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PORTRAITS DE MAITRESSES


Poésie / Poémes d'Charles Baudelaire





1. La répétition



Quatre hommes, dans « Portraits de maîtresses », rivalisent par le discours. Chacun cherchant à obtenir la suprématie sur les trois autres emploie la stratégie des trois autres, laquelle est la même que celle des quatre enfants de « Les Vocations » : il revendique et propose à l'admiration sa singularité, acquise de haute lutte lors d'une expérience héroïque. Raconter cette expérience, par conséquent, c'est la réactualiser : l'énoncé et renonciation coïncident, celui-là signifiant une bataille et une victoire sur une maîtresse, celle-ci engageant une bataille et visant une victoire sur les trois rivaux, dont les armes - les discours - sont foncièrement semblables.

L'un après l'autre, les quatre hommes exigent que soit reconnue leur différence. Le premier prétend avoir rencontré un « bonheur inconnu » ; le deuxième décrit un « fille incomparable » ; le troisième ouvre ainsi son discours : « Messieurs, j'ai connu des jouissances que vous avez peut-être négligées » ; et le quatrième, ce plus violent parmi les violents, ce bourreau des bourreaux devant lequel tous s'avoueront vaincus, attaque dès l'abord ses faux amis et récuse leur présomption respective, posant sa supériorité : « Si, nerveux comme je vous connais, vous. G..., lâches et légers comme vous êtes, vous deux, K... et J..., vous aviez été accouplés avec une certaine femme de ma connaissance, ou vous vous seriez enfuis, ou vous seriez morts ». Chaque discours se fonde ainsi sur l'expulsion des trois autres, comme chaque récit raconte l'expulsion d'une maîtresse. Les quatre enfants de « Les Vocations », dont les paroles successives, on l'a noté, se posaient elles aussi en s'opposant réciproquement, ne savaient pas qu'il leur faudrait, adultes, reprendre ce combat dans le boudoir enfumé, ni que leur élan d'alors, celui de la rivalité, les vouerait à la haine. Amer savoir, celui qu'on tire du voyage! Verlaine a eu raison de considérer « Les Vocations » - « du grand Baudelaire » - comme une « prédiction », et ses jeunes personnages comme destinés à faire « souffrir » les femmes : « Portraits de maîtresses » accomplit la prédiction1. Mais les adultes sont toujours des enfants, ils ignorent comme autrefois la fatalité de leur désir. Et chacun reflète d'autant mieux son identité aux autres qu'il se crispe sur la fiction de sa différence. Laisser parler ces fictions suffit donc à les révéler comme telles. La technique de Baudelaire écrivain est la même dans « Portraits de maîtresses » et dans « Les Vocations », pour cette raison qu'elle permet au poète, d'une part d'habiter les mensonges des huit orateurs en s'identifiant à chacun dans le moment de son énoncia-tion, d'autre part de les pointer comme mensonges et de se dégager de leur pouvoir séducteur, leur succession manifestant leur présomption, découvrant leur structure commune derrière leurs thèmes relativement distincts. Ici comme ailleurs Baudelaire est simultanément l'otage et le critique du désir, disons l'artiste et le penseur : ou le poète, défini comme auteur d'un « Confïteor »2. Il faut acquiescer aux illusions et aux violences, et s'accroître de leur énergie et de leur beauté (stylistiquement, il faut accorder aux voix du désir, des orateurs, la liberté de leur épanouissemenT), pour pouvoir défaire ces illusions et désigner leur violence, pour au moins mesurer le mal (et stylistiquement cette mesure est prise par le fait de la répétition, où l'illusion de chaque orateur est dénoncée par l'illusion identique de son voisiN). Version baudelairienne du banquet platonicien :



On écoute alors celui qui parie comme on écouterait de la musique de danse.



Le premier causeur a l'avantage de la décision. Inaugurant le débat, il l'informe : il oblige ses suiveurs à reprendre après lui dans les mêmes termes la même question. Car l'amour est un débat, et le débat un combat, dans lequel le premier mot décide des mots suivants. Non seulement la répétition est la technique par laquelle le poète peut à la fois se donner au désir et le juger, mais elle vérifie ce jugement : en tant qu'ils se suivent et se modèlent les uns sur les autres, les quatre discours confirment ce qu'ils dénient, leur origine conformiste et l'impossibilité de la spécificité à laquelle chacun prétend. C'est là l'effet de la musique de danse. Le premier orateur est semblable à l'Eros des « Tentations », avec sa voix chantante et son violon, et semblable aux héroïnes du premier enfant de « Les Vocations », comme aux bohémiens du quatrième - avec respectivement leur voix chantante et leur violon.

Ils vont en effet danser, les trois suiveurs, en cortège et dans le rythme que le premier leur impose : ils vont obéir à cette invitation à la danse, imiter en refrain la musique provocante, reproduire et démultiplier le charme de la danse du désir. Et ils vont, on le sait depuis la lecture du « Vieux Saltimbanque », se pavaner : s'enorgueillir d'une fictive différence au moment même où ils se mêlent à cette danse enivrante. Claude Pichois nomme « Portraits de maîtresses » : « un chef-d'ouvre de théâtralité » '. Remarque d'autant plus juste si l'on songe que le théâtre vient du rite, de la musique et de la danse, entraînant les participants vers un sacrifice. Car « Portraits de maîtresses », on va le voir, redécouvre à son tour la nécessité d'une mise à mort. Relisons donc cette histoire du désir selon le premier orateur :



Tous les hommes, disait celui-ci, ont eu l'âge de Chérubin : c'est l'époque où, faute de dryades, on embrasse, sans dégoût, le tronc des chênes. C'est le premier degré de l'amour. Au second degré, on commence à choisir. Pouvoir délibérer, c'est déjà une décadence. C'est alors qu'on recherche décidément la beauté. Pour moi, messieurs, je me fais gloire d'être arrivé, depuis longtemps, à l'époque climaté-rique du troisième degré où la beauté elle-même ne suffit plus, si elle n'est assaisonnée par le parfum, la parure, et caetera. J'avouerai même que j'aspire quelquefois, comme à un bonheur inconnu, à un certain quatrième degré qui doit marquer le calme absolu.



2. L'histoire du désir



Au commencement était l'indifférence. La première époque du désir ignore les mythes - « faute de dryades », écrit Baudelaire -, particulièrement le mythe de la désirabilité essentielle de l'objet : époque sauvage de la forêt du désir qu'aucun ordre ne fixe, époque pré-culturelle où n'importe quoi et n'importe qui - une bonne, dans « Les Vocations », ici « le tronc des chênes » - peut stimuler l'énergie désirante. Dans ce chaos du « premier degré de l'amour », hommes et femmes et choses fusionnent selon une extase naturelle : « sans dégoût ». A ces embrassades aveugles, collisions de tous et de tout, suit la deuxième époque - le moment sacrificiel. Ce « second degré de l'amour » est celui des évictions et discriminations (« on commence à choisir »), par lesquelles les mythes se constituent : ce mythe en particulier de « la beauté », qu'on recherche « décidément », par opposition au reste du réel. « L'adolescent », écrit Sainte-Beuve dans Volupté, « on le voit embrasser à genoux les pierres grossières des chemins, comme il ferait les statues de porphyre de la déesse. Il faut le plus souvent que les sens soient déjà un peu émoussés pour que le sentiment distinct de la beauté nous vienne » '. Le passage de l'indifférencié au mythologique est une « décadence », en ce que la polarisation des désirs collectifs sur un objet, la beauté, d'une part méconnaît l'arbitraire d'une telle décision, substantialise le désirable, et d'autre part suscite la rivalité des désirs en resserrant leur possibilité de satisfaction. D'où l'époque baudelairienne, et moderne : « où la beauté elle-même ne suffit plus ». En ce troisième degré la revendication du désir se convertit en présomption du sujet désirant : celui-ci « se fait gloire d'être arrivé » où il suppose que les autres n'atteignent pas, où la concurrence accrue édifie un nouveau mythe (la beauté « assaisonnée par le parfum, la parure, et caetera ») à la place de l'ancien (la beauté tout courT). Cette dernière époque est celle de la surenchère toujours plus ignorante de soi. Car la nouvelle différence convoitée est structurellement identique à la différence de l'époque précédente : elle ne s'élabore qu'en s'opposant à celle-ci, qu'en expulsant le mythe démodé. Sauf qu'alors le mouvement s'inverse. S'il doit y avoir une dernière époque (« un certain quatrième degré »), ce sera celle du retournement des différenciations successives vers l'indifférence originelle : celle, dit Baudelaire, du « calme absolu », par où s'achève, là où il a commencé, le cycle du désir. En effet la surenchère dans l'élaboration de nouveaux mythes finit par laisser voir ce qu'elle tient caché, et du fait même qu'elle veut le cacher : elle trahit l'arbitraire des discriminations par lesquelles les sujets tentent de se distinguer de leurs rivaux, elle avoue son fondement concurrentiel, et plus elle renouvelle ses symboles moins ceux-ci semblent essentiels, plus elle exige un « bonheur inconnu », moins celui-ci est accessible. Et voici : le dernier mythe de la course à l'altérité radicale, ce bonheur impossible, se confond avec la mort - calme absolu.



Du « tronc des chênes » au « calme absolu », Baudelaire retrace par la bouche du premier orateur l'histoire - peut-on dire aujourd'hui - ontogénétique et phylogénétique du désir. Ou encore : de l'indifférence à l'indifférence, en passant par la décision différentielle, l'histoire du sacrifice. Dans quelle mesure doit-il cette rigueur, comme d'un système, à Rousseau, contre l'ombre immense duquel il lutte si souvent en frère ennemi, au Rousseau par exemple du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes? En tout cas la dernière période, bonheur inconnu selon la méconnaissance du causeur, mais désert interminable pour les marcheurs de « Chacun sa chimère », c'est depuis Baudelaire l'horreur dans nos temps modernes. Nous voici à la conclusion du « Voyage ». Le « feu » du désir d'altérité consume les différences, laisse les hommes indifférents au Ciel ou à l'Enfer et réclame encore ses cendres :



O mort,



Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,

Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe,

Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !



Les trois premiers orateurs, hommes de la troisième époque de l'histoire du désir, marchent sur le chemin qui mène à la mort, et le quatrième, le plus moderne, dont l'aspect « doux et posé » reflète le « calme absolu » auquel tous aspirent, est l'homme de la quatrième époque : il habite ce bonheur inconnu, l'indifférence de la mort. Aussi bien les quatre choisissent l'obstacle. La maîtresse du premier (« bâtarde d'un prince », soit simultanément souveraine et méprisable, intouchable telle une prostituée sacrée, fruit monstrueux d'amours interdites, synthèse prodigieuse du noble et de l'ignoble, incarnant l'indifférencié) provoque et déçoit son amant par la violence qu'elle lui oppose : « C'était une femme qui voulait toujours faire l'homme ». Elle se veut supérieure aux autres femmes dont elle refuse la ressemblance, et supérieure à son amant dont pourtant, selon celui-ci, elle imite le modèle. En cela elle est son double, lui-même convoitant ce pouvoir qu'elle lui interdit, tous deux rivalisant sans fin pour la même gloire mythique. La relation entre l'amant et la maîtresse a la structure du débat entre les quatre hommes. Il s'agit ici et là d'être « très-fort », comme dit la fascinante bâtarde « affamée de force idéale », très violent. Il s'agit d'avoir cette ambition « malséante et difforme », de remplacer l'autre au trône sur lequel on l'imagine, d'instituer la bienséance et d'imposer sa forme.



La maîtresse du deuxième orateur est plus fine stratège que la maîtresse du premier. Alors que celle-ci manifeste ouvertement sa volonté de puissance - et par là trahit son inquiétude, son impuissance, car elle doit bien manquer d'autonomie et de maîtrise pour si visiblement désirer l'autonomie et la maîtrise -, celle-là, en revanche, joue le jeu de l'indifférence, cette fausse preuve de la transcendance, et se montre divinement impassible. D'où les registres distincts des métaphores dont les deux amants les nomment : « sensitive violée », la première a l'irritabilité de la vie naturelle, la fragilité des plantes; au contraire la deuxième, « mur » ou « canapé », a l'impeccable résistance des choses. Mais cela signifie seulement que le deuxième orateur est plus avancé que son premier rival sur le chemin du désir, plus proche de la fin de l'histoire. Sa maîtresse, telle une Veuve à la hautaine vertu, ne connaît pas le plaisir : et cette frigidité est l'écueil adorable où l'amant vient battre, échouer, toujours soucieux de triompher de cette femme supérieure. « La femme qui ne jouit pas est celle que l'on aime », dit un Canevas de nouvelle'. Baudelaire décrit en termes exemplaires cette expérience du désir de l'obstacle, et du sacrifice par lequel il s'achève, dans un fragment de Fusées :



Quand même deux amants seraient très épris et très pleins de désirs réciproques, l'un des deux sera toujours plus calme ou moins possédé que l'autre. Celui-là, ou celle-là, c'est l'opérateur, ou le bourreau; l'autre, c'est le sujet, la victime.



Nous progressons encore en direction de l'apocalypse avec le troisième orateur. Le « duel inégal », mais privé, qui vient d'être raconté, s'aggrave et devient un événement collectif en tous points semblable aux nombreux drames victimaires précédemment rencontrés. Cette fois la maîtresse, « phénomène vivant », est publiquement connue et unanimement admirée, provoquant dans les lieux où son amant l'exhibe une « extase contagieuse » (ivresse de la dépense sacrée mimétiquement transmise de spectateurs en spectateurS), où se mêlent les deux pôles de toute sacralisation : l'héroïne s'y trouve considérée à la fois comme un monstre épouvantable (« monstre polyphage ») et une idole désirable (« montrant les plus jolies dents du monde »). Après la première maîtresse violente et la deuxième insensible, voici l'anormale : celle dont l'appétit dévorant, dangereusement égal à celui de « plusieurs soldats », la sépare à jamais de la communauté ordinaire, la différencie d'une différence insurpassable. Notons en passant que Huysmans, quand il se souviendra dans A Rebours de cette maîtresse phénoménale, n'en comprendra pas la signification anthropologique : « la transmutation des idées masculines dans son corps de femme », écrira-t-il sans ironie, « n'existait pas »3. Baudelaire révèle ce que Huysmans reflète : qu'autrui est transmuté en Autre monstrueux par le désir de différence.

Si la première maîtresse ressemble par sa beauté et son agressivité aux actrices de « Les Vocations » ; et si la deuxième fait songer, par son indifférence, au public intouchable selon « Le Chien et le flacon », ou à l'immuable Nature selon « Le Confiteoràe l'artiste » («enchanteresse sans pitié», «rivale toujours victorieuse»4); cette troisième femme fatale correspond quant à elle, entre autres allégories du désirable, à l'Etranger, dans « L'Etranger ». C'est la non-participation de ce dernier aux symboles de la société dans laquelle il apparaît tel un barbare, c'est son extériorité par rapport aux valeurs communes (« la beauté », « l'or » '), et son refus de désirer ces trop partageables objets, qui lui assurent le bénéfice de la fascination collective - jusqu'à aujourd'hui chez Albert Camus et tant de lecteurs -, elle-même la faveur illusoire de son réel malheur. Le troisième orateur exhibant une maîtresse de cette sorte - une image, en vérité, de lui-même, qu'il dresse contre les images de ses rivaux - triomphe du deuxième, à la manière dont celui-ci a triomphé du premier : son obstacle est encore moins franchissable que les obstacles précédents, sa proximité avec la mort encore plus héroïque, sa grandeur comme victime, accrue par l'irréductibilité supérieure de son bourreau.

Cependant il y a pire. L'altérité du souverain monstre préserve tout de même l'identité de son esclave ; l'assujettissement de celui-ci à celui-là les divise l'un de l'autre sans diviser le sujet lui-même ; et s'il perd sa maîtresse dévorante, l'amant ne perd pas sa vie, il en regagne un nouvel appétit. Mais cet appétit va le conduire, cette fois, aux dernières limites de l'histoire du désir. Qu'il convoite une altérité autre encore, une monstruosité autrement monstrueuse, qu'il échafaude encore un mythe, et le troisième orateur deviendra... le quatrième : cet homme aux yeux « d'un gris clair » - sans couleur, enfin indifférents, morts.



3. La fin de cette histoire



- Moi, dit le quatrième, j'ai enduré des souffrances atroces par le contraire de ce qu'on reproche en général à l'égoïste femelle.



Quand il n'y a plus moyen de se singulariser par renouvellement dans le système, on inverse celui-ci. Comme rien n'est au-delà du monstre sur l'échelle des différenciations et des obstacles successifs, on lui oppose son contraire, le calme absolu de la disparition de toute différence, le bonheur inconnu de l'absence d'échelon : la perfection. « Elle était parfaite », dit maintenant l'amant. Voici la quatrième maîtresse : non plus extérieure, comme l'Etranger barbare, à la communauté hiérarchisée, mais extérieure même à cette opposition de la barbarie et de la communauté. Et du coup non plus violente, comme était la première, mais d'une « énergie sans violence » ; ni insensible comme la deuxième, mais d'un « dévouement sans comédie » ; ni anormale comme la troisième, au contraire, « que de sottises », dit l'amant, « elle m'a empêché de faire ». Au terme du voyage la quatrième maîtresse se distingue même des distinctions : c'est dire que le dernier obstacle outrepasse les obstacles, que le dernier mythe abolit les mythes.

L'Autre qu'Autre : c'est le Même. Ce que veut le désir dans sa quête graduelle de nouvelles altérités, c'est l'identité du désir comme tel. Ou simplement : l'adoration de l'obstacle s'achève en son essence, l'adoration de soi. Baudelaire fait dire au quatrième orateur cette phrase, où tant de ses poèmes affluent :



L'histoire de mon amour ressemble à un interminable voyage sur une surface pure et polie comme un miroir, vertigineusement monotone, qui aurait réfléchi tous mes sentiments et mes gestes avec l'exactitude ironique de ma propre conscience.



Cet interminable voyage, celui des damnés de « Chacun sa chimère », ne découvre au sujet désirant que son « inséparable spectre ». Ce « désert d'ennui », selon « Le Voyage », ne présente au moi que son infini narcissisme, que son miroir d'une impuissante conscience dans le mal.

Et cette quatrième époque révèle les fondements de l'histoire entière. Devant la dernière idole, la parfaite, le destin du désir rencontre son origine, sa décision sacrificielle : « Vaincre ou mourir », dit le dernier homme, « telle était l'alternative que m'imposait la destinée ! ». Etre ou ne pas être : tuer ou être tué. Dans « Perte d'auréole », répétons-le, le poète évite son sort de victime en se faisant bourreau, il échappe à la persécution qui l'auréolait (« à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois »), en se mêlant aux persécuteurs qui l'ignorent (« Je puis maintenant me promener incognito, faire des actions basses, et me livrer à la crapule comme les simples mortels » '). Le quatrième orateur supprime sa rivale parfaite : il obtient en échange l'admiration « hébétée » de ses auditeurs, alors fascinés par lui comme les disciples au pieds du maître. Ou bien, inversement : comme les bourreaux autour de la victime. Car voici que chacun saura dorénavant la réversibilité des positions, la relativité des sacres. Le dernier homme a triomphé des autres en sacrifiant sa rivale, et certes il se tient, devant eux, au faîte d'une gloire magique, - mais c'est pour un moment et c'est mourir soi-même. En vérité il a livré le secret de l'histoire - « c'était inévitable » -, et il s'est tué en tuant son Même. En racontant le fondement sacrificiel du voyage du désir, le dernier homme a déjà détruit, malgré lui, son propre mythe. Les yeux gris clair du bourreau moderne ne feront plus longtemps illusion, leur différence est irréelle et leur violence est transparente.



Baudelaire rit, de son rire amer. Secret encore quand il livre la clef; jaloux de cette science qu'il donne ; sévère ; se demandant s'il souhaite qu'on l'entende. Et il écrit, c'est dans l'avant-dernière phrase de « Portraits de maîtresses », loyauté absolue dans l'ironie et le masque gardés, que son action à lui - en vérité toute l'histoire du désir, « rigoureuse », l'ouvre et la vie entièrement vouées à refaire et repenser l'histoire - est « suffisamment expliquée ». Il n'y manquerait plus en effet que la dernière preuve, une aphasie dans une ville belge, si chaque poème du Spleen de Paris ne retentissait déjà du silence à venir - de l'horreur d'aujourd'hui. Nous avons à comprendre, maintenant, au plus près des écrits de Bruxelles, ce silence du poète, et en lui cette relation de la victime et du bourreau, du langage et du sacrifice. Que l'explication baudelairienne n'empêche ni la comédie ni la mort, les derniers mots du poème le disent aussi :



Ensuite on fit apporter de nouvelles bouteilles, pour tuer le Temps qui a la vie si dure, et accélérer la Vie qui coule si lentement.



Les hommes et Baudelaire vont encore s'enivrer d'images inaccessibles, boire à la coupe de l'oubli de leurs victimes. Le cauchemar est expliqué et le cauchemar continue : c'est Pauvre Belgique !. Ne suffirait-il pas d'une autre parole, d'un seul poème, pour se souvenir d'autrui ? « Portraits de maîtresses » est l'un des derniers poèmes de Baudelaire, de son immense effort pour au moins comprendre, c'est-à-dire espérer, dans l'indélivrable histoire.

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Charles Baudelaire
(1821 - 1867)
 
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Biographie

Charles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br

RepÈres biographiques


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