Charles Baudelaire |
S'inquiéter d'une expérience de la charité dans Les Fleurs du Mal, et d'autant plus qu'elle met en cause le vouloir propre des formes, c'est retrouver dans ces poèmes en vers le conflit entre éthique et esthétique qu'on a vu à l'ouvre dans les poèmes en prose. Mais si le même conflit opère, l'intrication l'une dans l'autre de ses deux postulations est infiniment plus serrée dans Les Fleurs du Mal que dans Le Spleen de Paris. Dans les vers l'aspiration à la beauté innerve la critique morale, si profondément que celle-ci ne renie pas celle-là, comme elle tend à le faire dans les poèmes en prose jusqu'à imposer en Belgique la désertion du langage. Inversement l'éthique plénifie dans Les Fleurs du Mal les formes qu'elle incrimine, les symboles qu'elle creuse, les rythmes qu'elle rompt, en un paradoxe dont la tension est musique. L'événement absolu en est « Le Cygne ». La même guerre, donc, de la vérité contre les prestiges des images, mais, dans Les Fleurs du Mal, cette guerre depuis la forteresse des images, depuis l'intérieur des prestiges assumés. Affirmons ici la supériorité - pour l'avenir de l'esprit, pour le droit de faire confiance à l'invention humaine - des Fleurs du Mal sur Le Spleen de Paris. Autant Baudelaire désespéra du vers, ou s'en rendit incapable devant la vérité éthique que ses poèmes en prose lui eurent confirmée, autant convient-il, après l'avoir accompagné dans son désespoir à Bruxelles, de réapprendre au-delà de son pessimisme, auprès des Fleurs du Mal, cette vérité que déjà elles contenaient. Vérité plus généreuse qu'il ne l'a cru, et compatible avec la beauté, qu'elle déchire mais dont elle s'aggrave, à laquelle elle doit d'être musique. Dire Les Fleurs du Mal supérieures, faute d'un meilleur mot, au Spleen de Paris, signifie deux choses chacune sur un plan différent. C'est dire d'abord que le conflit entre compassion et forme, vérité et beauté, demeure irrésolu dans le livre de vers, dont les poèmes, presque tous, exaltent les deux postulations l'une par l'autre. Les Fleurs du Mal sont plus complexes que Le Spleen de Paris, plus fidèles au tragique de l'homme moderne. Et c'est choisir, ensuite, par-delà le dernier Baudelaire qui voulut, navré, prendre parti pour la vérité, le Baudelaire musicien : celui dont le paradoxe est plus vrai que la vérité. Intellectuellement, si Le Spleen de Paris a permis, par sa clarté critique, d'approcher la question de l'éthique dans la poésie baudelairienne, ce sont pourtant Les Fleurs du Mal qui portent la question à plus de profondeur, en interrogeant l'éthique du sein de l'esthétique. Moralement, la vérité de la question est plus nécessaire à l'homme d'aujourd'hui que la vérité de la réponse, s'il en est. Les Fleurs du Mal parlent à l'espérance, plus haut que Le Spleen de Paris. Réaffirmer leur supériorité au-delà du passage par l'aphasie qu'elles n'ont pas empêchée, c'est vouloir la finalité au-delà de la fin, et que la poésie ait du sens. La poésie - devoir sotériologique - telle que la définit « La Rançon » : L'homme a, pour payer sa rançon, Deux champs au tuf profond et riche, Qu'il faut qu'il remue et défriche Avec le fer de la raison ; L'un est l'Art, et l'autre l'Amour. « La Muse vénale » est l'un des poèmes où Baudelaire croit, et ne croit pas, au sens de la poésie. Lisons ce poème maintenant, après « Châtiment de l'orgueil », pour reposer le problème du christianisme baudelairien. Si « Châtiment de l'orgueil » tente de convertir l'auto-idolâtrie du langage à la transcendance des existants, comment ce christianisme - avons-nous dit provisoirement - s'articule-t-il avec, dans « La Muse vénale », la dérision des « Te Deum » ? O muse de mon cour, amante des palais. Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées, Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées. Un tison pour chauffer tes deux pieds violets ? Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées Aux nocturnes rayons qui percent les volets ? Sentant ta bourse à sec autant que ton palais. Récolteras-tu l'or des voûtes azurées? Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir. Comme un enfant de chour, jouer de l'encensoir, Chanter des Te Deum auxquels tu ne crois guère, Ou, saltimbanque à jeun, étaler tes appas Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas, Pour faire épanouir la rate du vulgaire. 1. L'amante des palais Le vers 13 suggère une hypothèse en continuité avec les lectures de « Châtiment de l'orgueil » et « Don Juan aux enfers ». Le docteur « s'en allait sans rien voir » et Don Juan « ne daignait rien voir », de même devant la muse un public désigné par le pronom « on », lui non plus « ne voit pas ». De l'ensemble auquel « on » renvoie, rien n'indique que le sujet d'énonciation s'exclue. Le moi a une position analogue à celle du narrateur dans « Châtiment de l'orgueil » : il appartient à l'ensemble des spectateurs aveugles, mais il note cette appartenance et sait cet aveuglement, il se sépare donc de l'ensemble. Le poème est une recherche en ceci que son auteur voit et ne voit pas, connaît et méconnaît, ou plutôt voit qu'il ne voit pas la souffrance dont les « pleurs » sont l'invisible preuve. Chercher poétiquement, c'est mesurer un aveuglement, une participation subjective à l'infirmité universelle, et s'ouvrir par les yeux des mots à la douleur. La fonction de la poésie est une connaissance, une sortie hors de la vision unanime, indifférente, en direction d'un visage pour y voir ce qu'on ne voit pas. Don Juan ne voit pas Elvire, le docteur ne voit pas les cours qu'il force, et le poète ne voit pas les pleurs de sa muse. L'hypothèse est donc une question. L'invisibilité de la douleur est-elle le chiffre d'une transcendance que voile le langage collectif, mais qu'un regard de poésie - habitant autrement les mots - pressent et presque touche ? Majesté de la douleur au-delà du « rire », lequel se voit et se montre. Absolu de l'existant qui souffre, derrière sa forme qu'il exhibe. Cette hypothèse est encore celle d'une contestation des images par le souci d'autrui, d'une dénonciation de l'art par la compassion. La distinction établie au premier vers légitime l'hypothèse. « O muse de mon cour » : le moi dont l'identité s'exprime dans l'adjectif « mon », se perçoit constitué de deux instances et s'étonne, comme en témoigne l'ironie du laudatif « O », de ce que celles-ci forment un couple, de ce que son « cour » chérisse sa « muse ». Cette apostrophe inaugurale fait de « La Muse vénale » une réflexion du moi sur cette union qui l'intrigue. La muse élue du cour, et l'appréciation ironique de cette élection, sont l'objet et le sujet du poème. Méditation sur l'inspiration, « La Muse vénale » oblige à postuler, fondant cette non-coïncidence du moi avec lui même, un soupçon du poète réflexif sur le poète inspiré, de Baudelaire sur ses images. La distance du poète à lui-même se marque ensuite dans la seconde apostrophe du vers 1, définissant la muse : « amante des palais ». Si la tendresse du moi - son cour - le tourne vers son inspiration, en revanche celle-ci ne rend pas l'affection donnée, et s'en détourne pour les « palais ». On a vu dans « Le Mauvais Vitrier » une image d'un palais signifiant la beauté. De même dans « Paysage » : « mes féeriques palais », et dans « Rêve parisien » : « un palais infini » '. La muse n'aime pas le cour comme le cour aime la muse, elle aime la beauté, le nombre incarné dans la pierre, l'information de la matière par l'idée. Dans le symbole du palais, outre ces significations esthétiques, il faut entendre des significations sociales. Le vers 7 réutilise le mot, non sans ironie supplémentaire, pour épingler la pauvreté de la muse : « Sentant ta bourse à sec autant que ton palais ». Le vers 8 renchérit sur ce thème du besoin économique : « Récolteras-tu l'or des voûtes azurées ?» Ce n'est donc pas seulement la beauté que le palais connote, c'est aussi la richesse, le luxe autant que la forme. Ainsi la muse, fille d'abondance et de pénurie, est-elle comblée des dons du cour et privée des biens du beau. L'inspiration poétique se détourne de la présence nourricière - le cour - par une tension vers l'inaccessible, le palais. Amoureuse des formes, prêtresse des riches images, cette essence de la muse contraste avec son existence comme l'Idéal avec le Spleen, l'art avec le temps. La construction de la première partie du poème actualise ce contraste et permet de l'interpréter. Aux palais du vers 1 et aux voûtes azurées du vers 8, s'opposent en antithèse les figures de la détresse et du manque déroulées à l'intérieur des quatrains. Les objets idéaux du désir, stylistique-ment, encadrent les réalités négatives : cette construction méta-phorise l'enfermement d'une existence malheureuse par les mythes qu'elle célèbre. A l'intérieur de l'inspiration, non assumés par elle, insistent douloureusement les froids (v. 2 et 4), les ennuis (v. 3), les insomnies et les misères (v. 6 et 7). La postulation esthétique est divisée d'avec elle-même, en dépit du cour. Elle est possédée, close sur sa déréliction, par son culte des images qui la dépossède. La construction des quatrains déplie à l'avance l'image du vers 13 : « Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas ». Palais et voûtes azurées sont pour la muse la comédie dans laquelle elle s'aliène, comme son rire est la comédie qu'elle joue aux spectateurs. Les froids, les ennuis et les misères forment sa tragédie qu'elle méconnaît, comme son public ignore ses pleurs. Les tercets tirent une conclusion conforme à la définition des quatrains : la postulation esthétique est une prostitution en ce qu'elle détermine une existence aliénée. Pour comprendre la position du poète réflexif devant cette aliénation, rapprochons-la d'une attitude analogue, celle du critique devant un autre poète, et lisons ce passage de l'essai sur Banville où réapparaît le symbole du palais : [Banville] ne peut se reposer que dans de verdoyants Elysées, ou dans des palais plus beaux et plus profonds que les architectures de vapeur bâties par les soleils couchants. J'aime cela; je trouve dans cet amour du luxe poussé au-delà du tombeau un signe confirmatif de grandeur. [...] Je suis heureux de voir poser ainsi, sans ambages, sans modestie, sans ménagements, l'absolue divinisation du poète, et je jugerais même poète de mauvais goût celui-là qui, dans cette circonstance, ne serait pas de mon avis. Mais j'avoue que pour oser cette Déclaration des droits du poète, il faut être absolument lyrique, et peu de gens ont le droit de l'oser. Banville amant des palais ne serait critiquable que par le mauvais goût. Et l'esthète - celui en Baudelaire qui cultive le bon goût - aime les architectures luxueuses de son ami, comme son cour aime sa muse. Toutefois le critique ne peut pas ne pas avouer, aussitôt, que tout le monde n'a pas le « droit », comme Banville, de se « reposer » dans ces fastes de la beauté d'harmonie, et que tout le monde n'est pas « absolument lyrique ». Cette réserve du critique devant l'esthète recoupe la distance, dans « La Muse vénale », entre le poète réflexif et le poète inspiré. On la retrouve dans le curieux poème que Baudelaire offre à Banville en 1845. Aux palais de l'essai, correspondent les constructions du sonnet ; et au repos, le prélassement : L'oil clair et plein du feu de la précocité. Vous avez prélassé votre orgueil d'architecte Dans des constructions dont l'audace correcte Fait voir quelle sera votre maturité. Mais la fin du poème quitte ce ton de l'éloge pour témoigner soudain que la condition du poète, comme meurtri par sa propre maîtrise, voue à une souffrance infinie, que ne retiennent pas les architectures formelles : - Poète, notre sang nous fuit par chaque pore - Baudelaire distant de son inspiration dans « La Muse vénale », critique enthousiaste et pourtant réservé dans l'essai sur Banville, et surprenant briseur d'éloges dans le sonnet à son ami, n'est jamais tout entier le représentant du bon goût ni le célébrant des palais idéaux : comme s'il ne se sentait pas le « droit », pour sa part, d'être « absolument lyrique ». Poursuivons la lecture de l'essai sur Banville : Mais enfin, direz-vous, si lyrique que soit le poète, peut-il donc ne jamais descendre des régions éthéréennes, ne jamais sentir le courant de la vie ambiante, ne jamais voir le spectacle de la vie, la grotesquerie perpétuelle de la bête humaine, la nauséabonde niaiserie de la femme, etc. ? Peut-il ne jamais voir? - comme « on ne voit pas ». Cette question et ce soupçon procèdent d'une expérience concrète des rapports humains, des rencontres avec les êtres tels qu'ils sont. Le spectacle de la vie reçoit pour métaphore dans « La Muse vénale » l'exhibition de la saltimbanque. La bête humaine et les sentiments qu'elle inspire rappellent de même la « rate du vulgaire ». Concluons que la force retirant à Baudelaire le « droit » - notion morale - d'être absolument lyrique, lui vient de sa relation aux autres. La distance en lui entre le poète réflexif et le poète inspiré, ou entre le critique et Banville, et l'ironie du moi sur sa muse esthéticienne, c'est le sentiment de l'existence d'autrui qui les suscite. La construction du sonnet apparaît dans sa signification éthique. Les quatrains présentent la muse en sa solitude constitutive, les tercets la ramènent dans la rue parisienne où passent les autres. La prostitution du poète absolument lyrique telle que les tercets l'évoquent, procède de la séparation asociale que les quatrains décrivent. Autrement dit, aimer les palais c'est n'aimer personne, et n'aimer personne c'est se vendre à tous. Parce qu'il préfère la beauté au commerce humain, le poète lyrique se condamne à faire commerce de sa personne. Ou encore : « l'architecte littéraire, dont le nom seul n'est pas une chance de bénéfice, doit vendre à tous prix »2. La passion de la beauté dissimule dans ses rires et ses images le refus d'autrui, et ce refus invisible comme les larmes se retourne en sacrifice du corps livré. 2. Les Te Deum et les appas La muse se condamne à la prostitution comme le docteur à l'aphasie. Les différences entre les deux figures ne sont que thématiques : le destin de l'esthète est celui de l'orgueilleux. Encore doit-on noter qu'un thème majeur leur est commun, celui justement de leur ouvre entendue comme architecture. Les « palais » de la muse équivalent au « temple » du théologien. Temple et palais désignent l'ouvre belle, oublieuse des personnes, la forme et les images préférées aux autres. Si bien qu'une autre analogie paraît, celle de la violence. La cruauté que le dernier vers de « La Muse vénale » reconnaît au « vulgaire », est identique à celle des enfants sur leur victime, dans le dernier vers de « Châtiment de l'orgueil ». Mais ce prix payé par les amants des images dérive de leur violence propre : de leur éviction des existants dans leur adoration des palais. - Il s'ensuit que « Te Deum » a plusieurs sens. Le premier va de soi et a souvent été relevé : les Te Deum métaphorisent les positions intellectuelles de l'écrivain, ses revendications ou postures théoriques '. Au reste, la question de savoir auxquels de ses écrits l'auteur en vérité ne croit guère, demeure ouverte comme le champ de bataille des interprétations de sa pensée. On a rencontré ces incertitudes et dénégations en comparant Clergeon aux Enfers au chapitre sur la photographie du Salon de 1859. Maints critiques les ont rencontrées dans la relation du poète à Delacroix, à Poe, à Hugo, à Gautier, à tant d'autres encore... Qui dira dans l'essai sur Banville que Baudelaire « croit » en la poétique qu'il honore ? Et qui dira qu'il n'y croit pas ? Ces doutes, ces droits de se contredire, ces réserves secrètes ou explicites dans les affirmations objectives obligent à écouter le poète dans ses poèmes plutôt qu'ailleurs2. Sauf qu'il n'y a pas de raison pour limiter l'application de cet aveu aux seules ouvres critiques. Le vers 11 commence par le verbe « chanter », qui désigne l'activité poétique en sa nature première et ne fait guère songer à l'écriture conceptuelle des essais. Un deuxième sens de Te Deum se profile, autrement inquiétant. Baudelaire fait-il allusion, plutôt qu'aux besognes journalistiques, à son travail de poète ? Aurions-nous tort de croire, non d'abord à ses positions critiques, mais qu'il croie lui-même à son chant, à ses poèmes et à leurs images ? Cette hypothèse est impliquée par les analyses précédentes et sa fécondité en fait une certitude. La ressemblance entre la muse prostituée et le docteur châtié, leur commune solitude dans leur palais et leur temple, et leur oubli d'autrui dans leur passion pour la forme, manifestent la distance de Baudelaire vis-à-vis de leur art, discours ou chant. Les Te Deum auxquels le poète ne croit guère métaphorisent les poèmes - les siens - dont sa muse est l'esclave éblouie. D'où, dans « Les Phares », cette même métaphore pour désigner les plus hautes expressions artistiques, de Rubens à Delacroix : Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum, Sont un écho redit par mille labyrinthes; ' Ne faut-il pas admettre que l'auteur de « La Muse vénale » suspecte, outre le bien-fondé de cette métaphore, la légitimité de l'art ? Posons d'abord que ce en quoi il ne croit guère, c'est cette identification du chant artistique au chant catholique. Le poète inspiré se voit soupçonné par le poète réflexif d'hypocrisie et d'imposture. Le moi éthique incrimine le moi lyrique et se refuse à attribuer un sens chrétien à l'amour des palais, des ouvres d'art et de la beauté. L'inspiration usurpe les formes extérieures de la croyance, comme le docteur s'approprie les apparences de l'enseignement évangélique. La métaphore des Te Deum sert donc un double projet. Elle approfondit la définition de la muse et révèle le sens de la contestation baudelairienne. Amante des palais, l'inspiration comme postulation esthétique se caractérise par son incompatibilité avec la foi chrétienne, en laquelle elle ne croit guère, en effet, puisqu'elle ne croit qu'aux formes, qu'aux voûtes et opulences de la beauté plastique. Mais si la muse est l'instance incroyante et blasphématoire du moi plus vaste qu'elle, inversement l'instance de la réflexivité critique, de son côté, doute même de l'hérésie inhérente à la muse et soupçonne donc le culte des images, en l'estimant responsable des impostures, des misères et de l'aliénation du moi. Il n'est pas indifférent que le reproche ainsi posé vienne après le constat, dans les quatrains, de la solitude privée, et avant l'évocation, dans le dernier tercet, de l'aveuglement collectif. Centrale, la métaphore des Te Deum ramasse les pensées qui gravitent autour d'elle. Si la muse ne croit guère, du fait de sa passion hérétique pour les formes, au christianisme dont elle se pare, le poète réfléchissant sur elle - sur lui-même en sa vocation d'artiste - aussi bien ne croit guère, du fait de la solitude et de l'aveuglement de cette passion, à l'hérésie de sa muse. La critique baudelairienne de l'inspiration, des palais de l'écriture, a lieu au nom des conditions réelles de l'existence, des relations interhumaines, au vu de la prostitution de l'individu et de la violence sociale. Sans Dieu pour la garantir, sans autre foi que l'attention aux êtres, cette critique se juge pourtant, dans L'Ecole païenne, d'obédience augustinienne : Tout entant dont l'esprit poétique sera surexcité, dont le spectacle excitant des mours actives et laborieuses ne frappera pas incessamment les yeux, qui entendra sans cesse parler de gloire et de volupté, dont les sens seront journellement caressés, irrités, effrayés, allumés et satisfaits par des objets d'art, deviendra le plus malheureux des hommes et rendra les autres malheureux. [...] Je comprends les fureurs des iconoclastes et des musulmans contre les images. J'admets tous les remords de saint Augustin sur le trop grand plaisir des yeux. Le poète inspiré joue la comédie de la croyance religieuse (« comme un enfant de chour ») ; le poète réflexif désigne l'imposture de cette comédie et lui oppose sa croyance en la dignité absolue de la personne, aliénée par l'hérésie esthétique. On peut vérifier ce conflit des deux instances et de leur foi respective auprès des images du second tercet, qui dégradent encore l'ambition artiste. Aux postures de l'enfant de chour succède, autre singerie plus dérisoire, le jeu de la « saltimbanque » ; après l'allusion aux fidèles leurrés par les faux Te Deum, voici dans les rues le rassemblement du « vulgaire » ; et après la tartufferie de « l'encensoir », voici l'étalage des « appas ». La muse est une sorcière païenne que son inquisiteur n'a pas besoin de déshabiller pour la punir, elle le fait d'elle-même. Adoratrice des belles images, elle s'expose au regard de la foule, telle une image. C'est qu'elle est devenue mimétiquement ce qu'elle adore. S'étant identifiée au visible qui l'éblouit, désormais elle éblouit les autres : elle exhibe son corps réifié en palais, théâtre, visible apparence. On la voit encore, dans « Les Promesses d'un visage », se vendre comme un tableau, à l'« Amant de la muse plastique ». L'aliénation de la personne - sa prostitution - c'est quand elle n'est plus une personne, mais une forme, modelée sur les formes dont elle s'est enivrée et qui l'ont vidée de son être propre. - Regardons ces appas. Au plan de l'allégorie de l'inspiration en prostituée, le mot appas désigne les charmes qui dans la femme excitent le désir. La foule devant la nudité de la comédienne rêve de jouissance, engrange des fantasmes, rit de ne rencontrer dans ce corps réduit à ses aspects nulle âme à respecter. Elle est donc à cette danseuse ce que celle-ci est aux palais : désirante sans amour, jubilante sans joie. D'où à nouveau ce contenu du soupçon baudelairien : qu'il n'y a pas de différence essentielle entre la saltimbanque et ses voyeurs, la passion de la forme et la concupiscence vulgaire, entre l'esthète et sa clientèle. Au plan de la réflexivité, d'autre part, dont l'allégorie est le lieu, le mot appas est métaphorique et désigne le corps, cette fois, du texte, et la séduction qu'il exerce sur les lecteurs, et ses formes suscitant, de même, plaisir et rêverie, jubilation et vision. Un appas tendu au désir du lecteur, est la construction du sonnet ; un autre, l'ironie qui le parcourt; et rythmes et sons, figures et thèmes, - autant d'appas pour épanouir la rate du lecteur. Celui-ci est donc au poème ce que le vulgaire est à la prostituée, et ce que la prostituée est aux palais. Le poème est allégorique de lui-même : représentant l'inspiration en prostituée, il représente sa propre représentation, comme chose dégradée pour ses lecteurs voyeurs. De sorte que le soupçon se mord lui-même : il porte sur la critique morale de l'inspiration, autant que sur l'inspiration même. Le soupçon se soupçonne comme il soupçonne la muse. Dégageons les conséquences de cette réflexivité seconde à partir de lappas le plus visible du poème, le dernier qu'il produit et le plus provocant : « la rate du vulgaire ». Du point de vue lexicologique, cette image se distingue de celles qui la précèdent. Familière, et quelque peu archaïsante, l'expression - « épanouir la rate du vulgaire » - transgresse les niveaux de langue investis par le restant du poème, elle dissone et requiert l'attention. De tous les appas du texte, elle est celui auquel ce nom convient parfaitement, faisant trouée dans la robe formelle, dont elle montre l'indécence possible et l'ancien charme. Prostitution de la langue : ce familiarisme, tel un dessous de la parure, est l'excitant linguistique dont le lecteur se souviendra, le bout du tissu au parfum entêtant. Cette provocation n'est pas gratuite, et la convoitise stylistique ainsi allumée s'approfondit en ambivalence psychologique. Car du point de vue moral, l'expression aguichante condamne le lecteur - bien que séduit - à se voir l'un des vulgaires ici méprisés. La malice de l'écrivain est subtile, qui suscite l'adhésion du lecteur à la formule charmante, mais qui interdit cette adhésion. Que fait le lecteur savourant l'image, sinon s'épanouir la rate ? La jouissance linguistique disqualifie le jouisseur, indigne de la langue dont il jouit - vulgaire. Voici donc le lecteur l'un des bourreaux de la muse. Le poète réfléchissant sur elle implique dans son drame le monde entier. La scène sacrificielle réunit dans la même malédiction les rieurs et la moquée - il n'y a pas d'autre alternative -, pareillement déterminés par le culte des images. Il n'y a pas d'autre alternative dans la violence dont la poésie procède, que d'être victime ou bourreaux : ceux-ci comme celle-là sont dévots de la beauté. L'inspiration : amante des palais. Le lecteur : amant des métaphores. La foule innombrable : amant des prostituées. - Et le poète réflexif : amant de son inspiration. La force de « La Muse vénale » réside en ce que le poète critiquant sa passion, mais premier à se réjouir de ses trouvailles, ne s'exempte pas du jugement qu'il porte sur la prostitution et la vulgarité communes. Moquer la muse de ce qu'elle se prostitue et reprocher au public sa cruauté, ne peut se faire, nous dit Baudelaire, sans prostitution ni cruauté. Pour accuser l'inspiration d'exhibitionnisme, le poète réflexif exhibe ses appas linguistiques. Pour dénigrer le rire du vulgaire, il rit des pièges qu'il lui tend, vulgairement. L'ironie baudelairienne n'est pas cynique : elle s'avoue semblable à ses objets. Elle est donc un savoir. Si écrire est une prostitution à laquelle participe l'humanité entière, écrire pour critiquer l'écriture est une prostitution seconde. L'ironique se soupçonne : aussi coupable que ceux qu'il juge, aussi enchanté de ses images critiquant les images que l'artiste aliéné, aussi violent que les bourreaux anonymes. Oui, le langage rend aveugle à la personne. Ses utilisateurs ne voient pas la souffrance qu'il répand, tous collaborent à sa violence. Poète inspiré, public vulgaire, poète réflexif, unanimement persévèrent dans leur idolâtrie des formes, leur mépris des êtres. Et oui, l'acte de poésie découvrant cet aveuglement universel approche la transcendance, invisible, de l'existant. Il l'approche, dans « La Muse vénale », par l'allégorie. En représentant l'inspiration par une prostituée, le poète fait aussi le récit de quelqu'un : d'une personne réifiée, comme prostituée, disons d'une non-personne, mais dans la figure de laquelle, par là même, demeurent le souvenir et l'exigence, le remords et le mystère, de la personne perdue. Qu'on pense à la Mendiante rousse : Blanche fille aux cheveux roux. Dont la robe par ses trous Laisse voir la pauvreté Et la beauté, Le vrai scandale dans la prostitution ne tient pas à la nudité montrée ni à l'avidité du client, il tient au sacrifice de l'existant à son apparence, mais où subsiste, irrésiliable, la dignité de l'existant. Par l'allégorie, le poète collaborant à la violence du langage garde en mémoire l'innocence de la victime : Va donc, sans autre ornement. Parfum, perles, diamant, Que ta maigre nudité, O ma beauté ! La muse doit son aliénation à son culte hérétique, mais cette aliénation est commune, chose du monde la mieux partagée, pour autant qu'y participent le vulgaire, le lecteur, le poète réflexif, identiquement friands des appas du désir, officiants de la même hérésie. La prostituée allégorique de la muse révèle, comme personne et en tant que personne, la culpabilité universelle et l'innocence des coupables. « On ne voit pas » les pleurs de l'innocence - car on est coupable - mais l'acte de poésie dans l'allégorie qu'il invente, voyant qu'il ne voit pas, sait l'innocence des malheureux derrière le rire de leur faute. Le sens de l'allégorie est d'approcher la présence incarnée - le visage en pleurs - en dépit des images et dans les images : d'avancer par les mots vers ceux, aliénés mais aimables, que les mots bafouent. |
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Charles Baudelaire (1821 - 1867) |
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Portrait de Charles Baudelaire | |||||||||
BiographieCharles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br RepÈres biographiques |
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