Charles Baudelaire |
Que le Baudelaire du Spleen de Paris, inapte au pardon entrevu, désespérât, et recrucifiât la parole qui réclamait en lui, c'est ce que signifie « Le Mauvais Vitrier ». Pour l'exégèse de ce poème, appliquons l'hypothèse que les lectures précédentes nous ont fait formuler. L'inculpation, par « Le Vieux Saltimbanque », de la dépense festive, elle-même métaphore de l'invention poétique, cette inculpation étendue au langage dans « Les Dons des fées », est-elle encore à l'ouvre dans « Le Mauvais Vitrier »? Le sacrifice d'autrui - fondement de l'ordre humain - est-il aussi l'opération constitutive de l'ouvre subjective ? Voici le poème jusqu'au moment où le narrateur rencontre l'autre : Il y a des natures purement contemplatives et tout à fait impropres à l'action, qui cependant, sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables. Tel qui, craignant de trouver chez son concierge une nouvelle chagrinante, rôde lâchement une heure devant sa porte sans oser rentrer, tel qui garde quinze jours une lettre sans la décacheter, ou ne se résigne qu'au bout de six mois à opérer une démarche nécessaire depuis un an, se sentent quelquefois brusquement précipités vers l'action par une force irrésistible, comme la flèche d'un arc. Le moraliste et le médecin, qui prétendent tout savoir, ne peuvent pas expliquer d'où vient si subitement une si folle énergie à ces âmes paresseuses et voluptueuses, et comment, incapables d'accomplir les choses les plus simples et les plus nécessaires, elles trouvent à une certaine minute un courage de luxe pour exécuter les actes les plus absurdes et souvent même les plus dangereux. Un de mes amis, le plus inoffensif rêveur qui ait existé, a mis une fois le feu à une forêt pour voir, disait-il, si le feu prenait avec autant de facilité qu'on l'affirme généralement. Dix fois de suite, l'expérience manqua ; mais, à la onzième, elle réussit beaucoup trop bien. Un autre allumera un cigare à côté d'un tonneau de poudre, pour voir, pour savoir, pour tenter la destinée, pour se contraindre lui-même à faire preuve d'énergie, pour faire le joueur, pour connaître les plaisirs de l'anxiété, pour rien, par caprice, par désouvrement. C'est une espèce d'énergie qui jaillit de l'ennui et de la rêverie; et ceux en qui elle se manifeste si inopinément sont, en général, comme je l'ai dit, les plus indolents et les plus rêveurs des êtres. Un autre, timide à ce point qu'il baisse les yeux même devant les regards des hommes, à ce point qu'il lui faut rassembler toute sa pauvre volonté pour entrer dans un café ou passer devant le bureau d'un théâtre, où les contrôleurs lui paraissent investis de la majesté de Minos, d'Eaque et de Rhadamante, sautera brusquement au cou d'un vieillard qui passe à côté de lui et l'embrassera avec enthousiasme devant la foule étonnée. Pourquoi ? Parce que... parce que cette physionomie lui était irrésistiblement sympathique ? Peut-être ; mais il est plus légitime de supposer que lui-même il ne sait pas pourquoi. J'ai été plus d'une fois victime de ces crises et de ces élans, qui nous autorisent à croire que des Démons malicieux se glissent en nous et nous font accomplir, à notre insu, leurs plus absurdes volontés. Un matin je m'étais levé maussade, triste, fatigué d'oisiveté, et poussé, me semblait-il, à faire quelque chose de grand, une action d'éclat ; et j'ouvris la fenêtre, hélas ! (Observez, je vous prie, que l'esprit de mystification qui, chez quelques personnes, n'est pas le résultat d'un travail ou d'une combinaison, mais d'une inspiration fortuite, participe beaucoup, ne fût-ce que par l'ardeur du désir, de cette humeur, hystérique selon les médecins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que les médecins, qui nous poussent sans résistance vers une foule d'actions dangereuses ou inconvenantes.) La première personne que j'aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le cri perçant, discordant, monta jusqu'à moi à travers la lourde et sale atmosphère parisienne. Il me serait d'ailleurs impossible de dire pourquoi je fus pris à l'égard de ce pauvre homme d'une haine aussi soudaine que despotique. 1. La haine à l'ouvre La victime de la haine est la première personne que j'aperçus dans la rue. Comme dans « Le Crépuscule du soir », où la victime de la folie est « le premier venu »'. Quelconques et substituables les unes aux autres, ces victimes (semblables à celle du jubilé du « Vieux Saltimbanque », à celle de la fête familiale du « Désespoir de la vieille », à l'âne d' « Un plaisant », au rat du « Joujou du pauvre », au petit commerçant des « Dons des fées », au mauvais poète de « Perte d'auréole ») sont maltraitées par le hasard d'une crise. De celle-ci, le texte donne cette métaphore déjà citée : « la lourde et sale atmosphère parisienne », analogue aux « nuées » du « Gâteau », à la « poussière » de « Chacun sa chimère », aux « hautes brumes de la rue » de la dédicace '. Or cette atmosphère de passions et de troubles produit une opération mystérieuse. Voici d'abord « un cri perçant, discordant », on dirait la rupture inaugurale d'un sacrifice, et aussitôt l'élévation de ce cri (« monta jusqu'à moi ») au-dessus de la confusion du dehors, jusqu'à la chambre du rêveur. De la rue à la chambre et quittant l'une pour l'autre, le cri ascensionnel suggère au rêveur, là-haut, l'origine de son rêve : sous l'écriture du moi, autrui ; sous l'harmonie spirituelle, la foule; sous les analogies et les correspondances de l'art, les discordes sociales. Le rêveur qui déjà est poursuivi par la haine de lui-même (« maussade, triste, fatigué d'oisiveté »), et qui bute sur ce premier venu incarnant l'existence triviale et niant la Beauté du rêve, s'affole et se sent menacé. Comment poursuivre un rêve quand il y a tant de bruit? Alors il est pris à l'égard du crieur « d'une haine aussi soudaine que despotique », et il lui est « impossible », dit-il, d'en dire la raison. Cependant demandons. Pourquoi cette haine ? Et d'où tire-t-elle, despotique, sa vorace intensité ? En fait le rêveur vient d'apercevoir de sa fenêtre ouverte, un moment, dans cet obscur crieur, sa faute, et dans cette violence - un cri discordant - la condition nécessaire de l'art, occultée par celui-ci. Moment du réel, rencontre vraie de la présence d'autrui. Mais, certes, qu'il faut bien que la haine, le désir, déjà recouvrent. Ce qui s'est levé en effet dans cet éclair aussitôt perdu, c'est, irréductible, la compassion de Baudelaire, sa soif toujours intacte et dévoyée du don d'amour, et c'est sa justice, ou ce qu'il faudrait nommer sa foi, la source vive de sa méditation et de sa connaissance de l'être. S'il y a un savoir de Baudelaire depuis le début et jusqu'à l'aphasie, c'est parce que autrui le lui a révélé. Mariette, la servante au grand cour, et son père et sa mère, fondent en Baudelaire enfant l'expérience de l'agapè, qui réapparaît souvent dans son existence, reflux de l'origine, comme sentiment que trouble la peur, mais absolu, d'une transcendance qui s'incarne, puis sur le mode de l'amertume et du remords, comme proposition pour l'esprit, improbable ou trop hardie. Cette révélation du sens, Visitation de l'invisible, outrepasse les mots. Pourtant avant les effigies du désir, il y eut - c'est la désertion finale du langage qui l'atteste, et la mélancolie de la voix, et ce poids de finitude dans les mots baudelairiens - devant la Passante, devant le Cygne, devant cette Petite Vieille ou cette Prostituée, et devant un Bohémien, un Pauvre, un Etranger, et encore ce Vitrier, il y eut cette expérience d'un visage et d'une personne irréfutables, intuition d'un dénouement des conditions nocturnes de l'être, écoute d'une parole enseignée comme un don consume les propriétés du moi. « Pas d'autre séduction qu'un visage humain, la pure humanité réduite à son expression la plus pauvre » : telle est la rencontre, avant l'ivresse des Paradis artificiels, que fait d'une « petite fille abandonnée » le futur mangeur d'opium, ce représentant du poète. Faire la place à qui approche, accueillir la présence et la liberté du premier venu, ce serait laisser parler Mariette, comme tant de fois malgré tout elle a parlé, si tôt éteinte. Et ce serait parler, ou déjà croire, en s'offrant à la rencontre, se libérer des mystifications du rêve, se désencombrer de l'orgueil, - mais rêve et orgueil s'y refusent. « Et alors se manifesta », dans les tortures de l'opium, « la tyrannie de la face humaine » '. Le don et l'accueil seraient la vérité sous les masques, que les masques trahissent. Despotique, donc, la haine. Comme la terreur de perdre ses illusions, sur lesquelles on a fondé la vie et l'ouvre, de déposer ses armes au pied de son semblable. Le dévot des images redoute autrui, et plus il l'entend plus il le refuse, soumis qu'il est à sa détermination artiste. La haine est le recours qui sauvegarde la préférence de soi, les prestiges de l'art et la beauté d'un destin malheureux. Il la faut impérieuse, à la mesure de la menace, pour déjouer celle-ci et fortifier le mensonge, fuir la conversion. Baudelaire a recopié dans un feuillet d'Hygiène la pensée de saint Paul : « Sans la charité, je ne suis qu'une cymbale retentissante »2. Qu'il ait emprunté alors la formulation d'un autre, montre qu'il se savait incapable des actes que cette pensée réclame, laquelle ainsi fut son remords, c'est-à-dire aussi, très vite, une forme de son autoidolâtrie : d'où son malheur, ici le despotisme de sa haine. Le sens de despotique est double. C'est d'une part la haine inévitable, à laquelle le sujet est asservi comme au confort de son rêve, de laquelle il est l'obligé comme du refus de se comprendre. Et c'est la haine, d'autre part, d'un despote, d'un combattant se devant à lui-même de dominer ses semblables, qui lui sont des frères dangereux. Cette duplicité sémantique signe le rapport de doubles entre le rêveur et son vitrier. Celui-là va se jeter dans une guerre impitoyable contre celui-ci parce que celui-ci vient de contester son règne. Voici le cri contre le cri, douleur déjà commune : « - Hé ! Hé !» et je lui criai de monter. Cependant je réfléchissais, non sans quelque gaieté, que, la chambre étant au sixième étage et l'escalier fort étroit, l'homme devait éprouver quelque peine à opérer son ascension et accrocher en maint endroit les angles de sa fragile marchandise. Cette « marchandise » du vitrier est son moyen de subsistance, son outil économique dans la structure des échanges, disons son action dans la société. Mais traînée chaque jour sur les épaules, et lourde dans la marche et la montée de l'escalier, elle figure, on la reconnaît, une Chimère, bête monstrueuse sur le dos du marcheur, et elle signifie, comme dans « Chacun sa chimère », la fatalité d'un langage méconnu, d'un rêve, centre et pesanteur de la conscience. La marchandise du vitrier équivaut aussi au fardeau des Chiffonniers, ces rêveurs écrasés de ressentiment auxquels le poète s'identifie dans « Le Vin des chiffonniers » : « Ereintés et pliant sous un tas de débris »'. Nos actions sont comme nos phrases, travaillées d'idéologies impensées, de conventions contraignantes, elles sont des rêves. Les vitres sont au vitrier ce que la Chimère est au voyageur : non pas l'instrument d'un travail qu'il faudrait opposer à l'oisiveté du rêve, mais une obligation parmi d'autres dans la culture, un mythe de l'esprit auprès d'autres mythes, et donc une forme où s'enclore, à laquelle se plier, un sommeil pesant sur le dos. C'est pourquoi le marchand monte l'escalier, ou comme dit Baudelaire, « opère son ascension ». Rêveur, le vitrier l'est au même titre que celui qui l'appelle. Son action, comme les rêves de son rival, l'isole de la rue, pour, plus haut que les autres hommes, l'élever jusqu'à la chambre de l'idéal. Le mobile de cette ascension naturellement est le désir. Ce qui en haut est convoité (au plan de l'échange économique où le récit trouve ses symboleS) c'est le profit d'un commerce, l'argent, c'est le Plutus des « Tentations », le dieu de l'Utile des Fleurs du Mal1 : une fausse transcendance, l'illusion d'une maîtrise. Pareille convoitise « opère », à tous les sens du terme. D'abord elle détermine un drame idéaliste en vouant le grimpeur à une ascèse (« éprouver quelque peine », « accrocher en maint endroit les angles de sa fragile marchandise »). Ensuite elle tranche le lien du marchand à sa ville en le séparant des autres dans la détresse de « l'escalier fort étroit ». Enfin elle accomplit une ouvre en se consacrant à gagner la souveraineté du tyran qui l'attire. Au premier moment de son expérience, le poète ayant ouvert sa fenêtre - « hélas ! » - a vu, avec la clairvoyance de la compassion enseignée par autrui, sur quelle hypocrisie reposait son rêve : sur la déréalisation du tumulte et le refoulement du cri des hommes. Moment de l'amour et de la foi, dont Jouve se souviendra dans « Le Prince », l'un de ses poèmes écrits en mémoire de Baudelaire : « l'amour le plus simple donné au passant quelconque »3. Ici et maintenant ce vitrier ordinaire, ce premier venu, est mon semblable, mon prochain, - mais mes images et mon art, exigeant son sacrifice, vont employer son cri et en faire de la Beauté. Notons que cette transmutation esthétique, inconsciente de soi, oublieuse de sa violence, c'est ce dont le poème d'Arsène Houssaye, « La Chanson du vitrier », en son effusion sentimentale, en son exploitation littéraire de la misère, se rend coupable, et d'autant plus qu'il la grime par une compassion d'emprunt : d'où l'ironie dont Baudelaire l'accable, dans la dédicace, sous l'admiration feinte'. Au deuxième moment, donc, de la relation baudelairienne au premier venu, autrui est perdu : il devient l'Autre, la tyrannie de la face humaine, Minos ou Rhadamante. La haine substitue à la présence du semblable la menace d'un ennemi, et offusquant le regard qu'elle détourne en vision (on se souvient du « Vieux Saltimbanque ») elle rêve un rival à la place du prochain. Moment de la violence. Ce vitrier est mon obstacle. L'art, religion tyrannique du poète, impose qu'autrui soit méconnu en son être propre. Il craint par-dessus tout ce passage devant l'escalier de son temple, de ce passant simplement simple. « Quand la Vengeance bat son infernal rappel, / Et de nos facultés se fait le capitaine » - selon « Réversibilité »2 -, la haine, le rêve et l'art s'associent dans la même opération discriminatrice : ils effacent la trace de la charité, transfigurent le frère et interdisent la parole. Le frère est désormais le double du poète. Baudelaire persécuteur et persécuté, modèle et obstacle de l'un comme de l'autre, se représente simultanément dans le narrateur et dans le vitrier. Le travailleur grimpant l'escalier, peinant sous le poids de sa Chimère et convoitant l'apparente souveraineté de son despote, métapho-rise l'activité poétique en son opération spécifique3. Quittant la rue où continue l'histoire, se donnant à la détresse, et obnubilé par le dieu violent auquel il veut s'élever, il est au tyran qui l'attire, l'inspire, ce que celui-ci est à son art. Le vitrier se détache de la rue et a pour modèle le rêveur; le rêveur refuse le vitrier et a pour modèle l'Idéal. Mais l'Idéal se refuse au rêveur, est inaccessible, puisqu'il a pour obstacle ce mauvais, ce discordant vitrier, qui a pour obstacle le rêveur, lequel a pour modèle, aussi bien, ce même vitrier réussissant, vaille que vaille, son ascension... N'allons pas plus loin dans l'escalier infernal, et écoutons Baudelaire écrivant ces mots indiscutables : « Cependant je réfléchissais [...] » Réfléchir, - refléter, - représenter la conscience réflexive. Baudelaire se dédouble dans l'écriture, rêveur et vitrier, crieur et crieur, bourreau et victime, pour refléter et révéler la structure sacrificielle de la conscience, la genèse du moi par l'expulsion de l'Autre, qui est le frère. Le vitrier accède à la conscience du rêveur par le cri le séparant de la foule et par l'ascension le conduisant à la chambre de l'art. Mais criant et s'élevant, il est le rêveur, qui crie et se consacre à l'art. De sorte que dans ce cri et cette élévation - ou cette violence et cet oubli, ce mal et ce rêve - c'est à la conscience de lui-même qu'accède le vitrier : qu'accède le rêveur. La réflexi-vité, la conscience de soi, dérive du sacrifice et de la méconnaissance du double, qui sont un sacrifice et une méconnaissance de soi. L'identification de soi à soi opère par dédoublement, et la conscience est rêveuse, discriminatrice. Opérer - couper et faire ouvre, trancher et écrire -, c'est être. « Enfin il parut », peut dire Baudelaire. 2. La transparence de la violence Enfin il parut : j'examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui dis : « Comment ? vous n'avez pas de verres de couleur? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n'avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau !» Et je le poussai vivement vers l'escalier, où il trébucha en grognant. Les « vitres magiques », roses et bleues comme le soir mystique de « La Mort des amants » ou la rêverie de « La Chambre double », métaphorisent la Beauté d'harmonie, la musique des Correspondances, les minutes heureuses de la poétique de l'Idéal. Si le rêveur brutalise le vitrier sans regarder son visage, c'est par orgueil et cruauté esthétiques, parce que ce vitrier incapable de fournir les vitres magiques, les prestiges de la sorcellerie évocatoire, est le mauvais poète. De quoi s'agit-il ? Certes les deux personnages, narrateur et commerçant, sont une représentation de la conscience divisée du poète. Et celui-ci sombrera à Bruxelles, comme eux à la fin du texte, dans l'hystérie et la terreur. Mais Baudelaire transcende le narrateur et le vitrier par cette représentation même, savante de soi et de son origine, révélatrice de ses reflets. En donnant à voir la détermination conflictuelle des deux figures, ce qu'il représente en vérité c'est l'effritement de la représentation, ce qu'il compose c'est la décomposition des figures. Non, dit-il à peu près, il n'y aura plus d'images naïves, il n'y aura plus dans notre histoire en crise, de vitres colorées, de « paradis », de « vie en beau », il n'y aura plus les Correspondances ni les symboles qui savaient fournir aux époques passées l'idée d'un ordre et d'une unité du monde. Conséquences de la ruine moderne des mythes collectifs et de la disparition du réfèrent divin : la Beauté n'est plus crédible, l'Idéal n'est plus permis, et les marchands de couleurs ou de sommeils aujourd'hui étranglés dans l'escalier du rêve ne traînent plus sur leur dos qu'une fragile marchandise, ces vitres transparentes d'un langage neutre, sans pouvoir magique. Le rêveur a réclamé au vitrier - Baudelaire a exigé de lui-même - « des vitres qui fassent voir la vie en beau ». Pourquoi ces vitres manquent-elles, pourquoi la chambre baudelairienne, notre chambre, est-elle dévastée par un dehors dont elle ne sait plus comme autrefois protéger l'esprit, d'où vient que soit rompu dans notre société le charme des belles Correspondances? Baudelaire répond à cette question dans les lignes suivantes, qui interprètent en la compromettant l'expérience de ses dernières années : Je m'approchai du balcon et je me saisis d'un petit pot de fleurs, et quand l'homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur de ses crochets ; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le bruit éclatant d'un palais de cristal crevé par la foudre. Et, ivre de ma folie, je lui criai furieusement : « La vie en beau ! la vie en beau ! » Je me saisis d'un petit pot de fleurs... L'allusion aux Fleurs du Mal est évidente. Baudelaire a décidé de se débarrasser de son ouvre, de jeter sa Beauté, Les Fleurs du Mal, par la fenêtre. Car il en allait de la vérité. Baudelaire a projeté son aphasie : ces fleurs qui tombent d'un sixième étage, c'est sa chute à Namur. Dès lors que l'harmonie fait défaut, que les Correspondances ne résonnent plus de leurs « longs échos » ', que les vitraux se décolorent, l'ouvre n'est plus qu'écriture morte, vaine dépouille d'un sens perdu. La chute du pot de fleurs refait en sens inverse l'ascension du vitrier et elle entérine son échec, son incapacité à reformer des symboles, à rebâtir du sacré ou à donner « la vie en beau ». Comme tel cet effondrement n'explique rien, signant le désespoir et la colère du poète devant l'irrémédiable de son impuissance. L'art, le rêve, l'ouvre, Baudelaire ne peut et ne veut les préserver : il les « laisse tomber perpendiculairement », les jette contre autrui et contre lui-même. Un autre texte du Spleen de Paris médite de révoquer Les Fleurs du Mal, c'est « La Femme sauvage et la petite-maîtresse ». Voici ce que lance à sa Muse le futur aphasique (c'est la conclusion, en tout cas le dernier paragraphe du poèmE) : « Tant poète que je sois, je ne suis pas aussi dupe que vous voudriez le croire, et si vous me fatiguez trop souvent de vos précieuses pleurnicheries, je vous traiterai en femme sauvage, ou je vous jetterai par la fenêtre, comme une bouteille vide. » Pot de fleurs ou bouteille vide - beauté jugée décorative ou ivresse tenue pour capricieuse -, l'ouvre de poésie selon le Baudelaire du Spleen de Paris ne sert-elle, engin de guerre, qu'à la violence, qu'à l'expulsion des autres et de soi dans « une guerre parfaitement fratricide » ? Le vitrier meurt symboliquement : sa « pauvre fortune ambulatoire », son langage, se renverse sous le « choc », et se brise dans le « bruit ». Dans cette mort et par elle, cependant, quelque chose de formidable se produit, encore une opération décisive. Au paroxysme de la « crise » les vitres transparentes se métamorphosent, flambée du neutre, elles délivrent en explosant une beauté interdite, - « un palais de cristal crevé par la foudre ». Le moment du sacrifice est illuminant. Se brisant, la vitre se convertit en cristal, le langage se fait palais. La mise à mort est ainsi le seuil d'une recréation esthétique, resymbolisation immédiate et précaire, qui manifeste le fondement polémique de tout symbole. Ce palais de cristal crevé par la foudre (beauté « convul-sive », « explosante fixe », telle celle dont Breton s'enchantait sans la comprendrE) est à la Beauté d'harmonie ce qui rend celle-ci soupçonnable, ce que la connaissance de la victime est à son oubli. Relevons qu'un passage de la lettre à Poulet-Malassis du 29 avril 1859, dans laquelle Baudelaire fait état de son travail pour la deuxième édition des Fleurs du Mal, et de sa faconde, de ses pouvoirs d'écrivain heureusement réveillés à Honfleur, autorise l'interprétation de l'explosion comme métaphore de l'opération créatrice : « Nouvelles Fleurs du Mal faites. A tout casser, comme une explosion de gaz chez un vitrier »3. D'autre part le « palais de cristal », dressé et détruit au même instant par le choc, métapho-rise le surgissement de la merveille artistique, - celle que le critique admire dans les poèmes d'Edgar Poe : « C'est quelque chose de profond et de miroitant comme le rêve, de mystérieux et de parfait comme le cristal », - mais celle dont l'esthète est prisonnier dans « L'Irrémédiable » : Comme en un piège de cristal, - celle encore dont s'éblouit le rêveur, provisoirement, dans « Rêve parisien » : Et des cataractes pesantes. Comme des rideaux de cristal. Se suspendaient, éblouissantes, A des murailles de métal. et celle surtout que l'écrivain vengeur obtient par la haine, dans « A une Madone » : Avec mes Vers polis, treillis d'un pur métal Savamment constellé de rimes de cristal, Je ferai pour ta tête une énorme Couronne ; Il convient donc de lire avec Baudelaire l'impuissance du vitrier et du rêveur, à savoir la décoloration des vitraux, désormais l'impossibilité moderne de souscrire à la poétique des Correspondances, dans la foudre répandue par le bris des vitres ordinaires, ce sacrifice de l'autre. La poétique du choc et du hasard des rencontres citadines explique et défait la poétique de l'Idéal : elle en comprend l'énergie transfiguratrice, et du coup libère celle-ci, dégageant le bruit derrière le silence du rêve, le conflit et la mort derrière l'harmonie. « C'est, si vous consentez à accepter cette formule, l'harmonie éternelle par la lutte éternelle » : ainsi s'exprime Baudelaire à Poulet-Malassis dans une lettre importante de la fin d'août 1860. Si les vitres roses et bleues ne répondent plus au désir esthétique de Baudelaire, c'est parce qu'une beauté plus abrupte a décelé leur dehors, la genèse sacrificielle de cette couleur, et a révélé la guerre des doubles sous les analogies. Rappelons dès maintenant que ce soupçon est largement antérieur aux Petits Poèmes en prose : nous le vérifierons dans des poèmes de jeunesse. Dès Choix de maximes consolantes sur l'amour, qui date de 1846, le jeune auteur déniait ainsi ses propres maximes : « Verres de couleur colorant trop peut-être l'éternelle lampe de vérité qui brille au-dedans »3. Mais nul texte ne critique aussi radicalement que « Le Mauvais Vitrier » l'occultation de la violence interpersonnelle par les images de paradis, de vie en beau, dont le vitrail est la métaphore. La Beauté d'harmonie : une chambre enfermant la haine, une guerre fratricide qui s'ignore parce qu'elle tente, comme l'écrit Walter Benjamin, de « s'établir sans crise »4. Et la beauté du choc : cette guerre conduite et réduite au sacrifice d'autrui, alors connu pour le fondement commun aux deux beautés, génétiquement identiques. La transparence du cristal laisse voir la guerre des doubles dans la couleur des vitraux. Quand le désir de la vie en beau ne peut plus être satisfait qu'en la manifestation de son mobile constitutif- le désir de vaincre autrui -, cette satisfaction aussitôt obtenue se perd, le palais de cristal se brise, et la beauté devient celle de l'impossible : « ivre de ma folie », écrit Baudelaire. « Effondrement de l'aura dans l'expérience vécue du choc », selon Walter Benjamin, ou « ruine symbolique » selon Maurice Blan-chot ', le poème en prose baudelairien symbolise la désymbolisa-tion. Le meurtre est retrouvé au terme de l'aventure esthétique tel qu'il a été trouvé au commencement de la société humaine. Découverte baudelairienne de la mystification de l'imaginaire - amer savoir. L'entreprise esthétique s'y aperçoit comme une « crise » personnelle redoublant la crise collective dont la communauté a constitué son histoire : « comme chacun est le diminutif de tout le monde, comme l'histoire d'un cerveau individuel représente en petit l'histoire du cerveau universel »2. La critique du langage dans « Les Dons des fées » s'accomplit avec cette critique de la beauté dans « Le Mauvais Vitrier ». Rêver, écrire, en somme vivre, c'est tuer l'autre, mon semblable et mon frère. Au nom de quoi tant de malheur? D'où, cette irrémédiable participation par l'indifférence oublieuse ou la complicité active, au meurtre du prochain? On connaît la lettre à Toussenel de janvier 1856 : « La nature entière participe du péché originel » ; et ce fragment de Mon cour mis à nu à propos du 15 mai 1848 : « Toujours le goût de la destruction. Goût légitime si tout ce qui est naturel est légitime »3. Or voici contre toute attente que la poésie, qu'on avait crue d'un autre ordre, perpétue la violence naturelle, n'étant, dirait-on, rien d'autre que celle-ci différée, hypocritement celée. C'est donc elle, et le langage qu'elle rend possible, qui sont illégitimes, venus de ce « péché originel » que le Baudelaire maistrien jette, comme un filet, sur la nature. « Toute littérature dérive du péché », écrit le poète à Poulet-Malassis dans la lettre précédemment citée, et il ajoute : « - Je parle très sérieusement »4. Non seulement l'existence est irrémissible, sans échappatoire, non seulement le langage est une indifférence, nous a appris « Chacun sa chimère », mais exister, serait-ce poétiquement, et parler, opère l'abolition d'autrui, la négation du frère par déréalisation imaginaire fondée en sacrifice réel. La question de Baudelaire dans « Le Mauvais Vitrier », comme dans tous les poèmes ici commentés, est celle de savoir comment le moi, en écrivant, tue. Question de qui parle selon l'intuition de l'amour, de qui a compris - un moment, qui fut le vrai - que ce vitrier donné par le hasard, là-bas, au bas de l'édifice où le moi rêve, il faudrait, comme les Visiteurs priant qu'on les héberge, le « servir à genoux » '. Mais la clairvoyance du « Mauvais Vitrier » n'aboutit pas. L'ironie, où l'on sent la peur, la refoule dans la bravade du dernier paragraphe, soubresaut d'un orgueil qui n'invente plus qu'une rhétorique : Ces plaisanteries nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut souvent les payer cher. Mais qu'importe l'éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l'infini de la jouissance ? Ce pauvre défi crie son leurre. Pareille ironie - « cette vengeance du vaincu », selon l'essai sur Banville - est un savoir refusant de libérer ce qu'il sait, une conscience du mal s'enfonçant dans le mal, comme dans « L'Irrémédiable ». Le vrai est que la damnation échoit au rêveur aussi tragiquement qu'au vitrier sa fin. Baudelaire dit la vérité mais il la dit négativement : il va sombrer dans l'aphasie, qui trahira l'amour, l'attestera en le déniant. |
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Charles Baudelaire (1821 - 1867) |
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Portrait de Charles Baudelaire | |||||||||
BiographieCharles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br RepÈres biographiques |
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