'invitation réciproque et l'émulation dans la lutte, autant d'idées dans cet adverbe, autant de vibrations sous l'harmonie des signifiants. Les amants se concurrencent, s'épuisent et se tuent à se concurrencer, dans l'Arcadie de « La Mort des amants » comme dans le gouffre de « Duellum ». Usant à l'envi leurs chaleurs dernières : ce vers serein et promettant le bonheur en vérité reflète, en l'euphémisant, !a poursuite de la guerre.



Il la reflète, il ne la révèle pas. Telle est la différence entre les deux sonnets : « La Mort des amants » est un reflet de ce dont « Duellum » est une révélation. « La Mort des amants » recèle la violence sans la comprendre, la subit et la maquille, quand « Duellum » produit cette violence, l'exhibe et la réalise. II n'y a pas moyen de savoir si Baudelaire, écrivant « Duellum » plusieurs années après « La Mort des amants », mais plaçant celui-ci bien après celui-là dans son livre, a délibérément composé le sonnet lucide pour interpréter et déconstruire le sonnet rêveur, ni même s'il a songé à leur identité structurelle, masquée par leurs différences thématiques. Mais il n'y a pas moyen non plus de douter de la clairvoyance du poète : ni qu'il sait qu'il rêve dans « La Mort des amants », ni qu'il sait qu'il dit la vérité dans « Duellum ». Il faut donc nuancer nos estimations. En assumant ses deux poèmes, Baudelaire revendique autant le droit de rêver que la responsabilité de comprendre. Si « La Mort des amants » est un reflet idéaliste, oublieux de la vérité révélée dans « Duellum », cela n'empêche que leur auteur obéit à lui-même, reste à lui-même fidèle, autant dans le rêve que dans le savoir. Apprécions dans « La Mort des amants » une autre sorte de vérité que celle de « Duellum », une autre sorte de dignité et de finalité : c'est qu'un poète, quand il sait la guerre, et la dit, peut bien bâtir aussi la fiction de l'unité, et librement «s'enivrer d'un mensonge»1. Il reste que même ainsi conçue, l'importance de « La Mort des amants » est subordonnée à l'existence de « Duellum ». De même : la valeur de « La Beauté », subordonnée à celle du « Masque » ; la valeur d'« Elévation », subordonnée à celle du « Flacon »2; celle de « La Vie antérieure», à celle de «Sonnet d'automne»3; celle de « Correspondances », à celle d'« Obsession » ; celle de « Tout entière », à celle de « Confession »5; et celle même de l'admirable « Bohémiens en voyage », à celle des « Aveugles »6. C'est le poème lucide qui autorise le poème idéaliste, dont la justification comme l'interprétation est pour nous suspendue à la révélation de ses fondements.

Identité structurelle, disons-nous, en dépit des différences thématiques. Regardons les vers 6 à 8 : Nos deux cours réfléchiront leurs doubles lumières dans nos deux esprits ces miroirs jumeaux. L'expérience imaginée se partage sur deux plans, le deuxième redoublant le premier, et chacun dédoublé : si bien que l'image d'ensemble coïncide avec, dans « Duellum », le drame vécu, partagé en deux plans dont le deuxième redouble le premier et dont chacun est dédoublé. Voici l'identité de structure : nos deux cours sont à nos deux esprits ce que les deux guerriers sont aux deux témoins (d'une parT) ; la lumière de nos deux esprits redouble la lumière de nos deux cours, comme le conflit des deux témoins redouble le conflit des deux guerriers (d'autre parT) ; chacun de nos cours est à l'autre ce que chacun des guerriers est à l'autre, comme chacun de nos esprits est à l'autre ce que chacun des témoins est à l'autre (enfiN). Mais ce n'est pas tout. Que les cours réfléchissent leurs lumières dans les esprits, signifie qu'ils sont des miroirs : comme sont identiques les deux guerriers. Puis concernant les esprits, la métaphore du vers 8 est explicite : « ces miroirs jumeaux ». Non seulement les deux esprits sont identiques comme le sont les deux témoins, mais ils sont semblables aux deux cours comme les témoins sont semblables aux guerriers. Mais ce n'est pas tout. Si chacun des cours renvoie la lumière qu'il reçoit de l'autre simultanément dans l'esprit de l'un et dans l'esprit de l'autre, alors la lumière de chaque esprit est deux fois plus intense que la lumière de chaque cour : cette lumière seconde est redoublée, aux deux sens du terme, elle est recommencée et multipliée par deux, - comme la violence des témoins redouble celle des guerriers. Au demeurant cette analogie est relative. Car les deux cours étant déjà deux miroirs, la lumière qu'ils envoient l'un à l'autre est déjà infinie : comme est déjà infinie la violence des guerriers. La lumière seconde des deux esprits, eux aussi des miroirs, multiplie la lumière infinie par la lumière infinie, et la multiplie infiniment, - comme est infiniment infinie la violence des témoins.



Puissent ces formules obscures ne pas aveugler le lecteur! Au moins admettra-t-on que les deux poèmes... s'éclairent l'un l'autre. Encore n'est-ce pas tout à fait vrai. Les flambeaux et les miroirs de « La Mort des amants », tout brillants qu'ils sont, apportent peu de lumière sur le drame de « Duellum », assez clair. « Duellum » éclaire « La Mort des amants », plus que l'inverse. Les rayons et la vision du rêve offusquent la conscience endormie, - la noirceur du duel vécu dessille le regard. Si l'on n'explique pas la structure des symboles dans « La Mort des amants » par la structure de la guerre dans « Duellum », on se prive de la comprendre et on se contente de l'admirer - belle réussite de la forme -, bref on passe outre, en se laissant bercer '. Mais le réveil du Spleen après le sommeil dans l'Idéal sera l'aggravation de la violence. Noir est le cour de la lumière : « Duellum » est le cour de « La Mort des amants ». Comment autrement rendre compte du dernier mot de la strophe : « jumeaux » ? Baudelaire a-t-il jamais cru lumineuse et paisible la relation des jumeaux, celle de Remus à Romulus, d'Abel à Cain, des enfants du « Gâteau », des enfants de Samuel Cramer, et celle de lui-même à son semblable, son frère2 ? Jumeaux, les amants le sont dans « La Mort des amants » comme les guerriers et les témoins de « Duellum » : jumeaux de la violence, frères ennemis se payant d'images, lesquelles recouvrent leur duel.

Les tercets ne nous apprennent rien. « Nous échangerons un éclair unique » : cette image de la jouissance dans la mort d'amour idéalise la fureur erotique et l'opération de l'acte sexuel, ce que « Duellum » rapporte ainsi : « leurs armes/Ont éclaboussé l'air de lueurs et de sang ». L'Ange qui viendra ranimer les miroirs ternis et les flammes mortes, c'est le mauvais ange selon « Les Phares »3, celui de la violence, ranimée des guerriers dans les témoins, éternisant la haine. Des Esseintes peut copier laborieusement « La Mort des amants » et le placer sous verre sur la cheminée de sa chambre 4, c'est la meilleure manière de prendre ce texte pour ce qu'il est : une image. Sur laquelle on peut rêver, comme Baudelaire lui-même, ou pour laquelle on peut composer, comme Villiers ou Debussy, un chant qui la confirme. La mort, dans ce sonnet dont l'harmonie trahit la guerre, « joue un air enchanteur sur le violon »5. S'enivrer du violon permet d'oublier la mort. Se faire Yamant du texte, en redoublant mimétiquement son esthétisme, permet d'oublier « Duellum » : après quoi le conflit des doubles resurgira de derrière l'image - tel le Vampire.



2. « Le Vampire »



La sublimation du désir dans « La Mort des amants » méconnaît le duel dont elle maintient la structure dans son utopie provisoire. Baudelaire tantôt se plaît à l'esthétisme, tantôt le dénonce. « Le mal se connaissant », écrit-il pour opposer Laclos à George Sand, « moins affreux et plus près de la guérison que le mal s'ignorant » Ou plus vivement, à propos de son demi-frère Alphonse : « J'aime mieux les gens méchants, qui savent ce qu'ils font, que les braves gens bêtes » '. Il est hors de doute que les admirateurs de « La Mon des amants » ne sont pas tous de braves gens bêtes, mais il est non moins certain que les vrais lecteurs du « Vampire » sont des gens méchants qui savent ce qu'ils font. Aimer Baudelaire : rêver avec lui quand il rêve, comprendre avec lui ce qu'il comprend. Les Fleurs du Mal avouent leur esthétisme autant qu'elles le critiquent. Cette volonté de leur auteur d'être à la fois, disons, le « marchand de nuages » et le « cher savant »2, les rend inépuisables : loyales avec les diverses possibilités du langage et fidèles au tout de l'expérience de chacun. Mais le mal se connaissant - « Le Vampire » - est plus nécessaire à l'homme d'aujourd'hui que le mal s'ignorant - « La Mort des amants » - dont les utopies ont contribué aux désastres de l'histoire récente. Aimer Baudelaire c'est le choisir, plutôt qu'Alphonse. Toutefois ces deux poèmes symétriques sont eux-mêmes des doubles. Sacrifier « La Mort des amants » sur l'autel du « Vampire » (ou, comme on a vu, « Correspondances » sur l'autel d' « Obsession », « Bohémiens en voyage » sur l'autel des « Aveugles », etc.) ce serait reconduire l'idéalisme qu'on voudrait effacer. Il est frappant que le type des braves gens bêtes, Baudelaire le trouve dans son frère. Le poète lutte avec l'idéalisme comme le guerrier avec son double, l'amant avec sa maîtresse, Remus avec Romulus, et comme il lutte avec Alphonse. La lucidité qu'il gagne de ce combat se grève de l'illusion de tout combattant, d'être différent de l'adversaire. « Ma répulsion à l'endroit de mon frère est si vive », écrit-il, « que je n'aime pas m'entendre demander si j'ai un frère »3. Méfions-nous de la connaissance baudelairienne quand la méchanceté la nourrit : elle demeure alourdie du conflit mimétique, pétrie de ressentiment, régie par l'utopie qu'elle combat. Préférons, certes, Baudelaire à Alphonse (et « Confession » à « Tout entière », « Sonnet d'automne » à « La Vie antérieure »), mais sans condamner « La Mort des amants » par « Le Vampire », ni « Elévation » par « Le Flacon ». l£ mal se connaissant n'est pas la transparence. Moins affreux que le mal s'ignorant, sans doute, et « plus près de la guérison », certainement : mais donc toujours malade. La maladie dans « Le Vampire » est la violence contagieuse :



Toi qui, comme un coup de couteau.

Dans mon cour plaintif es entrée ;

Toi qui, forte comme un troupeau

De démons, vins, folle et parée, '



Autrui paraît : bourreau déchirant l'intériorité, scandale absolu. L'altérité de l'autre se produit au moi sans médiation pour l'assimiler, sans intervalle pour l'atténuer : Toi qui es entrée. Transcendance noire d'une épiphanie négative détruisant le moi : Dans mon cour plaintif. Transcendance en ce qu'elle empêche le moi d'être identique à soi et de persévérer dans son être, en ce qu'elle ruine la sécurité et l'intimité du moi : comme un coup de couteau. Quelles admirables métaphores de la rencontre, de l'avènement d'autrui ! L'altérité de l'autre est si infiniment au-delà de ce que le moi peut en savoir, et peut en supporter par le savoir, qu'elle semble au moi l'acte d'un meurtre. Autrui interrompt la vie du moi en son aisance de vie, et piétine - comme un troupeau - la demeure du moi en son confort de demeure, et récuse - folle - les raisons du moi, et balaie - parée - les images du moi en leur suffisance d'images. Infinie dépossession du moi par l'infinie présence de l'autre. Le moi est la victime du Toi, au sens où un martyr est le témoin de son Dieu, comme Job. Ce sacrifice que fut la venue de l'autre (cette venue dont le premier mot du poème, Toi, chiffre la foudrE) révèle le plus vif de l'expérience de Baudelaire : qu'autrui transcende le moi, outrepasse même la possibilité du moi de rencontrer autrui, en somme est Dieu. Seul un poème - seule la ranimation du langage par l'esprit de poésie - peut dire cette expérience. « Le Vampire » est une prière. Parole remémorant la transcendance d'autrui dans la relation éthique. 7"oi qui vins, dit le poète :



De mon esprit humilié

Faire ton lit et ton domaine ;

- Infâme à qui je suis lié

Comme le forçat à la chaîne.



Ici la strophe commence autrement. Non par l'invocation de l'autre, mais par la mortification du moi : mon esprit humilié. Puis le souffle reprend (marqué par le tiret du vers 7) dans une apostrophe dégradant l'allocutaire : Infâme. Puis le moi de nouveau se pose et se montre : je suis lié. Enfin la comparaison dans le huitième vers n'exprime pas l'apparition du Toi au moi (comme le faisaient les deux comparaisons de la première strophE) mais la relation du Moi au toi, dans laquelle le Moi est premier : comme le forçat à la chaîne. Ainsi cette deuxième strophe renverse-t-elle la perspective de la première. Ce n'est plus le Toi qui excède le moi - c'est le Moi qui est excédé par le toi. A la relation éthique dont témoignait l'orant, à la visite et à la transcendance d'autrui, se substituent la relation sacrificielle dont se plaint la victime, et la négation et la clameur du moi. Renversement révélateur. C'est le même événement de la même rencontre, mais s'y déclare que le moi s'y refuse :



Comme au jeu le joueur têtu,

Comme à la bouteille l'ivrogne,

Comme aux vermines la charogne,

- Maudite, maudite sois-tu !



Désormais l'altérité, comme dit Racine, « C'est Vénus tout entière à sa proie attachée » ', mais vue dans la perspective de la proie. L'expérience de Dieu se convertit en expérience du moi. A autrui, le sujet s'oppose. Autrui n'est pas celui qui vient, mais l'obstacle ; et n'est pas la présence infinie, au-delà des signes, mais la mauvaise présence inventée par les signes. Les métaphores de la première strophe disaient déjà que l'absolu est un scandale, montraient déjà le moi rebelle. Coup de couteau, troupeau de démons : si le fracas de ces images signait l'expérience de l'infini, leur crispation dans l'étroitesse du vers et simplement leur contenu marquaient aussi la révolte orgueilleuse, l'insoumission du moi à la venue d'autrui. La transcendance, dans l'épreuve même de son épiphanie, est biaisée. Indiscutablement vécue, mais d'emblée trahie par le démon du moi. Celui-ci refuse l'altérité et en cela même l'éprouve, dénie qu'autrui soit au-delà du langage et en cela même l'atteste. Mal vécue, la venue est vécue comme le mal : autrui n'est qu'un ennemi et la relation est une guerre. Voici la haute mélancolie de Charles Baudelaire : dans le langage où nous parlons, le Toi devient un frère ennemi.



J'ai prié le glaive rapide

De conquérir ma liberté,

Et j'ai dit au poison perfide

De secourir ma lâcheté.



Désormais l'identité des deux ennemis rend leur duel indécida-ble. « Le Vampire » est une variation sur l'enfer de « Duellum ». En recourant au « glaive », le moi se fait le double de l'autre, ce « couteau ». En cherchant sa liberté par la conquête, l!esclave s'identifie à son maître, dont il se sent le « domaine ». En appelant le « poison », le révolté singe son tyran, dont la puissance est d'une « bouteille ». Glaive contre couteau, conquête contre domaine, poison contre bouteille : le moi et le toi sont les mêmes. L'unité rêvée dans « La Mort des amants » reflète l'identité des jumeaux de la violence que « Le Vampire » révèle.



Hélas ! le poison et le glaive

M'ont pris en dédain et m'ont dit :

« Tu n'es pas digne qu'on t'enlève

A ton esclavage maudit,



« Imbécile ! - de son empire

Si nos efforts te délivraient,

Tes baisers ressusciteraient

Le cadavre de ton vampire ! »



Dans ces deux dernières strophes la parole est au glaive et au poison. Armes du moi semblables aux armes de l'autre, et accablant le moi comme l'autre l'accable. La violence des doubles se redouble en violence sur soi, l'agression sur autrui tourne en suicide. Il ne suffit pas de constater ce retour du mal sur son auteur, il faut en apprécier le mobile ; et il ne suffit pas d'épingler l'ensemble sous des hypostases commodes : sadisme et masochisme n'expliquent rien. C'est l'idée de « Duellum » - et sa transposition mythique dans « La Mort des amants » -, l'idée d'imitation et de guerre fondatrice, qui peut servir à dénouer la pensée du poète et à comprendre la composition du poème.



« Le Vampire » est constitué de deux parties symétriques dont les articulations sont nettes. La disposition des rimes, embrassées dans le troisième quatrain alors qu'elles étaient croisées dans les deux premiers, se retrouve identique dans la seconde partie. Celle-ci produit à partir de son vers central la malédiction dont le moi est victime (v. 19), sur le modèle de la première malédiction, à partir du vers central de la première partie, dont l'autre est victime (v. 9). Répétition et réversion formelles composent donc le poème : comme l'imitation et l'intériorisation du tyran par l'esclave composent leur rapport de doubles. Le poème s'organise comme la violence qu'il dit. La seconde partie recommence et retourne la première conformément au conflit que l'ensemble thématise, soit la reproduction par le moi, et contre lui-même, de l'agression du toi. L'esclave copie son tyran quand pour répondre à la violence (au couteau, à la bouteillE) il appelle cette violence (le glaive, le poisoN). Si bien que le désir du moi n'est pas masochiste, n'est pas de souffrir : il est de reproduire l'image de l'autre, d'être la maîtrise qu'il attribue à l'autre, qui le fascine en ce qu'elle le martyrise. Le moi singe la mauvaise transcendance, non pour souffrir, mais pour rayonner de la violence qu'il adore. L'idéal du moi, c'est l'autre. L'idéal est conquis quand les images de l'autre parlent à la place du moi. « Tu n'es pas digne qu'on t'enlève/A ton esclavage maudit » : les derniers vers accomplissant le poème, actualisent l'enfer du désir conformiste. Ici les doubles parlent d'une même voix, unis dans la guerre et par la guerre.

Le poème est formé par le duel qu'il montre et connaît, dans « Le Vampire » comme dans « Duellum », et par le duel qu'il cache et méconnaît, dans « La Mort des amants » : le poème est une ouvre de la violence. Vérifions cette hypothèse dans deux pièces différentes, « L'Homme et la mer », et « Le Chat ».



3. « L'Homme et la mer »



Le premier vers de « L'Homme et la mer » est étrange :

Homme libre, toujours tu chériras la mer !



« Libre », dans le syntagme d'ouverture en fonction d'apostrophe, ne peut s'entendre comme une qualité parmi d'autres. L'anacoluthe dans la construction de la phrase ; la redondance des signes interpellant le destinataire (Homme libre... tU) ; le déplacement de la césure (de la sixième syllabe vers la quatrièmE); la longue pause après l'apostrophe ; - autant de traits stylistiques chargeant l'adjectif de valeurs affectives. « Libre » nomme l'essence, ce par quoi l'homme est ce qu'il est. Le nom propre de l'homme est ce syntagme insécable : Homme-libre. A l'opposé le nom de la mer est un nom commun avec son déterminant : « la » mer, sans adjectif. L'écart est vaste entre ces deux substantifs, vaste comme l'alexandrin qui déferle : douze syllabes entre l'un et l'autre, marquant une amplitude infinie. Or voici l'étrange : homme libre - n'est pas libre. A-t-on jamais dit quelle contradiction déchire ce vers, quel déni son second hémistiche oppose au premier ? Toujours tu chériras la mer! L'exclamation indique-t-elle la stupeur, l'ironie, la loi? Quoi qu'il en soit, cet impératif catégorique surplombe la liberté. Toujours - est-il déclaré - tu chériras. Comme toujours, faut-il croire, tu as chéri. Aussi libre sois-tu, et même si la liberté est ton essence, et malgré ta liberté de ne pas chérir la mer, - toujours tu chériras la mer ! Qui a décrété cette passion fatale, à qui ou à quoi l'homme libre doit-il d'être un esclave ? Quelle nécessité intérieure à la structure de l'être oppose ainsi sa vérité éternelle à la liberté de l'homme? D'un bout à l'autre du grand alexandrin, l'amplitude est celle d'un paradoxe. Tension non dialectisable qui est destin et tragédie : rien n'est impossible à l'homme - auquel il est impossible de ne pas chérir la mer. Or Baudelaire a hésité. En 1852, dans la première publication du poème, le titre marquait l'asymétrie entre l'homme et la mer : « L'Homme libre et la mer ». A partir de 1857 l'adjectif inconvenant est effacé, et « L'Homme et la mer », le titre définitif, sonne juste : un monosyllabe de part et d'autre de la conjonction, et une double allitération consonantique (l-m I l-M) suffisent à suggérer la symétrie parfaite. Identité des doubles, réaffirmée au-delà de leur différence. Qu'est-ce donc que la mer, pour ainsi dresser et aussitôt récuser la liberté de l'homme ?

L'apport de Baudelaire au thème romantique de l'océan miroir de l'homme (« La mer est ton miroir ») consiste en l'affirmation d'un conflit fraternel1. La dernière strophe livre la pensée du poète, laquelle n'est pas qu'un ajout au lyrisme romantique mais la découverte de ses fondements :



Et cependant voilà des siècles innombrables

Que vous vous combattez sans pitié ni remord.

Tellement vous aimez le carnage et la mort,

O lutteurs éternels, ô frères implacables !



Expliquons par cette strophe le paradoxe du premier vers. La mer que l'homme, quoique libre, nécessairement chérira, n'est pas en vérité la mer, mais l'image de celle-ci que le désir lui substitue et à laquelle il s'affronte, image d'une violence dont il s'éprend parce qu'elle reflète sa propre violence. Il n'y a pas de relation de l'homme au monde qui ne soit déterminée par le rapport des hommes entre eux, qui ne reproduise le duel des frères et qui n'aliène, par là, la liberté humaine. Le rapport interhumain précède et travaille le rapport à la nature : « Obsession » - et l'éthique - précède l'ontologie de « Correspondances ». L'envoûtement de la liberté par la matière, la victoire de la nécessité sur la liberté, tiennent au désir, en ce qu'il s'oppose aux fictions qu'il bâtit dans sa guerre avec autrui. « Tu contemples ton âme / Dans le déroulement infini de sa lame » : entendons dans le mot « lame » le latin lamina, instrument de supplice, d'où en français lame de couteau. La vision du désir, régie par le conflit entre hommes, transfigure la mer en combattante armée, comme autrui, dans « Le Vampire », en guerrier : « comme un coup de couteau ». Le sujet aspire à incarner cette violence dont il affuble son objet. Le déroulement de la lame lui paraît d'une puissance qu'il identifie à l'absolu et qu'il veut pour lui-même. Non verbale, non verbalisa-ble, cette suffisance de la matière l'irrite, il la prend pour son idéal parce qu'elle semble son obstacle, et il la chérit, s'y subordonne et s'en révolte, dans une guerre analogue aux duels fratricides. D'où les représentations réversibles de la mer en femme et de la femme en mer. Dans le poème XXVII, la maîtresse du poète « se développe avec indifférence » :



Comme le sable mome et l'azur des déserts.

Insensibles tous deux à l'humaine souffrance,

Comme les longs réseaux de la houle des mers.

Elle se développe avec indifférence. '



La femme est belle en ce qu'elle ressemble à la mer, et la mer belle en ce qu'elle ressemble à la femme. Mais le sujet ne désire, ici et là, que l'indifférence, et trouve belle quiconque (ou quoi que ce soiT) en produit l'image. Il ne chérit ni la mer ni la femme, mais la maîtrise qu'elles lui opposent et qu'il compte s'approprier, autrement dit le frère implacable. Selon Fusées, « l'idée d'une insensibilité vengeresse » est l'un des ingrédients nécessaires à la séduction d'une « belle tête d'homme ». D'où le cri de l'esthète dans « Le Confiteor de l'artiste » :



L'insensibilité de la mer, l'immuabilité du spectacle, me révoltent... [...] Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse-moi ! Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil ! L'étude du beau est un duel où l'artiste crie de frayeur avant d'être vaincu.



La mer comme la femme, comme la nature - comme le « Belge », le premier venu - asservit le désir qui la provoque en duel pour conquérir l'insensibilité dont il se sent dépourvu. Parce que la mer est « indomptable », il veut dompter cette rivale. Dans « Rêve parisien », le rêveur se flatte en effet de faire passer, sous un tunnel de pierreries, « un océan dompté »3. Dès le Salon de 1846, Baudelaire rend compte des raisons pour lesquelles l'art est un duel : « la première affaire d'un artiste est de substituer l'homme à la nature et de protester contre elle»4. Cette substitution, « L'Homme et la mer » ne la limite pas à l'artiste : tout homme proteste contre la nature après l'avoir remplacée par ses propres mythes. Protestation qui va jusqu'à la haine, dans « Obsession » :



Je te hais. Océan ! tes bonds et tes tumultes,

Mon esprit les retrouve en lui ; ce rire amer

De l'homme vaincu, plein de sanglots

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Charles Baudelaire
(1821 - 1867)
 
  Charles Baudelaire - Portrait  
 
Portrait de Charles Baudelaire

Biographie

Charles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br

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