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Le voyage du désir - LES VOCATIONS


Poésie / Poémes d'Charles Baudelaire





De poème en poème nous rencontrons la même inspiration, non pas une théorie mais une vérification poétique que ce qui porte les êtres, c'est le même processus aux réalisations variées mais au principe unique, c'est le même désir. Fusion du poète dans la foule contagieuse (« Le Vieux Saltimbanque ») ; indifférence aux différences illusoires, mais infernale comme elles (« Chacun sa chimère ») ; mobilisation collective autour d'une victime sacralisée (« Les Dons des fées », « Perte d'auréole », « Le Vieux Saltimbanque », « Un plaisant ») ; envies semblables de distinctions imaginaires (« Le Mauvais Vitrier », « Le Crépuscule du soir ») ; rivalité symétrique des enfants pour un objet transfiguré (« Le Gâteau », « Le Joujou du pauvre ») - nous avons relevé ces figures et ces événements du désir, dont il faut considérer maintenant d'autres métamorphoses.

La question de la vocation poétique n'étant pas séparable de la question de la fin de la poésie - du terme et de la finalité -, nous lisons ensemble « Les Vocations » et « Portraits de maîtresses » : ces deux poèmes méditent assez clairement la naissance, les mécanismes et les conséquences du désir, pour que s'ouvrent avec leur clef d'autres pages du livre.



LES VOCATIONS



Dans un beau jardin où les rayons d'un soleil automnal semblaient s'attarder à plaisir, sous un ciel déjà verdâtre où des nuages d'or flottaient comme des continents en voyage, quatre beaux enfants, quatre garçons, las de jouer sans doute, causaient entre eux.

L'un disait : « Hier on m'a mené au théâtre. Dans des palais grands et tristes, au fond desquels on voit la mer et le ciel, des hommes et des femmes, sérieux et tristes aussi, mais bien plus beaux et bien mieux habillés que ceux que nous voyons partout, parlent avec une voix chantante. Ils se menacent, ils supplient, ils se désolent, et ils appuient souvent leur main sur un poignard enfoncé dans leur ceinture. Ah ! c'est bien beau ! Les femmes sont bien plus belles et bien plus grandes que celles qui viennent nous voir à la maison, et, quoique avec leurs grands yeux creux et leurs joues enflammées elles aient l'air terrible, on ne peut pas s'empêcher de les aimer. On a peur, on a envie de pleurer, et cependant l'on est content... Et puis, ce qui est plus singulier, cela donne envie d'être habillé de même, de dire et de faire les mêmes choses, et de parler avec la même voix... »

L'un des quatre enfants, qui depuis quelques secondes n'écoutait plus le discours de son camarade et observait avec une fixité étonnante je ne sais quel point du ciel, dit tout à coup : « Regardez, regardez là-bas... ! Le voyez-vous ? Il est assis sur ce petit nuage isolé, ce petit nuage couleur de feu, qui marche doucement. Lui aussi, on dirait qu'il nous regarde. »

« Mais qui donc ? » demandèrent les autres.

« Dieu ! » répondit-il avec un accent parfait de conviction. « Ah ! il est déjà bien loin ; tout à l'heure vous ne pourrez plus le voir. Sans doute il voyage, pour visiter tous les pays. Tenez, il va passer derrière cette rangée d'arbres qui est presque à l'horizon... et maintenant il descend derrière le clocher... Ah ! on ne le voit plus ! » Et l'enfant resta longtemps tourné du même côté, fixant sur la ligne qui sépare la terre du ciel des yeux où brillait une inexprimable expression d'extase et de regret.

« Est-il bête, celui-là, avec son bon Dieu, que lui seul peut apercevoir! » dit alors le troisième, dont toute la petite personne était marquée d'une vivacité et d'une vitalité singulières. « Moi, je vais vous raconter comment il m'est arrivé quelque chose qui ne vous est jamais arrivé, et qui est un peu plus intéressant que votre théâtre et vos nuages. - Il y a quelques jours, mes parents m'ont emmené en voyage avec eux, et, comme dans l'auberge où nous nous sommes arrêtés, il n'y avait pas assez de lits pour nous tous, il a été décidé que je dormirais dans le même lit que ma bonne. » - Il attira ses camarades plus près de lui, et parla d'une voix plus basse. - « Ça fait un singulier effet, allez, de n'être pas couché seul et d'être dans un lit avec sa bonne, dans les ténèbres. Comme je ne dormais pas, je me suis amusé, pendant qu'elle dormait, à passer ma main sur ses bras, sur son cou et sur ses épaules. Elle a les bras et le cou bien plus gros que toutes les autres femmes, et la peau en est si douce, si douce, qu'on dirait du papier à lettre ou du papier de soie. J'y avais tant de plaisir que j'aurais longtemps continué, si je n'avais pas eu peur, peur de la réveiller d'abord, et puis encore peur de je ne sais quoi. Ensuite j'ai fourré ma tête dans ses cheveux qui pendaient dans son dos, épais comme une crinière, et ils sentaient aussi bon, je vous assure, que les fleurs du jardin, à cette heure-ci. Essayez, quand vous pourrez, d'en faire autant que moi, et vous verrez ! »

Le jeune auteur de cette prodigieuse révélation avait, en faisant son récit, les yeux écarquillés par une sorte de stupéfaction de ce qu'il éprouvait encore, et les rayons du soleil couchant, en glissant à travers les boucles rousses de sa chevelure ébouriffée, y allumaient comme une auréole sulfureuse de passion. Il était facile de deviner que celui-là ne perdrait pas sa vie à chercher la Divinité dans les nuées, et qu'il la trouverait fréquemment ailleurs.

Enfin le quatrième dit : « Vous savez que je ne m'amuse guère à la maison ; on ne me mène jamais au spectacle ; mon tuteur est trop avare ; Dieu ne s'occupe pas de moi et de mon ennui, et je n'ai pas une belle bonne pour me dorloter. Il m'a souvent semblé que mon plaisir serait d'aller toujours droit devant moi, sans savoir où, sans que personne s'en inquiète, et de voir toujours des pays nouveaux. Je ne suis jamais bien nulle part, et je crois toujours que je serais mieux ailleurs que là où je suis. Eh bien ! j'ai vu, à la dernière foire du village voisin, trois hommes qui vivent comme je voudrais vivre. Vous n'y avez pas fait attention, vous autres. Ils étaient grands, presque noirs et très fiers, quoique en guenilles, avec l'air de n'avoir besoin de personne. Leurs grands yeux sombres sont devenus tout à fait brillants pendant qu'ils faisaient de la musique; une musique si surprenante qu'elle donne envie tantôt de danser, tantôt de pleurer, ou de faire les deux à la fois, et qu'on deviendrait comme fou si on les écoutait trop longtemps. L'un, en traînant son archet sur son violon, semblait raconter un chagrin, et l'autre, en faisant sautiller son petit marteau sur les cordes d'un petit piano suspendu à son cou par une courroie, avait l'air de se moquer de la plainte de son voisin, tandis que le troisième choquait, de temps à autre, ses cymbales avec une violence extraordinaire. Ils étaient si contents d'eux-mêmes, qu'ils ont continué à jouer leur musique de sauvages, même après que la foule s'est dispersée. Enfin ils ont ramassé leurs sous, ont chargé leur bagage sur leur dos, et sont partis. Moi, voulant savoir où ils demeuraient, je les ai suivis de loin, jusqu'au bord de la forêt, où j'ai compris seulement alors, qu'ils ne demeuraient nulle part.



« Alors l'un a dit : " Faut-il déployer la tente?

« - Ma foi ! non ! a répondu l'autre, il fait une si belle nuit ! "

« Le troisième disait en comptant la recette : " Ces gens-là ne sentent pas la musique, et leurs femmes dansent comme des ours. Heureusement, avant un mois nous serons en Autriche, où nous trouverons un peuple plus aimable.

« - Nous ferions peut-être mieux d'aller vers l'Espagne, car voici la saison qui s'avance ; fuyons avant les pluies et ne mouillons que notre gosier ", a dit un des deux autres.

« J'ai tout retenu, comme vous voyez. Ensuite ils ont bu chacun une tasse d'eau-de-vie et se sont endormis, le front tourné vers les étoiles. J'avais eu d'abord envie de les prier de m'emmener avec eux et de m'apprendre à jouer de leurs instruments ; mais je n'ai pas osé ; sans doute parce qu'il est toujours très difficile de se décider à n'importe quoi, et aussi parce que j'avais peur d'être rattrapé avant d'être hors de France. »

L'air peu intéressé des trois autres camarades me donna à penser que ce petit était déjà un incompris. Je le regardais attentivement ; il y avait dans son oil et dans son front ce je ne sais quoi de précocement fatal qui éloigne généralement la sympathie, et qui, je ne sais pourquoi, excitait la mienne, au point que j'eus un instant l'idée bizarre que je pouvais avoir un frère à moi-même inconnu.

Le soleil s'était couché. La nuit solennelle avait pris place. Les enfants se séparèrent, chacun allant, à son insu, selon les circonstances et les hasards, mûrir sa destinée, scandaliser ses proches et graviter vers la gloire ou le déshonneur.



PORTRAITS DE MAITRESSES



Dans un boudoir d'hommes, c'est-à-dire dans un fumoir attenant à un élégant tripot, quatre hommes fumaient et buvaient. Ils n'étaient précisément ni jeunes ni vieux, ni beaux ni laids; mais vieux ou jeunes, ils portaient cette distinction non méconnaissable des vétérans de la joie, cet indescriptible je ne sais quoi, cette tristesse froide et railleuse qui dit clairement : « Nous avons fortement vécu, et nous cherchons ce que nous pourrions aimer et estimer. »

L'un d'eux jeta la causerie sur le sujet des femmes. Il eût été plus philosophique de n'en pas parler du tout ; mais il y a des gens d'esprit qui, après boire, ne méprisent pas les conversations banales. On écoute alors celui qui parle, comme on écouterait de la musique de danse.

« Tous les hommes, disait celui-ci, ont eu l'âge de Chérubin : c'est l'époque où, faute de dryades, on embrasse, sans dégoût, le tronc des chênes. C'est le premier degré de l'amour. Au second degré, on commence à choisir. Pouvoir délibérer, c'est déjà une décadence. C'est alors qu'on recherche décidément la beauté. Pour moi, messieurs, je me fais gloire d'être arrivé, depuis longtemps, à l'époque climatérique du troisième degré où la beauté elle-même ne suffit plus, si elle n'est assaisonnée par le parfum, la parure, et caetera. J'avouerai même que j'aspire quelquefois, comme à un bonheur inconnu, à un certain quatrième degré qui doit marquer le calme absolu. Mais, durant toute ma vie, excepté à l'âge de Chérubin, j'ai été plus sensible que tout autre à l'énervante sottise, à l'irritante médiocrité des femmes. Ce que j'aime surtout dans les animaux, c'est leur candeur. Jugez donc combien j'ai dû souffrir par ma dernière maîtresse.

« C'était la bâtarde d'un prince. Belle, cela va sans dire ; sans cela, pourquoi l'aurais-je prise? Mais elle gâtait cette grande qualité par une ambition malséante et difforme. C'était une femme qui voulait toujours faire l'homme. " Vous n'êtes pas un homme ! Ah ! si j'étais un homme ! " Tels étaient les insupportables refrains qui sortaient de cette bouche d'où je n'aurais voulu voir s'envoler que des chansons. A propos d'un livre, d'un poème, d'un opéra pour lequel je laissais échapper mon admiration : " Vous croyez peut-être que cela est très fort ? disait-elle aussitôt ; est-ce que vous vous connaissez en force ? " et elle argumentait.

« Un beau jour elle s'est mise à la chimie ; de sorte qu'entre ma bouche et la sienne je trouvai désormais un masque de verre. Avec tout cela, fort bégueule. Si parfois je la bousculais par un geste un peu trop amoureux, elle se convulsait comme une sensitive violée...

- Comment cela a-t-il fini ? dit l'un des trois autres. Je ne vous savais pas si patient.

- Dieu, reprit-il, mit le remède dans le mal. Un jour je trouvai cette Minerve, affamée de force idéale, en tête à tête avec mon domestique, et dans une situation qui m'obligea à me retirer discrètement pour ne pas les faire rougir. Le soir je les congédiai tous les deux, en leur payant les arrérages de leurs gages.

- Pour moi, reprit l'interrupteur, je n'ai à me plaindre que de moi-même. Le bonheur est venu habiter chez moi, et je ne l'ai pas reconnu. La destinée m'avait, en ces derniers temps, octroyé la jouissance d'une femme qui était bien la plus douce, la plus soumise et la plus dévouée des créatures, et toujours prête ! et sans enthousiasme ! " Je le veux bien, puisque cela vous est agréable. " C'était sa réponse ordinaire. Vous donneriez la bastonnade à ce mur ou à ce canapé, que vous en tireriez plus de soupirs que n'en tiraient du sein de ma maîtresse les élans de l'amour le plus forcené. Après un an de vie commune, elle m'avoua qu'elle n'avait jamais connu le plaisir. Je me dégoûtai de ce duel inégal, et cette fille incomparable se maria. J'eus plus tard la fantaisie de la revoir, et elle me dit, en me montrant six beaux enfants : " Eh bien ! mon cher ami, l'épouse est encore aussi vierge que l'était votre maîtresse. " Rien n'était changé dans cette personne. Quelquefois je la regrette : j'aurais dû l'épouser. »

Les autres se mirent à rire, et un troisième dit à son tour : « Messieurs, j'ai connu des jouissances que vous avez peut-être négligées. Je veux parler du comique dans l'amour, et d'un comique qui n'exclut pas l'admiration. J'ai plus admiré ma dernière maîtresse que vous n'avez pu, je crois, haïr ou aimer les vôtres. Et tout le monde l'admirait autant que moi. Quand nous entrions dans un restaurant, au bout de quelques minutes, chacun oubliait de manger pour la contempler. Les garçons eux-mêmes et la dame du comptoir ressentaient cette extase contagieuse jusqu'à oublier leurs devoirs. Bref, j'ai vécu quelque temps en tête à tête avec un phénomène vivant. Elle mangeait, mâchait, broyait, dévorait, engloutissait, mais avec l'air le plus léger et le plus insouciant du monde. Elle m'a tenu ainsi longtemps en extase. Elle avait une manière douce, rêveuse, anglaise et romanesque de dire : " J'ai faim ! " Et elle répétait ces mots jour et nuit en montrant les plus jolies dents du monde, qui vous eussent attendris et égayés à la fois. - J'aurais pu faire ma fortune en la montrant dans les foires comme monstre polyphage. Je la nourrissais bien ; et cependant elle m'a quitté... - Pour un fournisseur aux vivres, sans doute ? - Quelque chose d'approchant, une espèce d'employé dans l'intendance qui, par quelque tour de bâton à lui connu, fournit peut-être à cette pauvre enfant la ration de plusieurs soldats. C'est du moins ce que j'ai supposé.

- Moi, dit le quatrième, j'ai enduré des souffrances atroces par le contraire de ce qu'on reproche en général à l'égoïste femelle. Je vous trouve mal venus, trop fortunés mortels, à vous plaindre des imperfections de vos maîtresses ! »

Cela fut dit d'un ton fort sérieux, par un homme d'un aspect doux et posé, d'une physionomie presque cléricale, malheureusement illuminée par des yeux d'un gris clair, de ces yeux dont le regard dit : « Je veux ! » ou : « Il faut ! » ou bien : « Je ne pardonne jamais ! » « Si, nerveux comme je vous connais, vous, G..., lâches et légers comme vous êtes, vous deux, K... et J..., vous aviez été accouplés à une certaine femme de ma connaissance, ou vous vous seriez enfuis, ou vous seriez morts. Moi, j'ai survécu, comme vous voyez. Figurez-vous une personne incapable de commettre une erreur de sentiment et de calcul ; figurez-vous une sérénité désolante de caractère ; un dévouement sans comédie et sans emphase ; une douceur sans faiblesse ; une énergie sans violence. L'histoire de mon amour ressemble à un interminable voyage sur une surface pure et polie comme un miroir, vertigineusement monotone, qui aurait réfléchi tous mes sentiments et mes gestes avec l'exactitude ironique de ma propre conscience, de sorte que je ne pouvais pas me permettre un geste ou un sentiment déraisonnable sans apercevoir immédiatement le reproche muet de mon inséparable spectre. L'amour m'apparaissait comme une tutelle. Que de sottises elle m'a empêché de faire, que je regrette de n'avoir pas commises ! Que de dettes payées malgré moi ! Elle me privait de tous les bénéfices que j'aurais pu tirer de ma folie personnelle. Avec une froide et infranchissable règle, elle barrait tous mes caprices. Pour comble d'horreur, elle n'exigeait pas de reconnaissance, le danger passé. Combien de fois ne me suis-je pas retenu de lui sauter à la gorge, en lui criant : " Sois donc imparfaite, misérable ! afin que je puisse t'aimer sans malaise et sans colère ! * Pendant plusieurs années, je l'ai admirée, le cour plein de haine. Enfin, ce n'est pas moi qui en suis mort !

- Ah ! firent les autres, elle est donc morte ?



- Oui ! cela ne pouvait continuer ainsi. L'amour était devenu pour moi un cauchemar accablant. Vaincre ou mourir, comme dit la Politique, telle était l'alternative que m'imposait la destinée ! Un soir, dans un bois... au bord d'une mare..., après une mélancolique promenade où ses yeux, à elle, réfléchissaient la douceur du ciel, et où mon cour, à moi, était crispé comme l'enfer...

- Quoi!

- Comment !

- Que voulez-vous dire ?

- C'était inévitable. J'ai trop le sentiment de l'équité pour battre, outrager ou congédier un serviteur irréprochable. Mais il fallait accorder ce sentiment avec l'horreur que cet être m'inspirait; me débarrasser de cet être sans lui manquer de respect. Que vouliez-vous que je fisse d'elle, puisqu'elle était parfaite ? »

Les trois autres compagnons regardèrent celui-ci avec un regard vague et légèrement hébété, comme feignant de ne pas comprendre et comme avouant implicitement qu'ils ne se sentaient pas, quant à eux, capables d'une action aussi rigoureuse, quoique suffisamment expliquée d'ailleurs.

Ensuite on fit apporter de nouvelles bouteilles, pour tuer le Temps qui a la vie si dure, et accélérer la Vie qui coule si lentement.



Les adultes de « Portraits de maîtresses » ne parlent ni de la même manière ni de la même chose que les enfants de « Les Vocations », pourtant nous sentons qu'il s'agit ici et là des mêmes personnages. Sans doute le blasement au moins apparent des hommes affranchis par leur longue expérience donne négativement la mesure de l'ingénuité des enfants. Et l'éloquence raffinée, maniant le paradoxe, de ceux qui ont beaucoup vécu, tranche sur la parole naïve de ceux qui ont beaucoup à vivre. Mais justement cette rhétorique des adultes subtile sinon profonde, et ce soin particulier qu'ils mettent à leur causerie, nous frappent. Tant d'attachement à la forme et tant d'esthétisme signifient qu'ils rêvent, comparables à des enfants en dépit de la maturité qu'ils affichent, blasés peut-être mais non désabusés. En vérité les quatre garçons et les quatre hommes représentent des moments complémentaires et interdépendants d'un même mouvement, ils cristallisent, coupes ou hypostases, des regards possibles sur la grande antithèse du « Voyage » :



Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,

L'univers est égal à son vaste appétit.

Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !

Aux yeux du souvenir que le monde est petit ! '



Telle, la logique du désir. La promesse donnée dans les années profondes n'a pas été tenue : les vocations n'ont voué qu'à l'amertume, qu'à ce jeu triste de parfaire vainement, dans un tripot, quelques douteux portraits de femmes qu'on n'a pas su aimer. Les premiers paragraphes respectifs de « Les Vocations » et « Portraits de maîtresses » disent cette réciprocité entre les deux pôles antithétiques de l'expérience baudelairienne. Observons d'abord que le désir, qu'il creuse une vocation ou réinvente une maîtresse, détache ses fantasmes sur le fond d'une indifférence, paresse ou ennui. Là les fixations sur les rencontres décisives dans une destinée singulière, ici les remémorations d'amours incomparables, dépendent semblablement d'une fondamentale indistinction, d'un exister neutre, monotone. Dans « Les Vocations », le « soleil automnal », le « ciel déjà verdâtre », et les nuages d'or flottants, métaphorisent cette indifférence première : l'heure du plus grand désir est trouble, entre chien et loup quand le ciel et la mer sont une même chose vaste et vague. Ni jour ni nuit, le crépuscule dissout les significations stables : aussi bouleversait-il Baudelaire. Mais les enfants dont les vocations vont naître de ce silence comme le destin naît du hasard, retrouveront plus tard, adultes, au crépuscule alors de ce qui aura été leur vie, cette même dissolution, ce même trouble. Les voici dans « Portraits de maîtresses », hommes maintenant qui « fumaient et buvaient » : qui regagnaient l'indifférence du commencement parmi les brouillards artificiels du tabac et de l'ivresse. Adolescents ou adultes, les sujets du désir sont comme le peintre d' « Un Fantôme », « qu'un Dieu moqueur / Condamne à peindre, hélas! sur les ténèbres»1. Du début à la fin du voyage un clair-obscur demeure, invariable derrière les remous du projet et du regret.

Cette première analogie en appelle d'autres. La causerie des enfants et celle des adultes sont secondes. Pourquoi les uns parlent-ils ? - parce qu'ils sont « las de jouer » ; et les autres ? - parce qu'ils sont « vétérans de la joie ». Les deux conversations servent de recours contre la lassitude, de divertissement, alors même que c'est du jeu et de la joie qu'il leur faut divertir. Nous rencontrerons plus d'une fois cette duplicité du discours. Converser est cet acte grave, sérieux, qui délivre des illusions du jeu - mais converser est ce jeu reconduit, le philtre évitant l'ennui. Remède à la futilité mais abri contre le spleen, solution et ivresse, engagement et esquive, le discours est un magistère aux vertus indécidables pour les enfants comme pour les adultes.

Cette ambiguïté inhérente au langage travaille les titres des deux poèmes. « Les Vocations » annonce divers mouvements de consciences séparées qu'appelle au-dehors leur fatalité respective, mais contient également, autre signifiant, L'Evocation, qui rassemble ces diversités d'avenir en une seule mémoire retournant vers son passé. Quant à « Portraits de maîtresses », il joue de l'équivoque préposition « de », il annonce simultanément des figures masculines et des figures féminines, il prépare le lecteur à l'impossibilité de choisir pour chacun des quatre discours entre les deux interprétations du complément de nom. Avec le premier titre la pensée hésite entre avenir et passé, comme entre existences distinctes et origine unique ; avec le second titre c'est la différence sexuelle qui vacille. Identiques, les débuts respectifs de « Les Vocations » et « Portraits de maîtresses » le sont en ceci que leurs thèmes différentiels sont parcourus par l'identité comme telle, annoncée dès les titres.



Reste une distance appréciable, celle qui sépare les lieux des deux causeries. Les enfants de « Les Vocations » occupent un « beau jardin », les adultes de « Portraits de maîtresses » sont réunis « dans un boudoir d'hommes, c'est-à-dire dans un fumoir attenant à un élégant tripot ». Le jardin est un site privilégié et un symbole de la rêverie poétique. Dans « Le Fou et la Vénus », le bouffon adorateur se tient dans un « vaste parc ». Dans « Le Joujou du pauvre », l'enfant riche habite un « vaste jardin ». Et dans « Les Projets » le rêveur déambule « dans un grand parc solitaire »2. Monde autonome et clos sur sa plénitude sensible, le jardin métaphorise les minutes heureuses telles que les revit la parfaite écriture de poésie quand elle occulte le trouble du temps. Au contraire le tripot accueille et accuse les avidités, les trahisons du désir. C'est le Diable en personne, dans « Le Joueur généreux », qui attire le flâneur dans son cabaret souterrain, son « prestigieux repaire ». Et c'est la tentation d'un « incognito » visant la violence, dans « Perte d'auréole », qui suggère au poète d'entrer dans « un mauvais lieu » pour s'y mêler à la communauté des persécuteurs I. Monde « élégant » (par opposition au jardin simplement « beau ») et saturé de sensualité capiteuse, le tripot convie aux ruses et aux dissimulations, aux discours corrompus que l'envie précipite. L'intervalle du jardin au tripot semble irréductible.

Il ne l'est cependant qu'à la façon de l'antithèse du « Voyage », de la « clarté des lampes » et des « yeux du souvenir », du « vaste appétit » et de 1' « amer savoir ». Les deux lieux interfèrent, dont la distance trahit l'analogie. D'un mot, le premier de « Portraits de maîtresses », Baudelaire réveille celle-ci : les causeurs n'ont pas choisi le tripot lui-même, mais à côté, le boudoir. Outre que ce mot désigne habituellement un endroit réservé aux femmes - ce qui nourrit l'ambiguïté du titre, l'incertitude sur la différence sexuelle -, il signifie le lieu où l'on boude : et voici une clef. La bouderie est une pause, une attitude, stratégie de la mauvaise foi, et dont on dit qu'elle est propre à l'enfance. Bouder n'est pas simplement s'écarter d'une société qui continue ailleurs, c'est manifester cet écart et ainsi le défaire, c'est proclamer la solitude et ainsi la rompre. Le boudeur sort du monde comme on claque la porte, pour que le monde sache cette sortie, pour demeurer dans le monde. Le boudoir des adultes les révèle des enfants : loin du jardin perdu, ils attendent qu'on les y rappelle. Inversement les enfants boudent dans leur « beau jardin », qui les ennuie et les enfièvre, en attente d'un départ. La causerie du jardin projette vers le boudoir, celle du boudoir rêve du jardin. D'un lieu à l'autre le même désir circule, flux et reflux. Le contraste des lieux n'est que celui de l'élan et de la mélancolie d'une même envie, il se dissipe dans le regard qui les habite et les comprend ensemble - le regard de Baudelaire.



Laissons donc les adultes et leur amer savoir, que nous rejoindrons après un long voyage, et écoutons les enfants, leur appétit. Si Baudelaire occupe les deux espaces, décelant leur symétrie et leur interdépendance, s'il est toujours dans son jardin l'enfant aux rêves intacts et dans son boudoir l'adulte aux nostalgies lucides, alors chaque poème inscrira dans sa structure, et comme son sens, cette dialectique de l'élan et de l'amertume, du désir et du savoir.



L'analogie des deux poèmes, comme absence de différences structurelles entre les discours des adultes et ceux des enfants, témoignera de la nécessité de l'écriture en signalant son conflit créateur. Car elle signifiera la conscience de poésie dans sa réalité spécifique, indissociablement un savoir incriminant le désir, et ce désir oublieux, méconnaissant ce savoir.



1. Le comédien des comédiens



Hier on m'a mené au théâtre. Dans des palais grands et tristes, au fond desquels on voit la mer et le ciel, des hommes et des femmes, sérieux et tristes aussi, mais bien plus beaux et bien mieux habillés que ceux que nous voyons partout, parlent avec une voix chantante.



Baudelaire ne dit rien de l'apparence de l'enfant, il écrit seulement pour annoncer le discours : « L'un disait ». L'enfant n'a pas de visage, d'âge ni d'identité : il n'est lui-même qu'une voix chantante, un enchantement par la voix, un charme. Si Baudelaire est indifférent à l'aspect de l'enfant, c'est parce que l'enfant peut prendre indifféremment tous les aspects, endosser tous les costumes et subir toutes les influences. Ou plutôt l'enfant est enfant en ceci qu'il est sans forme : ne se possédant pas, réceptif à tout modèle, il entre en possession de toute voix séduisante, impérieuse ou insinuante. Le narrateur et le lecteur sont charmés par l'enfant qui n'est qu'une voix malléable, comme l'enfant est charmé par la voix qui enchante, la voix des comédiens en possession de leur rôle ou possédés par leur personnage. Le chant, dans la voix chantante, c'est la répétition ou le refrain qui entraînent, transportent : qui envoûtent l'auditeur et l'invitent à chanter ceci même, le chant, cette rengaine. Et la voix, dans le chant, c'est l'intention dans l'expression, l'autorité du charme : celle qui exige ce que le chant suggère, qui oblige l'auditeur, le lie à son pouvoir. Les comédiens parlent avec une voix chantante s'ils sont de bons comédiens, si leur théâtre retrouve un peu de son origine et de sa fonction rituelles : lorsque le personnage ensorcelle l'acteur au point que l'acteur ensorcelle le spectateur, et au point que celui-ci, bientôt, ne peut que raconter le spectacle, enchanté, ne peut que le reproduire, indistinctement comédien et personnage devant un auditoire transporté, lequel racontera ce qu'il aura entendu avec une voix chantante. Du fait de la plasticité naturelle de la conscience, la première aventure de l'enfance - la première voix d'une vocation - est une apparition spectaculaire et théâtrale : comme du fait du chaos originel, a-t-on vu dans « Les Dons des fées » et « Le Vieux Saltimbanque », l'accession de la société à elle-même, à son ordre, est un événement rituel. Individuation et socialisation commencent semblablement : par le mime et l'imitation du mime, où chacun reproduit les gestes et la voix de chacun, où toute forme naît par enchantement, par fascination successive. Asselineau rapporte ceci d'une conversation avec Baudelaire :



Il me disait un jour : « - Toutes les fois que je vois sur un théâtre un acteur costumé en incroyable et coiffé de cadenettes, je l'envie et je tâche de me figurer que c'est moi ».



Aimer le théâtre à la façon de Baudelaire - ou avoir reçu, selon « Les Foules », « le goût du travestissement et du masque »2 -, cela signifie vouloir être un autre, envier l'être de l'autre, poursuivre cette altérité dont l'autre semble le maître. Tous les enfants aiment de cette façon tous les théâtres car l'enfance étant sans voix, le sens du mot l'indique, c'est-à-dire sans forme, est la faculté d'imiter toutes les voix et toutes les formes, la faculté de l'acteur. Avant d'en devenir aphasique (comme Fancioulle qui « excellait surtout dans les rôles muets ou peu chargés de paroles »3) Baudelaire poète - ce qui veut dire aussi : à la recherche d'une voix - comprend dans « Les Vocations » cette genèse de la forme par l'imitation. Hier on m'a mené au théâtre. Hier on m'a présenté des modèles. D'autres comédiens auraient pu jouer d'autres rôles, peu importe : ceux d'hier sont devenus mes modèles absolus, maîtres irrécusables. Tout privés de voix qu'ils étaient - la preuve en est que chacun empruntait la voix d'un personnage, d'un autre, tâchant à ma façon de se croire cet autre -, ils parlaient souverainement : comédiens aussi vides que moi et comme moi ne sachant quoi désirer ni qui être, transformés en héros, en divinités. Dès lors il se peut, demain, que l'enfant trouve d'autres modèles. Ne désirant rien par lui-même, il n'est l'enfant qu'en cette disponibilité naturelle. Apte à changer de désir, de vocation, à glisser d'une divinité vers une autre dans la mesure où sa forme n'est pas fixée, où l'un quelconque des modèles rencontrés n'a pas encore exclu les autres, l'enfant pourra élire pour maître non plus tel acteur sur une scène, mais, par exemple, dans le ciel un nuage, ou dans un lit une bonne, ou au village voisin quelques bohémiens qui voyagent.

Du coup, que la première des quatre vocations dont le poème interroge l'emprise soit celle du théâtre, c'est significatif psychologiquement et structurellement. Ce futur acteur qui parle avant les autres, qu'est-il en effet sinon leur modèle ? Evoquant une expérience exceptionnelle ou qu'il juge telle, ou dont il pense que ses amis la jugeront telle, il est celui qui provoque les autres, qui les incite à s'exécuter pareillement, à raconter à sa suite leur propre expérience, qu'ils supposeront exceptionnelle. Le premier enfant, déjà, est un comédien : sa voix chantante influence ses auditeurs et suscite leur voix chantante. De sorte que les contenus des trois discours suivants auront beau ignorer le thème théâtral, voire rivaliser avec lui, leur succession suffira à parfaire cette première idée baudelairienne, que les désirs enfantins et leur expression copient un désir antérieur, répètent un exemple qui les féconde. « Je ne veux pas parler », écrit Baudelaire dans Morale du joujou, « de ces petites filles qui jouent à la madame, se rendent des visites, se présentent leurs enfants imaginaires et parlent de leurs toilettes. Les pauvres petites imitent leurs mamans»1. Ce qui exaspère l'essayiste, ici, c'est que le modèle des petites filles soit la norme familiale et bourgeoise. Mais qu'un autre modèle soit l'objet d'imitation d'un autre enfant - par exemple un cocher d'une diligence, ou un soldat2 - et Baudelaire n'y trouve rien à redire. L'enfance est un théâtre cherchant ses signes parmi les miroitements et les charmes, les doublures, les imitations. Le premier enfant préside la causerie en maître d'une initiation, étant celui par qui les voix se propagent, et son désir se donnant - désir explicitement de la scène et du jeu - pour le plus grégaire des quatre. Parce que les rôles le possèdent, il tient dans ce poème de répliques et d'aveux, sur cette scène, le premier rôle. Tandis que les autres, en partie possédés par lui mais davantage par d'autres modèles, jouent les rôles seconds de cette cérémonie.



L'ascendant du personnage sur l'enfant fasciné allume en celui-ci le désir d'altérité - autrement dit de grandeur, de pouvoir. Dans des palais grands et tristes, c'est là qu'il faudrait aller vivre. Ce luxe, ces vastes salles solennelles, n'éveillent pas l'idée d'intrigues subtiles qu'une intelligence adulte s'exercerait à débrouiller : l'enfant y saisit l'impeccable suffisance d'un absolu, la simplicité d'une transcendance. « Grands et tristes », ces qualificatifs pauvres signifient le silence imposé à l'esprit enfantin par la souveraineté de l'image - ce « palais infini », selon « Rêve parisien »3. Car, c'est remarquable, la scène suggérant d'imiter ses comédies, ou lançant le désir, est bel et bien une image : « au fond » des palais grands et tristes, écrit Baudelaire, « on voit la mer et le ciel » - comme dans un tableau l'arrière-plan intemporel garantit la puissance, l'autorité des figures du premier plan. Cette lumière là-bas de la nature exalte les personnages en cernant leur silhouette, elle diffuse sa gloire dans leurs gestes et leurs paroles, les magnifie et les idéalise - tel apparaît le pouvoir -, et elle écarte de leur espace, sacré, les profanes auxquels elle refuse, spectateurs inéclairés comme indignes, l'aumône d'un échange ou le droit de participer à l'aventure : et voici interdit - telle apparaît l'altérité - l'accès de ce palais qui en devient énigme. Une belle description d'un dessin de Constantin Guys, dans Le Peintre de la vie moderne, résume cette situation : « Derrière la bande de feu, dans l'atmosphère idéale de la scène, les comédiens chantent, déclament, gesticulent harmonieusement ; de l'autre côté s'étend un abîme de lumière vague, un espace circulaire encombré de figures humaines à tous les étages : c'est le lustre et le public » ',

Désirer selon Baudelaire : imiter une image dont l'inaccessibilité signe la maîtrise. Pierre Jean Jouve, qui a montré l'unité et la nécessité des masques de Baudelaire, a exagérément réduit aux déterminations odipiennes le mobile constituant ces masques. Le premier enfant de « Les Vocations » révèle ce mobile : non pas simplement un désir inconscient, comme a cru Jouve, mais l'inaccessible transcendance de l'Autre, et non pas une obéissance à des désirs cachés, mais l'imitation du désir révélé2. Rien n'est plus aléatoire aux yeux de Baudelaire, et rien n'est plus universel que l'assujettissement d'un enfant à l'appel que lui lance un modèle. L'enfant devient le sujet de sa vocation quand l'Autre, le sujet de l'appel, le possède. Faut-il rappeler Aristote : « Imiter est en effet, dès leur enfance, une tendance naturelle aux hommes - et ils se différencient des autres animaux en ce qu'ils sont des êtres fort enclins à imiter et qu'ils commencent à apprendre à travers l'imitation »3. - Plutôt Mon cour mis à nu :



Etant enfant, je voulais être tantôt pape, mais pape militaire, tantôt comédien.

Jouissances que je tirais de ces deux hallucinations



Que Baudelaire se voulût comédien dès l'enfance et toujours, indique l'intensité de son désir et l'enjeu de sa clairvoyance. Qui veut singer les dieux, tous les dieux et tous les diables, artistes, dandys, chimistes, papes, militaires - ne singe vraiment que les singes : les comédiens, mais il s'établit ainsi, poète, dans l'intimité de son désir, et dans la comédie découverte ou intelligence du mimétisme. Le premier enfant de « Les Vocations » ne comprend pas son désir mais il en reflète d'autant mieux la nature grégaire. Les hommes et les femmes qu'il admire sur la scène lui sont des épiphanies : « bien plus beaux et bien mieux habillés que ceux que nous voyons partout », ces dieux dépassent leur public obscur, tels des papes militaires. Leur grandeur réside en leur pouvoir de se dégager de la foule, c'est-à-dire de l'unir, devant eux interdite dans sa vision émerveillée. La situation est la même que dans « Le Vieux Saltimbanque », « Une mort héroïque », « Perte d'auréole », « Les Dons des fées » : la convergence des regards du public sur le comédien reproduit la mobilisation des désirs, toujours ambivalents car toujours captivés, en direction de la victime divinisée. Les personnages sur la scène sont plus beaux pour autant qu'ils médusent une collectivité entière, un groupe unanime. Sur Philibert Rouvière, Baudelaire a écrit ceci : « On peut dire de lui, comme de la Clairon, qui était une toute petite femme, qu'il grandit à la scène » '.

Mais observons maintenant un autre fait. Cette passion de l'enfant pour ses idoles s'exerce contre les autres groupes sociaux ; contre les communautés extérieures à ce rituel; contre, dit-il, « ceux que nous voyons partout » ; et contre ses auditeurs. Les figures de mon désir, explique ou suggère l'enfant à ses amis, sont évidemment et incontestablement plus belles que toute figure imaginable, plus belle que le genre humain : supérieures à quiconque et à vous-mêmes, profanes, qui m'écoutez. Ecoutons bien : cet enfant se vante d'avoir reçu, la veille, un peu de l'essence magique renvoyée en reflet par les héros du rite. De son éloquence calquée sur la voix chantante des comédiens - déjà la rhétorique d'un adulte -, il attend qu'elle le serve dans sa tentative pour prendre le pouvoir sur ses amis. Il a subi le prestige des idoles ; il a reconnu intuitivement ce prestige pour la rançon de l'unanimité muette, extasiée, du public requis, et voici qu'il entreprend de se substituer aux dieux d'hier, de s'approprier leur aura pour gagner la dévotion semblable de ses trois auditeurs, silencieux autour de lui comme un public devant une scène, la communauté autour du feu. L'enfant glisse dans la glu du désir, la violence. Outre qu'il rivalise avec les idoles de la veille, ou du moins les singe, il ne peut le faire qu'en déclarant une guerre sournoise à ses compagnons d'aujourd'hui. Son discours est-il innocent? Ou est-il brusque comme une entreprise militaire, sentencieux comme celui d'un pape, sous l'extase avouée ? Gageons que ce comédien adore les hostilités, les ayant senties nécessaires à la sélection des maîtres, et que c'est à elles qu'il se voue.



Pensons au jugement sur l'enfance, attribué par Baudelaire, avec faveur, à Delacroix :



[...] incendiaire et animalement dangereuse comme le singe.



2. La scène de la violence



Déjà le regard de l'enfant sur ses maîtres est celui qu'il rêve que ses amis portent sur lui :



Ils se menacent, ils supplient, ils se désolent, et ils appuient souvent leur main sur un poignard enfoncé dans leur ceinture. Ah ! c'est bien beau ! Les femmes sont bien plus belles et bien plus grandes que celles qui viennent nous voir à la maison, et, quoique avec leurs grands yeux creux et leurs joues enflammées elles aient l'air terrible, on ne peut pas s'empêcher de les aimer. On a peur, on a envie de pleurer, et cependant l'on est content...



Baudelaire donne dans ces lignes une définition claire de l'altérité du modèle : elle est violence. Cette maîtrise qu'envie l'enfant, cette puissance qui le possède et qu'il imite, cette grandeur qui l'institue comme sujet, ont pour preuve et symbole et fondement le poignard, ont pour langage les menaces, pour apparence l'air terrible. Admirable description, enivrée encore, de la scène décisive. L'ingénuité enfantine n'omet rien de ce qui vaut ni ne retient rien de superflu pour cette remontée de l'intuition désirante jusqu'aux régions les plus intérieures du théâtre, jusqu'au rituel dont la violence est ce que Baudelaire nomme le mal. Ce spectacle n'est pas un divertissement mondain sans conséquence, mais tragique, une fête, comme dit « Le Voyage », « qu'assaisonne et parfume le sang » '. Voici redécouverts et nouvellement actifs les pouvoirs et les sortilèges des religions du sacré. Ah ! c'est bien beau!, crie le fidèle envoûté par ses dieux. Ceux-ci, quoique terribles, « on ne peut pas s'empêcher de les aimer » ; et de leur épiphanie bien qu'on ait peur, « cependant l'on est content ». De nouveau l'amer savoir baudelairien : ce n'est pas malgré la terreur qu'ils répandent, que les Autres sont aimables, c'est par elle. Et le contentement ne s'oppose pas à la peur, il l'exige. Cette ambivalence des modèles sacrés, les fonde comme modèles. Leur désirabi-lité et leur inaccessibilité s'aggravent l'une de l'autre, ou, dans les termes du poème, leur beauté et leur menace, leur voix chantante et leur poignard. Les derniers mots du garçon expriment son adhésion entière à la religion de la violence :



Et puis, ce qui est plus singulier, cela donne envie d'être habillé de même, de dire et de faire les mêmes choses, et de parler avec la même voix...



L'enfant s'étonne de son désir et s'étonne de son discours. Il est comme étourdi, enchanté par son talent d'orateur, d'acteur, d'amuseur public ou de meneur de foule. Il vient de jouer son premier rôle, de rencontrer son premier désir et d'exercer sa première violence - sa vocation est décidée.

Celui qui n'avait pas d'apparence distinctive s'imagine - mais ici cela signifie qu'il l'est - « habillé » comme les dieux. Et lui qui ne se connaissait pas de voix propre, s'entend énoncer « les mêmes choses » que les dieux, avec la voix des dieux. Cela est singulier, dit-il, « plus singulier » encore que la violence divine. Il y a beaucoup dans cet adjectif où se mêlent inextricablement le rêve et le savoir, la naïveté de l'enfant et l'ironie de Baudelaire - et de Baudelaire, ici aussi, enfant. L'étonnement du garçon devant son mimétisme est à la fois authentique et stratégique. Ne comprenant pas ce qui lui arrive - conjointement l'épiphanie de l'Autre et la naissance de son désir - l'enfant s'ouvre avec franchise et avoue sa surprise. C'est ainsi qu'il met au jour l'origine et le sens de son discours, et qu'il en révèle le mobile, lequel jusqu'à cette dernière phrase n'était que reflété. Si bien qu'il se trahit, son secret est éventé : son amour du théâtre n'est qu'un amour de lui-même. Chanter cet amour avec tant d'ardeur, c'est réaliser naïvement un rêve orgueilleux, celui de dire et de faire les mêmes choses que les héros, c'est déjà singer leur maîtrise et leur grandeur. Mais l'enfant se dissimule du même coup, et garde son secret. Car cette naïveté précisément plaide en sa faveur, certifie sa bonne foi, elle atteste sa liberté, sa loyauté, et le rend donc non soupçonnable. Pour avouer si sincèrement une influence si prégnante, pour reconnaître si spontanément une telle contagion, il faut, n'est-ce pas, une personnalité essentiellement droite, exempte de honte ou d'envie, une singularité soustraite à l'ascendant des Autres. Ici l'enfant prévient et récuse à l'avance, du fait même qu'il la formule, l'hypothèse du plagiat. De sorte que sa vocation lui demeure singulière, toujours naïvement, incomparable altérité qui transcende la communauté de ses auditeurs : et ainsi les violente. On ne sort pas de « L'Esprit conforme », comme dit Pauvre Belgique! ou Amcenitates Belgico , même en le revendiquant comme ce qui est le plus singulier. Telle, l'affirmation de Baudelaire, dans la dernière dénégation de l'enfant. Si celui-ci ne comprend pas son mimétisme et ne l'en révèle que plus clairement, le mimétisme en revanche le comprend, le gouverne et l'enferme. « On dirait vraisemblablement une jeune grenouille qui invoquerait l'idéal », écrit Baudelaire - imitant La Fontaine - dans « La Femme sauvage et la petite-maîtresse ».



Dans la partie de cartes où s'opposent les quatre adolescents, on va voir que chacun revendique à la suite de chaque autre l'inaliéna-bilité de sa vocation et sa singularité absolue : brutales prétentions, communes, aux différences fictives, ou selon « Le Crépuscule du soir », « brûlante envie des distinctions imaginaires » '. Mais le premier a l'avantage de l'ouverture et l'intelligence, ou, ce qui revient donc au même, l'ingénuité, d'abattre entièrement son jeu. Plus tard, dans la causerie de « Portraits de maîtresses », le premier adulte procédera de la même manière. Les deux discussions sont deux disputes, deux combats, dont l'enjeu est la suprématie sur autrui, le Don de plaire des « Dons des fées », l'altérité rayonnante mobilisant les combattants. Dans ce jeu tragique de la rivalité, les joueurs apparemment différents sont joués par leur désir identique. En déclarant à la fois que son désir est d'imiter les professionnels de l'imitation, et que c'est en cela qu'il est singulier, le premier enfant - le premier masque - coupe l'herbe sous le pied de ses faux amis. Parlant après lui, ceux-ci ne peuvent affirmer leur singularité qu'en copiant son désir d'imiter, et ils ne peuvent imiter son désir qu'en acquiesçant à sa singularité. Le système du premier enfant est clos, mais pour cette raison qu'il s'énonce ouvertement; et sa stratégie est parfaitement efficace, mais parce que, naïve, elle s'ignore. Et Baudelaire, écrivant, irrigue dans les thèmes de son écriture ces forces contradictoires : lui aussi en joue, et les révèle d'autant plus exactement qu'il est aussi joué par elles.

Exemplairement sa double relation à Aloysius Bertrand et à Arsène Houssaye, telle qu'il la thématise dans la dédicace, s'éclaire à la lumière du double rapport de l'enfant à son théâtre et à ses amis.



Aloysius Bertrand est donné pour « mystérieux et brillant modèle », et l'imitation baudelairienne pour une « idée », qui est » venue », comme par fantaisie, puis devenue l'ambition d'un « miracle », et d'un « idéal obsédant »2. Mais cette poétique de l'imitation n'est si franchement avouée - Baudelaire la nomme une « confession » - qu'afin de surprendre, singulièrement, et de prendre par là le pouvoir sur le destinataire. Avouant le modèle, Baudelaire discrédite le rival ; confessant le dieu, il rit du confesseur. Et il exécute Arsène Houssaye dans l'ironie d'une conjuration ambiguë, cette demi-confidence faite à sa victime qu'il s'est ligué contre elle. D'où le faux éloge, on l'a vu avec « Le Mauvais Vitrier », de la « chanson » d'Arsène Houssaye. Enfin cette stratégie trop évidente, trop naïve, se rit d'elle-même, imitant à l'avance la représaille prévisible du confesseur, et se prétend... inapte à l'imitation. Baudelaire annonce qu'il a écrit malgré lui quelque chose de « singulièrement différent » de ce qu'il avait projeté (ce qui est plus singulier, disait l'enfanT), l'altérité du modèle demeurant inaccessible au désir du disciple, mais celui-ci, du coup, demeurant inaccessible à la condamnation du rival. Jeux vertigineux, duels, masques successifs, et qui trahissent la nudité éperdue du visage, drames comico-tragiques. Les poèmes en prose s'ouvrent sur cette scène capitale, sur cette mise à mort symbolique d'Arsène Houssaye, leur dédicataire et leur éditeur, sacrifiant inauguralement celui qui les publie, les rend possibles, et enfermant ainsi celui qui les écrit au cercle douloureux de son savoir dans le mal - de se savoir enfant '.

On sait qu'Arsène Houssaye interrompit brusquement la publication des poèmes en prose dans son périodique, alléguant que le poète reprenait des textes déjà parus. Or cette fin de non-recevoir, nous la retrouvons à l'ouvre dans « Les Vocations », et par trois fois, foncièrement identique dans les attitudes et répliques distinctes des trois amis du premier orateur.



3. Chacun contre tous



Le deuxième enfant, note Baudelaire, « n'écoutait plus le discours de son camarade ». Le troisième inaugure son récit par l'expulsion du précédent (« Est-il bête, celui-là »). Et le quatrième commence le sien en relativisant avec application les trois autres (« on ne me mène jamais au spectacle [...] Dieu ne s'occupe pas de moi [...] je n'ai pas une belle bonne pour me dorloter »). Peu importent les différences : ne fixons pas aveuglément la mysticité de l'un, la sensualité de l'autre, l'humilité nostalgique du dernier, bien plutôt faut-il saisir avec Baudelaire que ces nuances psycholo giques voilent - mais ne cachent pas - l'identité structurelle de leur affirmation et de leur position respectives. C'est le mobile commun qui intéresse Baudelaire, non les formes que ce mobile à la fois bâtit et emprunte pour se dissimuler.

D'où la répétition : l'un après l'autre et sans exception chaque orateur, d'abord, s'exprime contre son prédécesseur, se pose en s'opposant, institue sa confidence dans le rejet de son confident. Quand il censure Baudelaire, Arsène Houssaye reproduit à son profit la violence inaugurale de la dédicace par laquelle les poèmes ont pu paraître. C'est cette façon de ne plus écouter le discours de son camarade qui singularise semblablement, qui individualise et fait accéder au langage, identiques, les quatre enfants. Chacun est obligé de dire et de faire les mêmes choses que son rival, en l'occurrence de l'expulser, pour constituer sa propre voix et manifester son existence. Ces vocations différentes témoignent donc d'une seule détermination, d'une même fatalité, dont Baudelaire entreprend, c'est le sens de la dialectique du titre, l'Evocation. Celle-ci est à celles-là ce qu'un processus est à ses produits, ce que le mobile de l'écriture est aux thèmes du poème, ce que l'imitation fratricide est aux singularités ingénues. Baudelaire évoque une seule chose, visible en filigrane - comme le signifiant latent du titre sous son signifiant manifeste - dans les formulations successives de ces vocations : la naissance toujours recommencée des sujets et des discours par la mort symbolique de leur modèle ou double nécessaire.

Au reste, cette naissance identique explique les analogies entre les quatre discours. Baudelaire s'en prend à l'illusion partagée par les orateurs - et, souvent, les lecteurs -, quant à l'incomparabi-lité de leurs caractères psychologiques ou de leurs expériences, en inscrivant dans les quatre énoncés les traces communes de leur élaboration rigoureusement la même. Quelques thèmes d'abord sont comparables, qui mettent sur la voie de l'identité de structure. A la « voix chantante », qui captivait le premier enfant, correspond la « musique » des bohémiens qu'admire le quatrième, musique suggestive, entraînante, qui donne envie, grégairement, « tantôt de danser, tantôt de pleurer, ou de faire les deux à la fois ». De plus ces bohémiens sont aussi des acteurs, saltimbanques dont la différence d'avec les héros du premier enfant n'est qu'accidentelle, relative à la position sociale. A la mer et au ciel qui illuminaient le fond de la scène et silhouettaient en contre-jour les personnages, correspond dans la vision du deuxième garçon le « nuage couleur de feu », qui « descend derrière le clocher », lequel en est précisé dans ses arêtes et sa pointe comme l'acteur du rite ou le témoin du sacré. Et à la majesté des hautes femmes terrifiantes qui semblaient « bien plus belles et bien plus grandes que celles qui viennent nous voir à la maison », correspond la puissance ténébreuse du corps de la bonne, géante ayant, comme le répète le troisième enfant, « les bras et le cou bien plus gros que toutes les autres femmes ».



Mais c'est la genèse de ces thèmes communs qu'il faut reconstituer. Trois fois sur quatre l'expérience fondatrice est une peur. L'un a peur au théâtre devant les menaces et les poignards; l'autre a peur dans le lit de la bonne (« peur de la réveiller d'abord, et puis encore peur de je ne sais quoi ») ; et le dernier n'ose suivre les bohémiens, « noirs et très fiers », ayant « peur d'être rattrapé avant d'être hors de France ». Quant au deuxième garçon, son attitude médusée suggère assez que son expérience équivaut à celle de ses amis : la « fixité étonnante » de son regard, son « inexprimable expression d'extase et de regret », témoignent de la même « stupéfaction ». C'est qu'il s'agit de fascination ambivalente, de possession de la conscience désirante par le dieu de son désir et de son impuissance à posséder ce dieu. La peur est nocturne, est l'épreuve du fond informe du monde : c'est pourquoi les quatre expériences ont lieu au soir ou à la nuit. Et la peur illumine dans cette matière obscure : éclairs des poignards, feu du nuage, auréole sulfureuse de la chevelure, étoiles bohémiennes. La peur en somme est double, faite d'envie et d'interdit, de joie et de ténèbre, d'inaccessibilité du modèle et de proximité de l'obstacle.

Bohémiens, bonne, nuage, comme les acteurs devenus idoles, sont transfigurés dans la peur par le désir qu'ils fécondent et ne satisfont pas. Leur altérité attire et repousse son fidèle, l'entreprend et se retire de sa prise, s'impose et s'oppose à lui, transcendance inflexible. Par exemple le sommeil de la bonne, indifférent au monde qui continue hors de lui (et non pas boudeuR), autarcique et bienheureux dans sa complétude, garantit la divinité de la bonne en manifestant son auto-suffisance et sa parfaite adhésion à elle-même. Aussi provoque-t-il le désir, offrant la déesse comme un objet disponible. Mais ce même sommeil laisse à sa solitude le sujet désirant, demeure indifférent à ce désir qu'il crée, n'ouvre pas même ses yeux sur sa créature tremblante et qui ne peut dormir. Ce qui divinise la bonne et la rend disponible, la rend inaccessible. Ou encore : l'invitation au désir lancée par la déesse-modèle, est une opposition au désir marquée par la bonne-obstacle. De même les bohémiens. Autonomes, souverains, ils voyagent « sans que personne s'en inquiète », ils ont « l'air de n'avoir besoin de personne », et sont « contents d'eux-mêmes » : ils jouissent de leur indépendance comme déesse en sommeil et franchissent librement les frontières comme dieu le nuage. Cette maîtrise convoque l'envie imitative : aussitôt le disciple songe à jouer la musique de ses maîtres et à voyager dans leur ombre selon leur fantaisie. Mais cette maîtrise se détourne, se refuse, elle interdit le disciple qui n'ose seulement parler, et voici : « le front tourné vers les étoiles », les dieux s'endorment, indifférents à leur émule.



Le désir, comme dans « Le Coucher du soleil romantique », poursuit « en vain le Dieu qui se retire ». De même un autre enfant, Thomas De Quincey, rencontre sa vocation de rêveur quand Dieu s'éloigne : « Et sur les vagues bleues son esprit s'éleva ; et ces vagues et son esprit se mirent à courir vers le trône de Dieu ; mais le trône fuyait sans cesse devant son ardente poursuite. » Ce sont tous les peuples modernes, dans Notes nouvelles sur Edgar Poe, qui « ne poursuivent évidemment qu'une Italiam fugientem » '. Car la poursuite entraîne la transfiguration, et celle-ci aggrave la fuite, d'où le redoublement de la poursuite. Le nuage glorieux, on voudrait tout abandonner pour le suivre. En sa hauteur, n'est-il pas, léger, la grâce même? On dirait le réel délivré. Eh bien lui aussi s'éloigne : « il descend derrière le clocher... Ah ! on ne le voit plus ! », d'autant plus captivant qu'il s'absente, modèle en tant qu'obstacle - héros violent.



Sont-elles donc semblables, les vocations enfantines ? - Oui. La préférence que le narrateur dit accorder au quatrième garçon (dans l'avant-dernier paragraphe du textE) ne sert que l'effet littéraire d'une conclusion pathétique, et voyons-la comme un recul, encore, de Baudelaire devant le meilleur de lui-même, une réaffirmation romantique d'une différence prétendument incomprise, lors même que tout le poème en révèle à l'avance l'illusion, et l'édification violente. Remarquons que le sentiment de fraternité du narrateur pour le dernier adolescent repose, lui aussi, sur l'éviction symbolique des autres enfants : « L'air peu intéressé des trois autres camarades me donna à penser que ce petit était déjà un incompris [...] il y avait dans son oil et dans son front ce je ne sais quoi de précocement fatal qui éloigne généralement la sympathie, et qui, je ne sais pourquoi, excitait la mienne ». Complaisance pour le mythe d'une malédiction, la fin de « Les Vocations » équivaut à la fin du « Vieux Saltimbanque » (à l'identification narcissique de la victime au vieil homme de lettreS), et à la fin du « Mauvais Vitrier » (à la bravade orgueilleuse devant l'évidence de la violencE). Comme si Baudelaire, face à la responsabilité éthique à laquelle sa clairvoyance le convie, ne pouvait que se dérober ou se rassurer, en rebâtissant le mythe que son intelligence vient de défaire. Il faudra repenser ces mouvements par lesquels le poète dit le contraire de ce qu'il dit, étouffe son amer savoir, ment en sachant qu'il ment, comme exemplairement dans les deux dernières strophes du « Voyage », où se reforme la fiction, sonore, enflée, de « l'Inconnu » dans la mort, que le poème entier a préalablement disqualifiée, et de laquelle le poète n'était pas dupe. Besoin mélancolique de brouiller les pistes, de demeurer l'artiste insaisissable; nécessité du masque pour l'ouvre même de démasquer; jubilation désespérée à ne pas s'entendre avec soi-même ; ironie craintive ; intuition que l'aphasie, dont ces recouvrements sont des signes annonciateurs, sera la seule solution, aussi fidèle à la vérité qu'au mensonge, à la dénonciation qu'à l'adoration du moi mythique. En vérité, sous les lampes diverses la même clarté destine au même voyage. Lequel est de convoiter d'obstacle en obstacle ce modèle transcendant, cette altérité infranchissable, la mort sans au-delà. « Portraits de maîtresses » montrera l'approche de la mort dans l'expérience des quatre enfants du désir, comme l'exigence nécessaire, la dévotion intérieure de celui-ci. Déjà cette menace du poignard, et cet éloignement du dernier nuage avant la nuit, et ces sommeils de pierre, suggèrent que la mort est belle, aux yeux des rivaux grégaires, bien plus belle et bien plus grande que toutes les maîtresses qu'on pourra voir partout.

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Charles Baudelaire
(1821 - 1867)
 
  Charles Baudelaire - Portrait  
 
Portrait de Charles Baudelaire

Biographie

Charles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br

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