Charles Baudelaire |
1. Sens et architecture. - Ouvrir les Fleurs du mal, c'est entrer dans un espace poétique soigneusement mesuré, jalonné, balisé par son inventeur et occupant. A plusieurs reprises, la correspondance de Baudelaire traduit l'obsession qui fut' la sienne de donner sens et ordre à la matière de son chant, aussi foisonnante et déroutante fut-elle à l'origine. Bien sûr, écrit-il, /dans ce livre atroce, j'ai mis tout mon cour, toute ma tendresse, toute ma religion (travestiE), toute ma haine...» Mais précisément, dans cette sorte d'écorché poétique d' « un cour mis à nu », l'écrivain veut aussi que nous reconnaissions et identifions sa volonté de saisie et d'ordonnancement des drames, extases, blessures ou espérances que l'existence n'a livrés que comme une suite de péripéties « hasardeuses ». Une lettre célèbre adressée par Baudelaire en 1861 à Alfred de Vigny (expert s'il en est en matière de structuration poétiquE) résume clairement ce souci durable et primordial : « Le seul éloge que je sollicite pour ce livre est qu'on reconnaisse qu'il n'est pas un pur album et qu'il a un commencement et une fin. » Contre les « albums » de type romantique construits selon le principe d'une chronologie événementielle et sentimentale souvent plus fausse que vraie (qu'on songe aux truquages de datation dans les Contemplations de Hugo par exemplE), Baudelaire revendique donc la notion de « livre » en tant que tout globalement structuré et qu'itinéraire à découvrir et parcourir. Lors du procès en correctionnelle de l'été 1857, l'avocat du poète, maître Chaix d'Est-Ange, pour répondre aux accusations du procureur Pinard qui dénonçait « l'immoralité » de tel ou tel vers, de telle ou telle pièce des Fleurs du mal, reprenait à son compte avec vigueur cet argument de la totalité signifiante du livre : « Je répète, plaidait-il, qu'un livre doit être jugé dans son ensemble. A un blasphème j'opposerai des élancements vers le ciel, à une obscénité des fleurs platoniques. Depuis le com- : mencement de la poésie, tous les volumes de poésie sont ainsi faits. Mais il était impossible de faire autrement un livre destiné à représenter l'agitation de l'esprit dans le mal. » Mais plus intéressante encore est la présentation par Baudelaire de son « volume » comme un itinéraire supposant « un commencement et une fin ». Le refus du poète, pendant longtemps, de publier séparément ses poèmes prouve assez le rôle déterminant qu'il accordait à leur mise en perspective et l'intention qui fut toujours la sienne de les orchestrer dans un Système poétique très relationnel où le sens sera donné, nous le verrons, moins par évidence que par « contamination » et glissement, moins par assertion que par dialogue d'un texte avec un autre, d'un « cycle » de poèmes avec un autre. Barbey d'Aurevilly fut le premier lecteur critique à pressentir le rôle majeur que joue ainsi dans les Fleurs du mal ce qu'il appela une « architecture secrète ». Architecture, le mot n est pas trop fort puisque, dès l'édition de 1857, le recueil est très explicitement composé et décomposé en une succession de parties qui se donnent pour autant de « lieux » distincts mais solidaires d'un même édifice poétique où le lecteur est invité à entrer. Ni le retrait forcé des * pièces condamnées ». ni les ajouts ultérieurs, notamment l'importante adjonction de trente-cinq poèmes dans l'édition de 1861, ne remettront en cause le « plan » d'origine et l'édition posthume du recueil, avec ses cent vingt-six poèmes, respecte scrupuleusement ce plan voulu par l'auteur. Méfions-nous toutefois des connotations malheureuses que pourrait induire le concept d'architecture que Barbey prenait soin d'ailleurs de corriger par le prédicat « secrète ». Si architecture il y a, d'évidence, dans les Fleurs du mal, cela ne signifie pas, loin s'en faut, que le sens soit donné en une succession de moments poétiques irréversibles ou « figé » en une collection de lieux emblématiques repérables sur le « cadastre » du livre. Léo Bersàni, dans son essai sur Baudelaire et Freud, nous met ainsi en garde, déclarant n'admettre l'expression d' « ordre architectural » que pour autant que celui-ci soit conçu < comme une somme de parties mobiles », cristallisant un sens toujours « fuyant » au hasard des errances du désir et des fantasmes de Baudelaire. Pour ne pas céder à la tentation d'une lecture « statique » et réductrice de l'ouvre nous préférerons donc, quant à nous, le mot d' « itinéraire » à celui d'architecture. Ses connotations « dynamiques » respectent mieux la conception de « flânerie » et surtout de « voyage » qui présida à l'élaboration d'un livre dont il convient de décrire brièvement maintenant les six « étapes » principales. 2. Etapes d'un voyage en noir et blanc. - Un long poème intitulé « Au Lecteur^» ouvre les Fleurs du mal auxquelles il sert de préface ou plutôt d' < avertissement ». Dune intensité dramatique savamment accrue de quatrain en quatrain, le texte culmine en une confidence et une interpellation vigoureuses. De tous nos maux l'Ennui est le plus pernicieux ; en jouant le jeu de la lecture, le lecteur n'échappera pas à sa « monstrueuse » étreinte : C'est l'Ennui - l'oil charge d'un pleur involontaire. Il rêve d'échafauds en fumant son houka. Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, - Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère ! « Avertis », impliqués également dans cette sorte de confraternité malheureuse, nous pouvons suivre dès lors les étapes d'un voyage poétique dont l'itinéraire égrène, au fil de six parties, tantôt les obscures souffrances d'un « chemin de croix », tantôt les révélations lumineuses d'un « chemin de Damas » : 1) « Spleen et Idéal » (poèmes I à LXXXV) où Baudelaire décrit avec autant de patience que de cruauté la double postulation de son être déchiré entre la soif d'une idéalité et d'une pureté perdues et l'enlisement dans les tourments du quotidien qu'il nomme « ennui », « guignon », « tristesse ». en un mot « spleen » puisque c'est à ce vocable anglais qu'il a donné mission de traduire le pluralisme de ses souffrances physiques et morales. 2) « Tableaux parisiens » (poèmes LXXXVI à CIII) où la ville, « la fourmillante cité pleine de rêves », impose à la fois au créateur le miroir multiplié de sa laideur et de son mal et le mirage d'un heu magique où se perdre serait aussi se retrouver. 3) « Le Vin » (poèmes CIV à CVIIII), première des grandes tentations de la chair. Gros rouge des chiffonniers et "des assassins, nectar des femmes galantes et des amants, il cristallise les rêves imposteurs de libération et d'arrachement vers le « paradis » perdu. 4) Fleurs du mal » (poèmes CIX à CXVII), autre florilège des vices et « péchés » de la chair, où les « femmes damnées » côtoient les Béatrice et les Vénus pour le désespoir d'un être qui n'a jamais trop de courage pour « contempler (soN) cour et (soN) corps sans dégoût ». 5) « Révolte » (poèmes CXVII1 à CXX) où l'homme, revenu de toutes les tentations, écouré de toutes les tentatives avortées, s'adonne aux imprécations de l'esprit et aux reniements de l'âme : injures, blasphèmes, suppliques et litanies dédiées à cette autre grande figure de la marginalité et de la déchéance, Satan, « prince de l'exil » et « Dieu trahi par le sort ». 6) « La Mort » (poèmes CXXI à CXXVI), dernier pari mais peut-être aussi ultime tentation et suprême artifice où le « pauvre », V « amant » et 1' « artiste » confient au miracle d'un dernier « Voyage » l'espérance d'une réconciliation et d'un salut. La trop claire linéarité de cet itinéraire ne saurait toutefois masquer son ambiguïté. En dépit d'un découpage en six parties, d'ailleurs très inégales quantitativement, le livre repose sur un rythme profondément ternaire. Le premier temps, formé de la copieuse « somme » des poèmes de « Spleen et Idéal », est celui du constat, longuement détaillé, d'un état intenable parce qu'instable, toujours vacillant entre les caprices d'une sensibilité et les exigences de l'intelligence ou de l'âme. Le second, correspondant aux parties deux à cinq, embrasse tous les « paradis artificiels », des plus innocents aux plus pervers, que s'invente l'être désespéré de ne pouvoir assurer la « maintenance » de l'autre Paradis, toujours perdu, toujours dérobé. Le troisième enfin, qui tient dans la sixième et dernière partie du livre, « La Mort », est celui d'un fragile apaisement conquis par le créateur sur sa détresse au prix d'une problématique aliénation dans < l'inconnu » et « le nouveau ». Une nouvelle tentation serait alors de lire les Fleurs du mal sur un mode dialectique. Pourtant, et en dépit de l'existence d'un « commencement » et d'une « fin » cernant une longue épreuve, rien n'est moins dialectique que cette ouvre. La fatale dualité, qui fait tout le drame de Baudelaire et qu'il identifiait aussi dans le Tannhaûser de Wagner comme « la lutte de deux principes qui ont choisi le cour humain pour principal champ de bataille, c'est-à-dire de la chair avec l'esprit, de l'enfer avec le ciel, de Satan avec Dieu ». n'est pas plus effacée par les artifices de l'existence qu'elle n'est dépassée par la mystique de l'outre-tombe. Malgré la systématisation manichéenne de la première partie du livre, les deux suivantes n'apportent ni transgression ni résolution définitives. Dans son essai sur les Structures de la poésie moderne, Hugo Friedrich insiste avec raison sur cet aspect fondamental de la poésie baudelairienne qui s'en tient, nous dit-il, à « une dynamique de tensions/ irrésolues entre le mal satanique et l'idéalité vide. » ' Ajoutons qu'elle vit même de cette tension et de cette « irrésolution » qui s'éprouvent non seulement à l'intérieur de tel ou tel poème mais encore dans la totalité de l'ouvre, clôturée et comme recroquevillée sur ce qui la ronge et la féconde à la fois. L'étude systématique des grands réseaux thématiques et « fantasmatiques » du recueil va nous confirmer dans cette conviction. 3. Une poésie contre nature. - « Ce grand flot bourbeux, c'est la vulgarité même. (...) La nature en nous, c'est l'opposé du rare et de l'exquis, c'est tout le monde. (...) Baudelaire a choisi de n'être pas nature, d'être ce refus perpétuel et crispé de son naturel. » Sartre fut l'un des premiers lecteurs critiques à mettre en évidence le point matriciel de la thématique des Fleurs du mai, à savoir la haine tenace de la nature et du naturel. Le philosopha prolongeait par là les belles analyses de Georges Blin sur la « peur » de Baudelaire devant cette même nature et sa volonté de lui substituer dans le poème un antimonde qui soit aussi une antidote : « Baudelaire redoute la nature comme un réservoir de splendeur et de fécondité et lui substitue le monde de son imagination : univers métallique, c'est-à-dire froidement stérile et lumineux.- » Quand nous parlerons de la femme baudelairienne, nous verrons ce qu'une telle « appréhension » doit à la sexualité et aux fantasmes erotiques de Baudelaire (la nature étant chez lui par essence féminine et la femme par essence naturelle, donc « abominable »...) Retenons pour l'instant cette constante attitude, tantôt procès tantôt défi, qui dresse l'écrivain contre une nature aussi laide que maligne, vicieuse que viciée. fBaudelaire entre par là doublement en conflit avec une grande tradition de l'histoire de l'esthétique : d'un côté avec le discours philosophique des Lumières,' sur la « bonne nature », et conséquemment avec les romantiques^ de l'autre avec les nombreux courants de pensée du xixe siècle qui, avec des démarches et des idéologies évidemment fort différentes, n'en font pas moins de la nature l'objet central de leur système : « art pour l'art », réalisme, naturalisme prin-cipalement. A toute cette tradition, le poète oppose un démenti obstiné : « Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est parce que rien de ce qui est ne me satisfait. » Finie chez lui la bonne et belle nature, confidente ou complice, consolatrice volage d'un Lamartine ou d'un Musset ; finis les attendrissements du promeneur solitaire devant les charmes des grands bois ou les extases de touristes émerveillés. Bousculées les somptueuses galeries de « tableaux » d'un Leconte de Lisle, brisées les précieuses vitrines de bijoux parfaits d'un Banville ou d'un Gautier. Refusées encore les promesses d'énergie et de savoir d'un réel que d'aucuns voudraient synonyme de « progrès ». Pareille détestation ne signifie pas pour autant que la nature soit absente des Fleurs du mal. Au contraire, avec une minutie qui confine parfois au macabre, Baudelaire ne cesse de dresser dans ses poèmes l'inventaire d'une nature en perdition pour l'opposer aux utopies de/la nature gracieuse ou graciée. Ruelles douteuses, décors encrassés, créatures défraîchies ou moribondes, atmosphères sordides, le poète, comme à la « belle » qui l'accompagne dans sa c ballade » poétique, nous jette au visage les images d'une nature « pourrie » qui finit par n'être plus qu' * Une Charogne: « Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme. Ce beau matin d'été si doux : Au détour d'un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux. Les jambes en l'air, comme une femme lubrique. Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d'exhalaisons. Le soleil rayonnait sur cette pourriture. Comme afin de la cuire à point, Et de rendre au centuple à la grande Nature Tout ce qu'ensemble elle avait joint. (XXIX) La nature humaine n'échappe évidemment pas au délabrement de la nature tout court. Pire. Ce qui était décrit jusque-là comme spectacle affligeant ou repoussant devient ici épreuve physique et morale insupportable. « Nous sommes tous pendus ou pendables » écrit, dans un projet de préface pour son recueil, le poète qui constate l'universelle et irrémédiable perversion de la condition humaine. Le mal est au cour de l'homme comme la laideur est au cour du monde. Désirs, passions, sentiments, tout est gangrené par la même lèpre naturelle et originelle qui, pour Baudelaire, a nom « péché_» : « Ainsi, écrit-il, la nature entière participe du péché originel. » Loin de fuir cette fatalité ou de s'en accomoder, comme le fera plus tard Verlaine en tentant de vivre « parallèlement > bien et mal, l'auteur des Fleurs du mal la revendique, l'assume pleinement et proclame même hautement, « joyeusement », la pourriture de tout son être moribond : « O vers ! noirs compagnons sans oreille et sans yeux. Voyez venir à vous un mort libre et joyeux ; Philosophes viveurs, fils de la pourriture, A travers ma ruine allez donc sans remords. Et dites-moi s'il est encore quelque torture Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts ! > (« Le Mort joyeux. . LXXII) Même l'inspiration poétique, cette sorte d' « humeur naturelle » venue des troubles profondeurs de son être, ne saurait trouver grâce immédiatement aux yeux de Baudelaire. Il faudra, dans le miroir du poème, 1' « arranger », la < maquiller » de tous les artifices du style et de la technique pour qu'elle offre, peut-être, le moyen d'un exorcisme des vieux démons de Marâtre Nature. 4. Homo duplex : le Spleen. - De Satan, prince de ces vieux démons, Baudelaire nous contait déjà, dans l'avis « Au Lecteur », la pernicieuse entreprise : « Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste Qui berce longuement notre esprit enchanté. Et le riche métal de notre volonté Est tout vaporisé par ce savant chimiste. » « Volonté vaporisée », la même métaphore reviendra, par une étrange coïncidence, dans 1' « ouverture » des fragments de Mon Cour mis à nu : « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là. » Le vrai mal de Baudelaire, c'est de ne pas être assez soi, de subir la diabolique volatilisation « d'un moi, écrit Léo Bersani, qu'on dirait flottant au milieu d'images cueillies au hasard de sa dérive. » Regagner son moi, reconquérir son être, passera donc par une épreuve d'identification et de systématisation des puissances qui causent et alimentent la vaporisation et la dérive. Si manichéisme il y a, dans l'introspection baudelairienne, c'est que le système « duel » offre une chance de « conversion » par nomination et confrontation des postulations contraires qui déchirent, jusqu'à la rendre insignifiante et intolérable, la nature humaine .fi H y a dans tout homme, à toute heure, écrit encore l'auteur de Mon Cour mis à nu, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. » Baudelaire a besoin de ce pseudo-diagnostic, radical et systématique, pour conduire l'expérience poétique de « réparation » de son être. Si la vaporisation peut être ramenée à une dualité, simplifiée en une opposition terme à terme, le rachat est sans doute possible. A condition du moins que chacun des deux profils de 1' « homo duplex » soit suffisamment « flou » pour accueillir tous les possibles, toutes les variantes d'un état par nature instable et irréductible à une somme finie de maux ou de biens. L'intitulé de la première partie des Fleurs du mal, « Spleen et Idéal », accouplement de concepts contraires mais « vides », répond parfaitement à ce désir d'une systématisation qui nomme une dualité en suggérant une constellation de tensions et de « postulations » dont la somme excède, bien évidemment, l'addition des deux concepts. L'emprunt du mot « spleen » à la langue anglaise, très familière, ne l'oublions pas, au Baudelaire traducteur d'Edgar Poe, est à cet égard significatif. « Spleen » est en effet proprement intraduisible en français autrement que par uri jeu de périphrases ou par l'addition de synonymes dont la liste constitue un lexique qui n'épuise jamais, en réalité, la plénitude du sens. « Spleen, mal inconnu ou d'inconnu », dit Georges Bhn ; spleen, mot inconnu, toujours méconnu, ajouterons-nous. Mot qui nous suggère un catalogue de maux, signe qui nous désigne une série de symptômes, vocable éponyme d'une suite de quatre poèmes du recueil (pièces LXXV à LXXVÏÏI)... La « traque » est longue de la troublante mais essentielle polysémie de ce monosyllabe choisi par Baudelaire. ; Epidermiquement, le spleen se caractérise d'abord par des sensations d'oppression, d'étouffement. Agressions dune chair malade et épuisée que métaphori-sent les images de décors ou de paysages encrassés : « Pluviôse, irrite contre la ville entière. De son urne à grands flots verse un froid ténébreux Aux pâles habitants du voisin cimetière Et la mortalité sur les faubourgs brumeux. (« Spleen », LXXV) ■ Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis, Et que de l'horizon embrassant tout le cercle Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits... » (« Spleen », LXXIII) Psychologiquement, c'est une impression de « guigne », d' « ennui », d'enlisement de l'esprit dans une impuissance chronique : Je suis comme le roi d'un pays pluvieux. Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux. Qui. de ses [(récepteurs méprisant les courbettes. S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes. » (« Spleen », LXXVII) Plus profondément c'est le sentiment affligeant d'une usure de toutes les forces physiques et morales, d'une dévitalisation de l'être réduit à n'être plus, écrit Walter Benjamin dans son Charles Baudelaire, que « matière inorganique et, en outre, matière exclue du processus de circulation » : « - Désormais tu n'es plus, ô matière vivante ! Qu'un granit entouré d'une vague épouvante. Assoupi dans le fond d'un Sahara brumeux ; Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche. » (« Spleen », LXXVI) Spleen-dégoût, « taedium vitae », état de privation, d'amertume et de frustration qui confine au « Goût du Néant » dans un constat d'une terrifiante limpidité : Le Printemps adorable a perdu son odeur ! » Sociologiquement parlant, le spleen a nom marginalité, mise au ban de la société de l'être infirme bancal, « Albatros » livré aux railleries du marin grossier ou génie offert aux sarcasmes apeurants du « vulgum pecus » : « Le poète au cachot, débraillé, maladif, Roulant un manuscrit sous son pied convulsif. Mesure d'un regard que la terreur enflamme L'escalier de vertige où s'abîme son âme. Les rires enivrants dont s'emplit la prison Vers l'étrange et l'absurde invitent sa raison : Le Doute l'environne, et la Peur ridicule, Hideuse et multiforme, autour de lui circule. » (« Sur le Tasse en prison. D'Eugène Delacroix ») « Caprice des nerfs » dans ses plus explicites manifestations, le spleen se révèle donc aussi véritable malaise existentiel avec son cortège de fantasmes terrorisants : « Au moral comme au physique, écrira Baudelaire dans l'une de ses Fusées, j'ai toujours eu la sensation du gouffre,(_non seulement du gouffre du sommeil, mais du gouffre de l'action, du rêve, du souvenir, du désir, du regret, du remords, du beau, du nombre, etc. » Maelstrôm d'obsessions, d'angoisses et de répulsions, le mal baudelairien culmine ainsi dans un état de démission psychologique total, d'aliénation absolue de la conscience soumise à un « piratage » sans merci : - Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir, Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique. Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. » ( Spleen, LXXVIII) Il ressort en outre de cette dernière citation - désespérément lente et lancinante - combien le spleen a partie liée avec le temps, ou plus exactement avec la matérialité du temps : la durée. Subir le spleen c'est tout autant pour Baudelaire subir la contrainte dune durée corruptrice, dévastatrice. Il existe moins chez lui en effet un état de choses ou un état d'âme, qu'on pourrait nommer spleen, qu'un processus de dégradation, qu'une continuelle dégénérescence des choses et de l'âme qui autorise cette belle formule de Benjamin : « le spleen c'est la catastrophe en permanence. » Autrement dit la permanence du fléau de néantisation de l'être, comme si le temps se « réifiait » en supprimant la réalité même du vivant et du vécu : < Et le Temps m'engloutit minute par minute. Comme la neige immense un corps pris de roideur. (« Le Goût du Néant », LXXX) Dans le sonnet X des Fleurs du mal Baudelaire poussera même l'analyse de sa souffrance jusqu'à l'identifier à une sorte de supplice, mi-cannibalisme, mi-vampirisme, que le temps infligerait, en permanence, à son être soumis et impuissant : « - O douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie, Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cour Du sang que nous perdons croît et se fortifie ! » (« L'Ennemi », X) Sans se confondre totalement avec le spleen, le temps donc, en étire le malaise, en décuple le supplice. S'ils est identifié par le poète comme « l'Ennemi » absolu, c'est qu'il est par essence sataniqûë", éloignant l'homme chaque jour davantage de sa part divine, alourdissant sans fin le fardeau de la faute et le poids du mal. « J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans », soupire ainsi l'être baudelairien entravé par un lest d'infamie et d' « ennui ». Mais comment surmonter ce terrorisme de la durée qui est la violence même du spleen, la « continuité d'horreur » que décrira plus tard Mallarmé en des termes très voisins ? En un mot comment « tuer le temps » pour gommer le spleen ? En le sectionnant, en le tronçonnant comme un ver malfaisant. Bien sûr la bête peut renaître, croître et se multiplier de ses fragments épars. Mais toute la fragile espérance baudelairienne de rachat, de rapprochement de l'idéalité perdue, ou du moins temporellement - et peut-être temporairemert - éloignée, tient sans doute dans cette « lutte au couteau » pour briser l'étreinte maléfique. « Le monde de Baudelaire, écrivait judicieusement Marcel Proust à ce propos, est un étrange sectionnement du temps où seuls de rares jours notables apparaissent. » 5. Homo duplex : l'Idéal. - Rare, bref, fragile, « notable » pour cela même, tel est en effet le statut de l'idéal baudelairien, contrastant avec l'opaque, lourde et « longue » matérialité du spleen. Ce dernier se comptait en années, en journées, en moments : l'idéal, lui, se profile en jours, en instants, en « minutes délicieuses » qui viennent ici et là briser la chaîne de la durée. Idéal si « rare » qu'alors que les Fleurs du mal psalmodient à l'envi la complainte du spleen, il faut souvent chercher ailleurs que dans le recueil des ébauches d'analyse de ce qu'il est, de recensement des signes et « impressions » qui en suggèrent l'imminence ou l'affleurement : « Impressions fugitives et frappantes, écrit par exemple dans sa Préface le traducteur des Histoires extraordinaires de Poe. d autant plus frappantes dans leurs retours qu'elles sont plus fugitives, qui suivent quelquefois un symptôme extérieur, une espèce d'avertissement comme un son de cloche, une note musicale ou un parfum oublié, et qui sont elles-mêmes suivies d'un événement déjà connu et qui occupait la même place dans une chaîne antérieurement révélée. La tentation serait grande ici de faire de Baudelaire un précurseur de la démarche proustienne fondant les retrouvailles d'une idéalité perdue sur l'abolition, par le jeu de la « mémoire affective », des contraintes de la durée. Dans l'étude qu'il a consacrée à Baudelaire dans son essai sur Les Métamorphoses du cercle, Georges Poulet nous met en garde contre une trop hâtive assimilation ou filiation : * Si exactement que Baudelaire anticipe Proust dans la description du phénomène de mémoire affective (et son analogie avec la paramnesiE), l'intention qui le guide est toute différente. Baudelaire ne veut nullement établir, en dehors du temps, une identité d'essence entre des moments séparés, mais au contraire suggérer que dans l'intervalle entre ces moments le temps n'a jamais cessé de régner, un temps toujours identique. » Encore une fois les Fleurs du mal ne sont pas un recueil dialectique ; l'idéalité ne naît pas, ne renaît pas d'une négation miraculeuse de la temporalité maléfique par la vertu d'instants ou d'impressions « sacrés . dont la seule émergence pourrait justifier, en les sublimant, les séquences maudites qu'ils interrompent. Exceptionnelles, aléatoires, imprévisibles, les « bouffées » d'idéalité ne font que dresser comme d'éphémères défis leurs images « introuvables » contre l'édifice stable et pérenne du spleen : Il est des jours, écrit Baudelaire, où l'homme se réveille avec un génie jeune et vigoureux. Ses paupières à peine déchargées du sommeil qui les scellait, le inonde extérieur s'offre à lui avec un relief puissant, une netteté de contours, une richesse de couleurs admirables. Le monde moral ouvre ses vastes perspectives pleines de clartés nouvelles. (...Ttat exceptionnel de l'esprit et des sens, que je puis sans exagération appeler paradisiaque, si je le compare aux lourdes ténèbres de l'existence commune et journalière. » Le paradis de l'idéal n'a pas d'autre réalité, on le voit, que celle d' « instantanés » imaginaires qui, dans un jeu de fugue ou de contrapuntisme répété, protestent, obstinément mais toujours provisoirement, contre les données naturelles en en inversant, terme à terme, les prédicats et les coefficients. Le spleen avait sa géographie obscure et ses paysages carcéraux (« horizon imperméable », « coupole spleenétique du ciel ») ; l'idéal aura donc, au hasard d'éblouisse-ments fugaces, ses décors aérés et délivrés. Toutefois, sur l'ensemble dû recueil, en raison même de sa nature fuyante, le décor de l'idéal constitue rarement un ensemble qu'on peut parcourir et détailler. Il ne s'agit la plupart du temps que de motifs, d'emblèmes ou d'aperçus dont l'idéalité soudaine replonge dans la texture endeuillée du poème. Quelques pièces ( « Elévation », « L'Idéal », « Paysage ») vont plus loin dans l'évocation mais aucune n'égale la lumineuse apparition du sonnet XII, « La Vie antérieure ». Ce poème contient à lui seul en effet la totalité des « signes » qui font du monde de l'idéal l'anti-monde du spleen, inversant systématiquement perspectives, mouvements et sensations. A l'oppression, à la pourriture et à l'obscurité répondent dans le premier quatrain la somptuosité, là rofondeur et la luminosité calculée d'un espace épanoui et rassurant : J'ai longtemps habité sous de vastes portiques Que les soleils marins teignaient de mille feux. Et que leurs grands piliers, droits et majestueux. Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques. » La « marine » gracieuse et grandiose se prolonge en une « symphonie » qui chante l'harmonie et « l'accord » des éléments du monde, la symbiose aussi de ce monde et du moi s'éveillant ensemble dans le miroir d'un regard qui semble anticiper la « fertilité » des visions éluardiennes : « Les houles, en roulant les images des cieux. Mêlaient d'une façon solennelle et mystique Les tout-puissants accords de leur riche musique Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux. Le premier tercet enfin, d'un luxe dépouillé, dit l'apaisement, le « recentrage » du moi « au milieu » d'un monde dont il ne subit plus les contraintes ou les humiliations aliénantes mais dont il ordonne et soumet les éléments dociles à sa démiurgie : « C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes. Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,... » Mais en dépit de cette continuité d'idéalité pendant onze vers, le poème, dans son dernier tercet, dérape sournoisement, au fil d'une insidieuse relative, vers une atmosphère et une thématique tout autres : « Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes, Et dont l'unique soin était d'approfondir Le secret douloureux qui me faisait languir » Quel est ce secret douloureux », insoupçonné jusque-là, qui engendre une bien mauvaise sueur et remet en cause l'étonnante euphorie des trois premières strophes ? La certitude évidemment qu'il n'est pas d'éternité pour l'idéalité, qu'elle est par essence perdable et périssable, qu'elle nourrit au sein même de sa plénitude - exceptionnellement durable ici - les germes fatals du spleen et de ses « langueurs ». Revenons d'ailleurs au titre du poème, « La Vie antérieure ». Antérieure à quoi ? Réminiscence apparentée à une quelconque métempsycose ? Souvenirs éblouis du voyage aux îles, « antérieur » à l'existence souffrante du poète maudit ? Ou bien plutôt antériorité de cette vie toujours passée toujours perdue, qui ne cesse de préluder à l'écriture du poème, toujours en-deçà, en retrait d'elle ;)vie antérieure mais surtout vie « intérieur^ dont l'idéalité certaine se perd et se dissout dans l'improbable labyrinthe du quotidien. Le sonnet octosyllabique Le Guignon », qui précède immédiatement La Vie antérieure », en donne ainsi la clé d'une certaine façon : « Pour soulever un poids si lourd, Sisyphe, il faudrait ton courage ! Bien qu'on ait du cour à l'ouvrage, L'Art est long et le Temps est court. Si le temps « spleenétique » est toujours trop long, le temps de l'idéal et de sa quête est toujours trop bref; le spleen est surcroît de durée mauvaise, à l'idéal fait défaut le temps créateur; le premier est supplice d'abondance néfaste, le second est torture de privation et de frustration; l'un est éternelle chute satanique, l'autre conduit à d'interminables rechutes sisyphéennes... Entre la chute et la rechute Baudelaire d'ailleurs ne choisit pas. Il subit le flux porteur d'instants extatiques et de séquences morbides, supportant d'autant plus difficilement les secondes qu'il aura eu souvenir ou intuition des premiers : « Non il n'est plus de minutes, il n'est plus de secondes ! Le temps a disparu ; c'est l'Eternité qui règne, une éternité de délices ! Mais un coup terrible, lourd, a retenti à la porte, et, comme dans les rêves infernaux, il m"a semblé que je recevais un coup de pioche dans l'estomac. Et puis un spectre est entré. (...) Le temps a reparu; le Temps règne en souverain maintenant, et avec le hideux vieillard est revenu tout son démoniaque cortège de Souvenirs, de Regrets, de Spasmes, de Peurs, d'Angoisses, de Cauchemars, de Colères et de Névroses. > Cet extrait de « La Chambre double », l'un des Petits Poèmes en prose, explicite parfaitement le (tragique de l'idéalité « provisoire » qui est l'une des données fondamentales de l'enjeu existentiel des Fleurs du mat Entre le spleen et l'idéal, parce que l'un relève du temps et l'autre de l'instant, la dualité est radicale, la « lutte > permanente. Mais la systématisation manichéenne du drame baudelairien dans ce contrepoint inégal, entre une part maudite proliférante et une part divine « exilée >, ne conduit à aucune conciliation possible des deux postulations contradictoires. L' « élévation » du spleen vers l'idéal ne débouche pas sur une plénitude durable, mais d'autre part, et c'est décisif, l'oppression du spleen ne ruine jamais totalement le désir de « s'élever ». Continuellement, dans le sac et le ressac de ses vers et de ses poèmes, le recueil oppose donc l'espérance à la résignation, la délivrance à l'esclavage, l'exaltation à la chute... Et le livre tout entier vit, comme nous l'avons dit, de cette « irrésolution y, se nourrissant de la résurgence cyclique des contradictions et des déchirements que le langage tantôt ravive, tantôt apaise. Les anciens avaient évoqué cette infortune tragique, cette fatalité des contraires, implacable parce qu'elle oppose en réalité l'être à lui-même, ses désirs à ses désirs et ses actes à ses actes, dans le mythe de « L'Héautontimorouménos » que Baudelaire reprend à son compte au terme de la première partie de son recueil, « Spleen et Idéal » précisément : « Je suis la plaie et le couteau ! Je suis le soufflet et la joue ! Je suis les membres et la roue, Et la victime et le bourreau Je suis de mon cour le vampire, - Un de ces grands abandonnés Au rire éternel condamnés. Et qui ne peuvent plus sourire ! » Dès lors la question est simple. S'il n'est pas de vrai retour au paradis perdu des origines vertueuses et pures, s'il n'est pas d'autre espérance que celle du supplice quotidien de la faute et du remords, quels « ersatz » de bonheur faudra-t-il inventer dans l'espace poétique pour faire pièce à l'impossible « maintenance » de l'idéalité ? Quels paradis artificiels pour compenser la « dérobade » du paradis tout court ? Quelles tentatives pour damer le pion au tentateur infernal ? Répondre à ces questions, c'est accepter de se laisser porter, au fil de la poésie des Fleurs du mal, par le flot trouble et troublant des fantasmes baudelai-riens. 6 Paradis artificiels. - En imposant l'exigence d'alléger le fardeau du quotidien, l'idéal entrevu suscite chez l'être baudelairien la conviction que l'extase paradisiaque peut être provoquée par l'homme lui-même, déclenchée à volonté, s'il sait inventer, au cour de sa détresse, les artifices de lévitation et de compensation. C'est donc comme une véritable nécessité poétique que le créateur invoque et décrit ce qu'il nomme ses Paradis artificiels : * Le goût de l'infini, affirme-t-il dans son essai de 1860, est le premier des biens ; c'est pourquoi, ne considérant que la volupté immédiate, (l'hommE) a, sans s'inquiéter de violer les lois de sa constitution, cherché dans la science philosophique, dans la pharmaceutique, dans les plus grossières liqueurs, dans les parfums les plus subtils, sous tous les climats et dans tous les temps, les moyens de fuir, ne fût-ce que pour quelques heures, son habitacle de fange, et, comme dit l'auteur de Lazare : 'd'emporter le paradis d'un seul coup. » Par les mots de liqueurs et de « pharmaceutique » est ainsi clairement désigné le premier ensemble des « tentations » célébrées par l'auteur des Fleurs du mal et du Spleen de Paris : l'alcool et les clrogues, appelés pour instaurer l'ivresse libératrice : « fltaut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. (...) Ne pas oublier que l'ivresse est la négation du temps... »|Le plus simple des déclencheurs de l'artificielle illusion d'éternité sera donc le vin auquel Baudelaire consacre toute la troisième partie de son recueil de 1857. Qu'on ne s'y trompe pourtant pas ! De l'avis même de ses contemporains, comme Nadar qui assure ne l'avoir « jamais vu vider une demi-bouteille de vin pur, l'auteur des Fleurs du mal n'avait rien d'un ivrogne ou d'un alcoolique invétéré. Le vin et les liqueurs qu'il chante, nectar des « amants » ou gros rouge des « chiffonniers » et des « assassins », sont d'abord des motifs poétiques où s'inscrivent ses rêves de liberté et d'évasion. Car le vin a une « âme », dit Baudelaire, et cette « âme » chaleureuse peut dilater toutes choses jusqu'à la plénitude bienheureuse : « Aujourd'hui l'espace est splendide ! Sans mors, sans éperons, sans bride. Partons à cheval sur le vin Pour un ciel féerique et divin. » (« Le Vin des amants », CVIII) « Le vin sait revêtir le plus sordide bouge D'un luxe miraculeux, Et fait surgir plus d'un portique fabuleux Dans l'or de sa vapeur rouge, Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux. » (« Le Poison », XIIX) De l'alcool, métaphore pittoresque de son bonheur précaire, le poète n'a d'ailleurs jamais caché les pernicieux dangers : « Qu'ils sont grands les spectacles du vin, illuminés par le soleil intérieur ! Qu'elle est vraie et brûlante cette seconde jeunesse que l'homme puise en lui ! Mais combien sont redoutables aussi ses voluptés foudroyantes et ses enchantements énervants ! » Compromission et lucidité effrayée, les mêmes mots nous serviront pour décrire son usage des diverses drogues. Car il s'agit bien là encore d'un usage éminemment poétique. Même si, pour des raisons médicales, Baudelaire dut prendre du laudanum à doses élevées, il ne fut réellement ni un drogué ni un apologiste de la drogue. Une lecture attentive de ses Paradis artificiels, écrits à l'inspiration des Confessions d'un mangeur d'opium de Thomas de Quincey, le montre assez. Les deux essais qui composent ce livre-diptyque, « Le Poème du Haschish » et « Un Mangeur d'Opium », sont en effet tout autant des condamnations que des analyses exaltées des deux drogues dont ils décrivent mirages et dangers. Surtout, comme l'a montré Michel Butor dans son premier Répertoire, la drogue, quelle qu'elle soit, pour ne pas devenir insupportable « tyrannie » et « dépravation du sens de l'infini », ne doit jamais échapper à la « maîtrise » de la poésie dont elle peut tout au plus féconder l'imaginaire : « De même que seule la poésie, écrit Butor, pouvait donner quelque durée à ce qui se dévoilait sous l'empire du hashish, de même seule la poésie peut donner à l'individu quelque pouvoir sur cette matière onirique que l'opium déchaîne ». Comme celui du vin, l'usage poétique, métaphorique, de la drogue dans les Fleurs du mal apparaît ainsi fondamentalement oxymorique. A la fois catalyseur d'énergie ou de sensations inédites et condensateur de peurs ou de drames nouveaux, autrement dit nectar et « poison » : L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes, Allonge l'illimité. Approfondit le temps, creuse la volupté. Et de plaisirs noirs et mornes Remplit l'âme au-delà de sa capacité. » (« Le Poison », XLIX) La « stupéfiante » extase de la drogue qui « étend sur toute la vie comme un vernis magique (...), la colore en solennité et en éclaire toute la profondeur » n'est en somme qu'un artifice ni pire ni meilleur que les autres. Mais à tout prendre, de la panoplie des tentations auxquelles le poète est prêt à se livrer pour alléger le poids du spleen, la plus savourée, la plus paisible et donc la moins nocive serait encore celle du tabac», décrit ici et là comme baume du cour et « dictame » de l'esprit : < Je suis la pipe d'un auteur ; On voit, à contempler ma mine D'Abyssinienne ou de Cafrine, Que mon maître est un grand fumeur. Quand il est comblé de douleur. Je fume comme la chaumine Où se prépare la cuisine Pour le retour du laboureur. J'enlace et je berce son âme Dans le réseau mobile et bleu Qui monte de ma bouche en feu, El je roule un puissant dictame Qui charme son cour et guérit De ses fatigues son esprit. (« La Pipe », LXVIII) Dans les Paradis artificiels encore, Baudelaire s'est d'ailleurs patiemment livré à ce que Jean-Pierre Richard appelle « une phénoménologie du tabac » : < Je vous suppose assis et fumanl. Votre attention se reposera un peu trop longtemps sur les nuages bleuâtres qui s'exhalent de votre pipe. L'idée d'une évaporalion lente, successive, éternelle s'emparera de votre esprit el vous appliquez bientôt cette idée à vos propres pensées, à votre matière pensante. Par une équivoque singulière, par une espèce de transposition ou de quiproquo intellectuel, vous vous sentirez vous évaporant, et vous attribuerez à votre pipe (dans laquelle vous vous sentez accroupi et ramassé comme le tabaC) l'étrange faculté de vous fumer. Elévation, lévitation, vaporisation maîtrisée ou même autocombustion délectable, la tranquille fumerie baudelairienne génère ainsi toute une variété d'aimables paradis dans son odorante inconsistance. Odorante car le tabac est plus encore odeur que saveur.»Et nous glissons par là sur le second versant des « paradis » baudelairiens, celui de tentations et d'artifices plus secrets, plus subtils, plus originaux aussi car plus intimement et authentiquement vécus. Appelons « vertiges des sens » ces états, sensations, et « inclinaisons » étranges ou raffinés auxquels le poète s'abandonne avec complaisance pour qu'eux aussi « l'enlèvent vers d'autres cieux ». Au premier rang d'entre eux le parfum bien sûr qui fut aussi consubstantiel à l'auteur dés Fleurs du mal que la couleur à Rimbaud ou la mélodie à Verlaine. Parfum qui reconstruit l'unité perdue de l'être dans la sensation olfactive en lui faisant posséder un univers vaporisé mais pourtant tout entier présent dans chaque bouffée respirée, tout entier ressuscité dans chaque parcelle inhalée : Lecteur as-tu quelquefois respiré Avec ivresse et lente gourmandise Ce grain d'encens qui remplit une église, Ou d'un sachet le musc invétéré ? Charme profond, magique, dont nous grise Dans le présent le passé restauré. > (« Un Fantôme », XXXVIII) Parfum encore qui dynamise l'être assoupi ou exténué et restaure son énergie pour atteindre une « ivresse » non moins efficace que celle des alcools ou des drogues : « Comme d'autres esprits voguent sur la musique Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum. (...) Je m'enivre ardemment des senteurs confondues De l'huile de coco, du musc et du goudron. » (« La Chevelure », XXIII) Du parfum à la paresse il n'y a souvent qu'un pas chez Baudelaire. « Bercement », « nonchaloir », féconde paresse », le poète des Fleurs du mal s'adonne, en toute occasion, à ces « infinis bercements du loisir embaumé » qu'il chante dans « La Chevelure ». Le « bain de paresse aromatisé par le regret et le désir » est sans doute l'état sensoriel et spirituel qu'il oppose le plus volontiers à ses terreurs spleenétiques. Un rien suffit souvent à le déclencher. La mollesse magnétique des chats dont émane une vibrante intensité : « De sa fourrure blonde et brune Sort un parfum si doux, qu'un soir J'en fus embaumé, pour l'avoir Caressée une fois, rien qu'une. » (« Le Chat », LI) « Leurs seins féconds sont pleins d'étincelles magiques, Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin, Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques. » (« Les Chats », LXVI) La tiédeur engourdie et rassurante de crépuscules apparemment sans fin : « Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon Et les soirs au balcon, voilés de vapeur roses. » (« Le Balcon », XXXVI) Tiédeur d'un moment ou dune atmosphère que prolonge souvent la moiteur du sein de l'amante : « Quand les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne. Je respire l'odeur de ton sein chaleureux. Je vois se dérouler des rivages heureux Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone. » ( Parfum exotique ». XXII) Chats, parfums, moiteurs, autant de silhouettes, d'attributs et d'impressions qui nous rapprochent enfin de celle qui dans les Fleurs du mal orchestre avec royauté, malice et parfois violence ces « gammes » impressionnistes aussi nécessaires qu'insuffisantes : la Femme, suprême tentation et satanique tentatrice. 7. Femmes. - « La Femme est le contraire du dandy. Donc elle doit faire horreur (...) La femme est naturelle, c'est-à-dire abominable. » La violence cynique de ces propos de Mon Cour mis à nu impose apparemment comme un paradoxe de plus la présence pourtant centrale de la femme dans les Fleurs du mal qui sont évidemment l'un des grands recueils amoureux de notre littérature. Ni plus ni moins paradoxale en fait que celle de la nature à laquelle elle est spontanément assimilée par un jeu métaphorique où se retrouvent toutes les obsessions de l'enlisement, de l'absorption, de la vampirisation, et plus profondément de la souillure et du péché originel. Si donc les femmes ne manquent ni dans la vie ni dans l'ouvre de Baudelaire, c'est que leur appartenance « matricielle » au naturel autorise l'espoir, en elles, par elles ou plutôt à partir d'elles, d'une, protestation maximale contre la nature qu'elles sont. Pareil à Samuel Cramer, le héros de La Fanfarlo, qui refuse les appas dénudés d'une amante de chair et réclame « Colombine (...) telle qu'elle m'est apparue le soir qu'elle m'a rendu fou avec son accoutrement fantasque et son corsage de saltimbanque », le poète attend des femmes de sa vie et de sa poésie, pour trouver grâce à ses yeux, qu'elles sacrifient à l'impératif catégorique de « L'Eloge du maquillage » : « La femme accomplit une espèce de devoir en s'appli-quant à paraître magique et surnaturelle ; il faut qu'elle étonne, qu'elle charme ; idole, elle doit se dorer pour être adorée. » Aussi bien, chacune des trois principales figures féminines du recueil de 1857 sera-t-elle une variation sur le thème de la « grandeur artificielle » que Baudelaire admirait déjà chez les « mondaines » de La Bruyère. Première de ces trois femmes, par ordre chronologique mais aussi par l'intensité des passions et des fantasmes qu'elle suscite, Jeanne Duval, la mulâtresse rencontrée fin 1842. Liée au souvenir des exotiques beautés des îles, elle incarne les rêves de sensualité et d'érotisme d'un amant qui, jusqu'au bout et malpré bien des aventures, lui restera fidèle : « Bizarre déité, brune comme les nuits. Au parfum mélangé de musc et de havane. Ouvre de quelque Obi, le Faust de la savane, Sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits... » (« Sed non satiata », XXVI) Jeanne, . ma seule distraction, mon seul plaisir, mon seul camarade », dira-t-il, c'est l'amour charnel et l'amour luxure, l'amour fou et l'amour satanique, la jouissance et la violence à la fois que décrivent les poèmes du plus long des trois cycles féminins des Fleurs du mal : . Parfum exotique ». « La Chevelure », « Je t'adore... », « Sed non satiata ». « Avec ses vêtements... », « Le Serpent qui danse », « Une Charogne », < De Profundis clamavi », . Le Vampire », « Remords posthume », < Le Chat », c Le Possédé », Un Fantôme », « le te donne ces vers... », « Les Bijoux », « Le Léthé ». et peut-être « Chanson d après-midi. » Marie Daubrun. la femme « aux yeux verts », entrée dans la vie de Baudelaire vers 1847 avant de devenir la capricieuse maîtresse de Banville, lui apporta les plaisirs plus subtils et plus équivoques de l'innocence perverse et de la trouble « fraternité » : « Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses, Ta tête se pavane avec d'étranges grâces ; D'un air placide et triomphant Tu passes ton chemin, majestueuse enfant. (« Le Beau navire, LII) Trop distante pour être pleinement la femme du corps, trop présente pour n'engendrer que courtoisie poétique, elle inspira un second cycle amoureux qui est à lui seul le kaléidoscope des profils étranges et changeants de la femme baudelairienne : « Le Poison, « Ciel brouillé », « Le Beau navire », « L'Invitation au voyage », « L'Irréparable », « Chant d'automne », « Causerie », « A Une madone >. Enfin Apollonie Sabatier, la Présidente, dont « la chair comme celte de Seraphita, répand le parfum des anges » (G. BliN) fut, jusqu'à l'épisode « grotesque-triste » de la possession décevante, la vivante image de la vertu et de la pureté, opposant aux appas dionysiaques de Jeanne le « maquillage » des grâces éthérées de « l'ange gardien, de la muse et de la madone » : A la très bonne, à la très belle Qui fait ma joie et ma santé. A l'ange, à l'idole immortelle. Salut en l'immortalité. » (« Hymne ») Adulée platoniquement et même anonymement pendant plusieurs années, cette troisième figure de la trinité amoureuse inspira la dizaine de poèmes du troisième cycle féminin des Fleurs du mal : ' Tout entière ». « Que diras-tu ce soir... ». « Le Flambeau vivant », < Réversibilité ». < Confession », « L'Aube spirituelle ». « Harmonie du soir », « Le Flacon », c A Celle qui est trop gaie » et sans doute « Sempcr eadem ». L'identification souvent possible d'une de ces trois femmes à tel ou tel poème du recueil ne saurait toutefois faire oublier ni les inspiratrices mineures (comme Sarah la Louchette d' « Une nuit que j'étais... », les beautés des îles, « Malabaraise » ou « Dame créole », ou encore la surréaliste anonyme d' « A Une passante »), ni les multiples effets de surimpression de silhouettes et de profils. Ainsi le superbe « Balcon » qui s'ouvre sur le duo, en forme de chiasme, de Jeanne et d'Apollonie : Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses, O toi, tous mes plaisirs. O loi, tous mes devoirs. », se replie-t-il sur l'image de Marie, sour-enfant assoupie : « Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles. » Ceci pour dire que le pluralisme des femmes chantées par la poésie renvoie en profondeur chez Baudelaire à une « appréhension » - à tous les sens du terme - unique mais dramatiquement ambiguë. La femme est nécessité mais aussi fatalité ; tentation mais au risque de la perdition. On peut bien sûr, comme l'ont fait par des voies différentes J.-P. Sartre ou Pierre Emmanuel, essayer d'expliquer pareille complexité en l'identifiant au complexe jamais surmonté de la relation manquée à la mère dont les autres femmes finissent toutes par singer, ici ou là, le giron dérobé. Mais plus fondamentalement le rapport du poète à la femme est placé sous le signe d'une culpabilité qui excède les anecdoctes de la biographie aussi traumatisantes soient-elles. Désirer la femme, c'est désirer « peindre », créer, mais c'est aussi risquer la défaite, l'aliénation et peut-être la mort dans « un épouvantable jeu où il faut que l'un des joueurs perde le gouvernement de soi-même. » {Fusées, 3). « Heureux l'artiste que le désir déchire », chanteront les Petits poèmes en prose, mais quel supplice que ce déchirement poétiquement fécondant ! Nous sommes bien loin avec les femmes de Baudelaire de la Béatrice de Dante, de la Laure de Pétrarque ou encore des muses romantiques en qui les poètes puisaient génie et inspiration. Ici le don féminin s'appelle sacrifice et cruauté. Suzeraines du cour et du corps du poète, les femmes « dangereuses » des Fleurs du mal imposent ou refusent l'amour au rythme d'une tyrannie capricieuse qui fait maudire le plaisir empoisonné qu'elles distillent. Loin d'apporter à l'être déchiré le réconfort d'une présence unique et généreuse, elles exacerbent souvent le supplice de sa dualité en y ajoutant l'épreuve de leur naturelle duplicité : violentes derrière leurs câlineries, perfides derrière leur tendresse, « traîtresses » derrière leurs larmes ou leurs sourires charmeurs : « Tout cela ne vaut pas le poison qui découle De tes yeux, de tes veux verts. Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers... Mes songes viennent en foule Pour se désaltérer à ces gouffres amers. Tout cela ne vaut pas le terrible prodige De ta salive qui mord. Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord, Et, charriant le vertige. La roule défaillante aux rives de la mort ! (« Le Poison >, XLIX) Aussi la sexualité baudelairienne est-elle en défini-nve « dérobade » de la sexualité et les poèmes qui disent le désir de la femme poèmes d'une « dérive > d'un désir impossible à vivre vers des désirs « qui éloignent d'elle ou même qui l'excluent » (L. Ber-sanI). Obsédé par l'Eve fautive et damnatrice, soupçonneux devant toutes les Vénus de sang et de chair, le poète ne leur préfère-t-il pas, au fond, Sapho et le cortège des filles de Lesbos dont le spectacle des corps enlacés dans une somptueuse stérilité lui donne à rêver, à jouir et à chanter sans l'impliquer autrement que par la concupiscence de son regard ébloui mais distant : « Lesbos, où les Phrynés l'une l'autre s'attirent. Où jamais un soupir ne resta sans écho, A l'égal île Paphos les étoiles t'admirent. Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho ! Lesbos, où les Phrynés l'une l'autre s'attirent... » (« Lesbos ») La lesbienne, en effet, est à la femme ce que le dandy est à l'homme ; et sa « différence » fait, comme pour les émules de Brummel, sa distinction et sa modernité. Car, comme l'écrit T. Bassim, « Lesbos n'est pas pour Baudelaire le reflet d'un passé dans le miroir d'une postérité dont il représente le présent, mais une insolente et superbe exaltation de sa réalité sensible exprimée en symbole et surtout l'apparence de son être, sa signifiance ». Ne prenons donc pas à la légère l'un des premiers titres que le poète avait retenu pour son recueil : Les Lesbiennes. Derrière la simple provocation, il faisait par là de ces « femmes damnées », admirées dans la solitude de leur marginalité^ les vraies « sours » de sa condition poétique, d'authentiques « Chercheuses d'infini » : « Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies. Pauvres sours, je vous aime autant que je vous plains. Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies, Et les urnes d'amour dont vos grands cours sont pleins . (« Femmes damnées », CXI) Nul doute que ces « vierges en fleurs > auraient figuré en bonne place dans le « musée de l'amour » auquel le poète songeait depuis 1846. En lieu et place sans doute des vraies muses et idoles. A qui d'autres qu'elles en effet l'amant brisé et revenu de toutes ses « ivresses » mensongères aurait-il pu crier sa déception et sa souffrance : « J'ai demandé souvent à des vins captieux D'endormir pour un jour la terreur qui me mine ; Le vin rend l'oil plus clair et l'oreille plus fine ! J'ai cherché dans l'amour un sommeil oublieux Mais l'amour n'est pour moi qu'un matelas d'aiguilles Fait pour donner à boire à ces cruelles filles ! » (« La Fontaine de sang », CXIII) Le sonnet auquel nous empruntons ces six vers appartient précisément, avec « Les Femmes damnées » déjà citées, à la séquence éponyme du recueil : « Fleurs du mal ». Séquence qui, dans la chronologie du livre, sert de transition entre les tableaux-constats du quotidien spleenétique et les protestations ou utopies finales : « Révolte » et « La Mort ». Or il est significatif de noter que c'est très exactement autour des figures féminines de cette séquence (« martyres », filles lubriques, Béatrice dévoyée ou Vénus meurtrièrE) que se cristallise, par un jeu de surimpression ou de « retouches », la silhouette de celui qui fait plus que les inspirer, qui « fait corps » avec elles, Satan : « Sans cesse à mes côtés s'agite le Démon ; Il nage autour de moi comme un air impalpable ; Je l'avale et sens qui brûle mon poumon Et l'emplit d'un désir éternel et coupable. (« La Destruction », CIX) Dans Le Peintre de la vie moderne, commentant les croquis des « Femmes et filles » de Constantin Guys, Baudelaire reviendra sur cette aimantation satanique qui conduit tout droit du désir au péché, du plaisir à la faute, du Beau au Mal : < Elle a inventé, élégance provocante et barbare, ou bien elle vise, avec plus ou moins de bonheur, à la simplicité usitée dans un meilleur monde. Elle s'avance, glisse, danse, roule avec son poids de jupons brodés qui lui sert à la fois de piédestal et de balancier ; elle darde son regard sous son chapeau, comme un portrait dans son cadre. Elle représente bien la sauvagerie dans la civilisation. Elle a sa beauté qui lui vient du Mal, toujours dénuée de spiritualité, mais quelquefois teintée d'une fatigue qui joue la mélancolie. Elle porte le regard à l'horizon, comme la bête de proie ; même égarement, même distraction indolente, et aussi, parfois, même fixité d'attention. » Et Baudelaire d'ajouter un peu plus loin l'aveu et la révélation suprêmes : « Dans ces compositions de M.G. (...) on ne rencontrera rien que le vice inévitable, c'est-à-dire le regard du démon embusqué dans les ténèbres, ou l'épaule de Messaline miroitant sous le gaz; rien que l'art pur, c'est-à-dire la beauté particulière du mal, le beau dans l'horrible ». Tentation parmi des tentations, « maquillage » parmi tant d'autres artifices, et à ce double titre adorable et méprisable comme chacun des « ersatz » menteurs de l'idéalité perdue, la femme rapproche « terriblement » de l'enjeu fondamental de l'art et de l'existence. Elle pose et impose en effet, dans l'épreuve de la passion, les deux questions « dernières » : existe-t-il d'autres « fleurs » que « du mal », d'autre compagne que « la Mort » ? 8. « Enfer ou Ciel, qu'importe... ». - Le « mundus muliebris » des Fleurs du mal où les créatures de rêve ne font souvent qu'un avec les créatures du rêve, où la séduction côtoie le fétichisme, où la débauche des sens est justifiée comme « ébauche » de l'art et du Sens, est donc bien souvent accoutumance à l'univers de cet autre prince du déguisement et du travestissement : (Satan, ange déchu mais suprême dandy dans la force même de sa contestation et de sa marginalité. C'est tout naturellement vers lui que se tourne le poète, dans la cinquième partie de son recueil, quand, exaspéré par l'épreuve épuisante du puits sans fond des « paradis artificiels », ulcéré par ces femmes dont le seul mérite est de le faire « renaître sans cesse à la douleur > (Pierre EmmanueL), il cède à la tentation du cri, de l'anathème et du blasphème. Le grand Damné, le sublime~"Exilé, devient l'espace de quelques « cantiques » impies le dernier dépositaire des « litanies » amères d'un corps et d'une âme brisés : O toi, le plus savant et le plus beau des Anges, Dieu trahi par le sort et privé de louanges, 0 Satan, prends pitié de ma longue misère 0 Prince de l'exil, à qui l'on a fait tort. Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort, 0 Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines, Guérisseur familier des angoisses humaines, 0 Satan, prends pitié de ma longue misère ! » (« Les Litanies de Satan ». CXX} Reniant, de toute la force de son verbe insultant, le Créateur « d'un monde où l'action n'est pas la soeur du rêve » (« Le Reniement de Saint Pierre », CXVHI), Baudelaire, dans un défi suicidaire, ose même la provocation d'une « Prière » diabolique : c Cloire et louange à loi, Satan, dans les hauteurs Du Ciel, où lu régnas, et dans les profondeurs De l'Enfer, où vaincu, tu rêves en silence ! Fais que mon âme un jour, sous l'Arbre de Science, Près de toi se repose, à l'heure ou sur ton front Comme un Temple nouveau ses rameaux s'épandront ! « (« Les Litanies de Satan >, CXX) Les Fleurs du mal, après tout, auraient pu se refermer sur cette attitude quasi faustienne répondant, terme à terme, à une autre « prière » qui, déjà, ouvrait le livre : « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés El comme la meilleure et ta plus pure essence Qui prépare les forts aux saintes voluptés ! Je sais que vous gardez une place au Poète Dans les rangs bienheureux des saintes Légions, El que vous l'invitez à l'éternelle fête Des Trônes, des Vertus, des Dominations. » (« Bénédiction », I) Entre la contemplation du Dieu souffrant et la fascination de Satan révolté, Baudelaire n'a-t-il pas déployé tous les aspects d'une méditation où la religiosité tient lieu de religion et la spiritualité poétique de véritable mysticisme ? Mais si l'on veut bien croire avec paître que Dieu et Satan sont les « deux pôles de salrêverie », constatons que son livre, ému par une ultime et admirable « ressource », excède de beaucoup le dualisme « théologique » dans lequel on a parfois voulu l'enfermer pour en faire tantôt un grand converti tantôt un abject blasphémateur. Ni l'archange déchu, ni le « deus absconditus » ne sont pour l'auteur des Fleurs du mal sauveurs ou rédempteurs définitifs. Et son satanisme, sur lequel on a tant glosé, n'est pas plus à prendre au pied de la lettre, nous semble-t-il, que sa foi si peu orthodoxe. Pierre Jean Jouve avait très clairement compris cela quand il nous disait dans son Tombeau de Baudelaire que « le poète ne peut aimer religieusement l'Essence, dont il est épris, sinon en empruntant les voies qui découvrent le démoniaque ». Autrement dit, s'il y a chez lui une imposture du satanisme, c'est bien parce qu'il y a aussi une impossibilité du divin et les derniers vers et poèmes de son livre, loin d'en trancher le noud gordien, ne font que repousser à l'extrême du dicible, les termes de l'obscure alternative. S'ils permettent de dépasser le « scénario » rageusement désespéré de « Révolte », les six poèmes de « La Mort » ne lui opposent nullement en effet une solution de « béatitude » malgré le ton de tels vers qui pourraient |
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Charles Baudelaire (1821 - 1867) |
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Portrait de Charles Baudelaire | |||||||||
BiographieCharles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br RepÈres biographiques |
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