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VIOLENCE ET COMPASSION - Les Fleurs du Mal


Poésie / Poémes d'Charles Baudelaire





Dans cette dernière partie, le premier chapitre (« Châtiment de l'orgueil ») dégage d'un seul poème les notions qui seront majeures pour la lecture des Fleurs du Mal. Le deuxième chapitre (L'esthétique et l'éthiquE) vérifie l'incrimination baudelairienne de l'orgueil, en tentant de comprendre le Remords, la Forme, puis le Guignon, l'Ennemi, et la Douleur. Le troisième chapitre (Le MaL) retrouve la violence fondamentale, le péché originel, et définit le mal. Le dernier chapitre (La fin de la poésiE) cherchera à répondre au dernier chapitre de la lecture passée des écrits de Bruxelles, et avancera dans les poèmes vers un au-delà de la poésie.



« Châtiment de l'orgueil »



« Châtiment de l'orgueil » - le titre du seizième poème de « Spleen et Idéal » nomme le destin de Charles Baudelaire. Ce titre a deux sens, par l'ambiguïté de la ligature « de ». Châtiment, certes, succédant à l'orgueil, mais châtiment, d'abord, intérieur et coextensif à l'orgueil, qui est à lui-même son propre châtiment. La punition n'est pas tant la conséquence de la faute, interrompant celle-ci et inaugurant une vie nouvelle, que la faute même s'ani-mant, ou mieux et aux deux sens du terme, s'accusant. Que « Châtiment de l'orgueil » vérifie l'intériorité de la punition à la faute, c'est la raison pour laquelle interroger ce poème au début de notre lecture des Fleurs du Mal. Car la leçon des textes en prose nous a été, résolument éthique, celle d'une critique des opérations poétiques au nom de l'échange interpersonnel, que l'orgueil vicie, et nous venons d'apprendre, orgueilleusement adressé au maître, le doute du jeune poète dès son entrée en littérature, de sorte que nous ne savons toujours pas, en vérité, pourquoi la poésie, ni dans quel but ni à quelle fin. « Châtiment de l'orgueil » : premier poème du maître-livre enfin rejoint. Premier poème maintenant, pour l'exégète anxieux d'aimer ce livre, et inquiet des raisons, de la nécessité et de la possibilité du poème. Si l'orgueil reçoit son châtiment de lui-même, comme le titre le suggère; mais si la vocation poétique est l'orgueil en acte, comme l'ont dit Clergeon aux Enfers et l'épître à Sainte-Beuve ; et si l'aphasie est l'expérience de la punition aggravant cette faute, comme les derniers fragments l'ont fait entendre; et si dénoncer l'orgueil est le devoir d'un écrivain authentique, c'est-à-dire soucieux de se comprendre, comme Le Spleen de Paris l'a répété dans ses apologues ; alors que peut - une fois encore - le poème, et que vaut et où va le livre de poèmes, et que pouvons-nous espérer, premièrement, de ce poème-ci en particulier : « Châtiment de l'orgueil » ?



En ces temps merveilleux où la Théologie

Fleurit avec le plus de sève et d'énergie,

On raconte qu'un jour un docteur des plus grands,

- Après avoir forcé les cours indifférents ;

Les avoir remués dans leurs profondeurs noires ; 5

Après avoir franchi vers les célestes gloires

Des chemins singuliers à lui-même inconnus.

Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus, -

Comme un homme monté trop haut, pris de panique.

S'écria, transporté d'un orgueil satanique : q

« Jésus, petit Jésus ! je t'ai poussé bien haut !

Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défaut

De l'armure, ta honte égalerait ta gloire,

Et tu ne serais plus qu'un fotus dérisoire ! .

Immédiatement sa raison s'en alla. 15

L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila ;

Tout le chaos roula dans cette intelligence.

Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence,

Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.

Le silence et la nuit s'installèrent en lui, 20

Comme dans un caveau dont la clef est perdue.

Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue.

Et, quand il s'en allait sans rien voir, à travers

Les champs, sans distinguer les étés des hivers.

Sale, inutile et laid comme une chose usée, 25

Il faisait des enfants la joie et la risée.



Dans l'édition de 1868 des Fleurs du Mal, le poème présente un espace entre ses vers 21 et 22, déportant sa dernière phrase, lente étagée sur cinq vers, au-delà du silence ainsi marqué, adagio final après les événements du drame. L'hypothèse guidant le commentaire sera qu'il faut prêter du sens à cette correction de la publication posthume, et qu'il y a, séparées par cet espace, au moins deux pensées, ou dès avant la correction deux modes de la même pensée, dans ce poème du coup irréductible à la thématique rebattue par le romantisme, du blasphémateur admirable et vaincu. Le finale du récit, comme un ressaut de la recherche spirituelle, ressortit à la musique : à ce qui dans les mots va au-delà des mots. Montrons qu'il est l'ombre portée, dans le poème, de la poésie.

Poème peu aimé ou peu commenté par la critique, probablement parce que sa forme ne manque pas de maladresses, autrement dit parce que la critique préfère l'art à la méditation, le charme à la vérité. Entrer dans Les Fleurs du Mal par ce poème, c'est d'emblée noter que le poète, aussi préoccupé fût-il de perfection formelle et aussi « respectueux » de Gautier qu'il voulût se montrer '. a tout de même maintenu dans son livre plus d'une entorse à l'idéal de Beauté, plus d'une cheville aux alexandrins et plus d'un poème esthétiquement médiocre. Or « Châtiment de l'orgueil », précisément, n'a pas pour seul objet le blasphème qu'une punition accable, mais - voici sa seconde pensée - réfléchit sur l'art, sur les suppositions et les implications de la forme esthétique. Les célébrants de la perfection formelle - au nombre desquels Baudelaire se compte - ne peuvent aimer cette pièce. Non seulement du fait des faiblesses de la prosodie ou de la syntaxe, mais surtout parce que le poète penseur, malgré le poète esthète, y accuse la perfection et s'y inquiète de la forme - non sans pourtant les accomplir dans les cinq derniers vers. Telle se formule donc par une question l'hypothèse d'une lecture reconnaissant « Châtiment de l'orgueil » pour son premier poème : la passion de la forme relève-t-elle du même orgueil que le blasphème? est-elle en soi l'orgueil, mais auquel encore une forme - un adagio final - peut donner à sa victime le droit de consentir ?



1. L'héritage du péché



Cette hypothèse reconnaît l'identité du théologien à la figure du poète, et pose que « Châtiment de l'orgueil » contient un enseignement relatif à la fonction de ce dernier. Comment le récit devient-il allégorique ?

On sait que Baudelaire a conçu l'idée de son poème en lisant dans un article de Saint-René Taillandier paru en 1848 l'anecdote du chanoine Simon de Tournai, qui perdit la parole et devint la risée des enfants aussitôt après avoir fait dépendre la vérité chrétienne de sa propre dialectique. Le récit baudelairien est fidèle à sa source. Mais Saint-René Taillandier utilisait l'anecdote, qui remonte à une chronique de Mathieu Paris (xnic sièclE), pour stigmatiser Proudhon et le ramener à plus de modestie, suite aux prétentions jugées excessives du Système des contradictions économiques. Au xuic siècle, dans la chronique destinée à l'édification des fidèles, le personnage du théologien n'est pas une métaphore. Il en devient une sous la plume de Saint-René Taillandier, représentant un théoricien de l'économie sociale. Et Baudelaire part de cette image, faisant à son tour du « docteur » une figure nouvelle, celle du poète. Déplacement d'un déplacement antérieur, la métaphore baudelairienne ainsi conçue éveille, puisque nous connaissons ses sources, à cette première question : faut-il croire que n'existe, selon Baudelaire, aucune différence essentielle entre trois tentations apparemment distinctes, celle de résoudre le mystère métaphysique en théologie dialectique, celle de maîtriser l'économie sociale, et celle enfin de l'idéal poétique ? Le théologien, l'économiste, et !e poète, sont-ils au fond le même, et la prédication, le traité, et le poème, risquent-ils le même désastre, travaillés par un seul mobile ? Il est probable que Baudelaire, détournant sa source déjà détournée, a médité cette identité possible entre trois pratiques communément distinguées. La question s'élargit donc comme suit, englobant les trois versions de l'anecdote (la théologique, l'économique, la poétiquE) : quelle faute s'actualise dès qu'on emploie les mots, indépendamment du genre de discours auquel on les ordonne ?

La parabole baudelairienne concerne tous les utilisateurs de la langue et vaut indifféremment pour Simon de Tournai, Proudhon, et Baudelaire, - l'orgueil étant la chose du monde la mieux partagée. Le récit d'abord édifiant et théologique chez Mathieu Paris, ensuite polémique et politique chez Saint-René Taillandier, devient chez Baudelaire poétique : il devient, d'une part, un poème au sens courant ; il reprend d'autre part le problème de ses prédécesseurs en l'universalisant. La fable et sa morale ne portent plus sur les ambitions du sermon ou du socialisme, mais sur les périls de tout discours. Le poème fidèle à ses sources devient spirituellement la source de ses sources. Il interroge la relation première : celle du sujet parlant et du langage, d'où les relations particulières du théologien à son Dieu ou de l'économiste à son utopie se déduiront aisément. « Châtiment de l'orgueil » est un poème, à la différence des récits qu'il réinvente, en ceci qu'il les fonde. Poème comme question adressée aux mots, - et il importe peu que ceux-ci forment des sermons, des traités, ou des paraboles.

Une autre façon d'aborder cette antériorité spirituelle, c'est de remarquer que l'auteur de « Châtiment de l'orgueil » se risque dans sa fable, du coup une expérience. Quand Mathieu Paris relate la mésaventure du chanoine de Tournai, celui-ci lui est un antimodèle ; quand Saint-René Taillandier reprend la chronique, c'est contre Proudhon son adversaire; mais Baudelaire - ne fait de leçon à personne, sinon à lui-même. S'il dégage l'orgueil comme un feu sous la cendre des mots, la faute au fond du langage, c'est contre lui-même qu'il s'engage. Ce risque est sérieux : on a vu en quelle Pauvre Belgique il conduisit le poète. L'auteur de « Châtiment de l'orgueil » n'avertit pas d'un danger qu'il éviterait, ni ne dévalorise une pensée adverse, il se demande, parlant, si parler signifie s'enorgueillir, s'il n'est pas déjà pris au piège de son destin dans les mots. S'impliquant si subjectivement dans sa fable, il dit l'universel. La réflexivité du récit se marque au vers 3 :



On raconte qu'un jour un docteur des plus grands,



On raconte : ce pronom désigne une tradition extérieure au sujet de renonciation, et ce sujet ici répétant l'anecdote. Le narrateur est double, qui se fond dans l'anonymat de la chronique ancienne mais surplombe celle-ci dans le récit qu'il en fait. Il coïncide donc avec la tradition et juge comme elle l'aventure du docteur, mais il sort, tout autant, de cette tradition, en indiquant qu'il la rapporte, et le voici différent d'elle : tel le docteur. Si bien qu'il n'est pas d'actes ni de paroles du théologien qu'il ne faille reconnaître pour métaphores des actes et des paroles du narrateur. Poète, est ce dernier : parce qu'il occupe les deux versants du mythe et se rend solidaire du héros transgresseur autant que des récitants de la morale, parce qu'il assume le tout de la condition humaine. Le docteur a « forcé les coeurs indifférents » : belle définition de l'activité poétique, ce réveil de l'égoïsme au souci de l'échange '. Et il les a « remués », ces cours, « dans leurs profondeurs noires » : ici s'accuse l'identité du poète tel que Les Fleurs du Mal le dessinent et du prédicateur. Dans « Une Charogne », entre tant d'exemples, remuer la destinataire : « - Et pourtant vous serez semblable à cette ordure » ; ou dans « Remords posthume » : « - Et le ver rongera ta peau comme un remords »2. Plus significativement, le docteur a « franchi vers les célestes gloires/ Des chemins singuliers à lui-même inconnus » : on pense à « Elévation », où l'esprit du poète se meut, de même, « Par-delà les confins des sphères étoilées »3. Cet élan qui déroge à la condition commune et franchit les limites ordinaires, c'est la poésie selon Baudelaire, pour qui les célestes gloires n'est pas toujours une formule creuse. L'assimilation du docteur au poète ne faisant pas de doute, reste à comprendre, au vers 2, la dialectique et l'héritage théologiques comme métaphores de l'ouvre et de la tradition poétiques. « En ces temps merveilleux », lit-on, « où la Théologie » :



Fleurit avec le plus de sève et d'énergie,



La théologie autrefois fleurit, comme sont des Fleurs les poèmes baudelairiens. Le discours théologique est un modèle pour l'ouvre poétique, qui le regarde avec envie : cette sève, cette énergie, on sait combien l'auteur des Fleurs du Mal s'en est cru dépourvu. Et l'image est celle d'un arbre. La théologie en ces temps enviables fut - arbre - le centre du monde assemblé autour d'elle, par elle, et irriguant ses racines, sauf que - duplicité du modèle - l'arbre abrite le péché. La théologie modèle de l'ouvre signifie la faute originelle de la parole humaine et l'héritage de culpabilité, et l'horizon de la mort, reconduits d'âge en âge. Dans « Les Litanies de Satan », le poète reconnaît pour maître l'ange déchu, qu'il supplie :



Fais que mon âme un jour, sous l'Arbre de Science,

Près de toi se repose, à l'heure où sur ton front

Comme un Temple nouveau ses rameaux s'épandront !



De sorte que le problème posé par tous les textes précédemment lus, est suggéré dès les premiers vers de « Châtiment de l'orgueil » : celui de la nécessité et de la culpabilité de l'ambition poétique. Modèle, le théologien l'est de la faute, et cela, remarquons-le, dès avant son blasphème. Ce n'est pas même ce singulier docteur (« des plus grands ») qui s'avère aussi fautif que fascinant, c'est d'emblée la théologie comme telle, énergique mais luciférienne, abondante mais aux fruits condamnés. Gardons-nous d'applaudir, fanfarons, à l'identification du poète au transgresseur, comme si Baudelaire s'enchantait d'enfreindre une loi extérieure, comme s'il n'accusait pas cette hybris. L'auteur des Fleurs du Mal n'est ni Byron ni Bataille. Les analyses suivantes montreront que sa poétique, en ce qu'elle a de plus personnel, dénonce la transgression, et qu'au-delà de la solidarité évidente avec le blasphémateur c'est bien plutôt d'une espérance « chrétienne » - disons provisoirement - que « Châtiment de l'orgueil », et peut-être Les Fleurs du Mal, témoignent. Notons pour l'instant que si le poète se reconnaît dans la figure du docteur, c'est moyennant un regard en arrière dans un passé révolu. « En ces temps merveilleux », dit-il. L'adjectif merveilleux atteste l'admiration mais signifie également : inexplicable, fantastique. Se rejoignant dans le personnage fabuleux du théologien, Baudelaire aussi s'observe, comme en spectacle, et il assiste à lui-même au moins autant qu'il parle. Tant de distance, même traversée, chiffre un soupçon. Si la théologie prodigieuse et disparue métaphorise la poésie, alors celle-ci, conformément à son modèle, ne faut-il pas l'apercevoir, rétrospectivement, à travers l'épaisseur de nombreux siècles, passés après elle et sans elle? Baudelaire semble parler posthume, depuis un moment de l'histoire future, dépoétisée, et retourner par la rêverie vers ces temps merveilleux - les années 1830 - où la Poésie, disons Sainte-Beuve, Hugo, Gautier, Vigny... fleurit avec le plus de sève et d'énergie. Il semble non seulement s'identifier, comme poète, au docteur, mais aussi à un autre homme, à venir, à l'homme quelconque d'une époque sans merveille, réfléchissant sur le poète alors passé. Par le récit du docteur allégorique du poète, il raconte sa propre histoire comme de longtemps achevée, histoire d'une merveille abolie. - Mais quelle espérance héritera de la poésie comme celle-ci aura hérité de la théologie ? Quel nouvel arbre au-delà de l'âge poétique naîtra de ce dernier, que l'arbre théologique aura fécondé?



Poser une telle question exige qu'on explore l'idée de péché originel contenue dans l'image de l'arbre. Si la théologie mère de la poésie (comme dans le poème à Sainte-Beuve, la Religieuse mère de la MélancoliE) recèle une faute assez attirante pour que le poète se modèle sur le docteur, mais assez repoussante pour qu'il dresse entre lui-même et sa propre représentation la distance des siècles et se perçoive en arrière dans un passé dépassé, quelle est au juste cette faute ? Arbre est la forme instaurée par le docteur et cultivée par le poète, mais l'arbre, dans « Le Voyage », est une métaphore du désir :



Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais,



Réinterpréter les faits et gestes du théologien avec cette hypothèse qu'ils sont déterminés par le désir permet de donner un contenu rationnel (comme à propos des « Dons des fées ») à la notion de péché originel. Le docteur a « forcé » les cours indifférents. Autant peut-on croire, d'abord, que cette force caractérise l'esprit d'éveil du théologien et du poète, chacun soucieux de mener les consciences à la vérité dont elles se divertissent, autant maintenant les significations de « forcer » accablent le prédicateur et son imitateur. Forcer les cours : les faire céder par la contrainte, les pénétrer par effraction, s'en assurer la maîtrise et la disposition. Les cours sont malmenés par les responsables du langage, qui en obtiennent ce qu'ils en désirent, les forcent comme on viole une femme. D'où le fait que « Châtiment de l'orgueil », dans « Spleen et Idéal », est juxtaposé à « Don Juan aux enfers » avec lequel il forme une paire. L'orgueil procède du désir et les auteurs, poète ou théologien, contraignent les autres comme des objets. Beaux parleurs indifférents aux cours, qui jugent les cours indifférents. Péché originel des mots : ils calomnient l'image qu'ils substituent à autrui. De même, avoir remué les cours dans leurs profondeurs noires, c'est les avoir couverts de propos infamants et accablés de fleurs du mal, comme d'un manteau d'encre. Se vengeant de l'indifférence qu'ils leur imputent, prédicateur et poète ravalent les cours. Ainsi dans le poème xxv : « Femme impure ! L'ennui rend ton âme cruelle » ; ou dans « Danse macabre » : « Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau »2. Remarquons l'antithèse que forment, à la place stratégique de la rime, les vers 6 et 7. Aux autres, les « profondeurs noires » - mais au moi (dialectique ou lyriquE), les « célestes gloires ». La prédication et à sa suite le poème avilissent leur public respectif, sur la honte duquel se dresse leur excellence. Nous citions à l'instant pour illustrer l'identité du poète et du docteur un vers d'« Elévation », il est temps de lui opposer celui-ci, du même poème : « Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides » ', où les miasmes représentent les autres, mais les autres abaissés par les discours du moi. L'essence de la spéculation théologique comme de l'invention lyrique se trouve ainsi soupçonnée par le poème qui cependant les assume - et soupçonnée au nom d'autrui. Ne l'auréolons pas du nom charmeur de transgression : la violation dont sont coupables les maîtres du langage n'est nullement celle de quelque loi abstraite et n'a rien d'assurément libérateur, elle passe outre, bien plutôt, aux êtres tels qu'ils sont. Le chanoine n'aborde, en son voyage rhétorique - franchissant des chemins singuliers à lui-même inconnus -, que les profondeurs noires pour y reléguer ses auditeurs, et les célestes gloires pour s'y hisser lui-même : ce qu'il manque, ici et là, c'est l'horizon terrestre, le lieu humain où les personnes réellement sont.

Le péché des mots réside en ce qu'ils déploient l'arbre du langage, l'ordre de leur forme, en humiliant autrui. Les responsables du discours nourrissent l'arbre et se nourrissent en lui, au mépris des autres. L'orgueil, avant sa conséquence explicitement blasphématoire, c'est préférer les mots aux personnes, c'est cultiver les fleurs et les fruits de la rhétorique pour la grandeur et la beauté de l'arbre, égoïstement. Le théologien et le poète font ce qui va les conduire au pire : ils adorent leurs propres discours, admirent leur éloquence et le pouvoir qu'elle leur donne, trahissent la vérité qu'ils disent servir et les êtres qu'ils emploient. Ils substituent à la vraie transcendance - d'autrui - la maligne transcendance du langage, aux relations interpersonnelles les relations entre les mots. Idolâtres de la signification, qui lui sacrifient le sens.

Ne confondons pas cette pensée baudelairienne avec celle de Socrate incriminant Gorgias. Le théologien n'est pas le sophiste auquel Socrate reproche de séduire son auditoire par un savoir-faire indifférent à la vérité démontrée. Si comme Gorgias il célèbre les formes, et, par elles, se flatte, il ne le fait pas au détriment d'un Intelligible ni d'un savoir rationnel, il le fait aux dépens des cours, des autres qui l'écoutent. Rapprochons plutôt Baudelaire de Kierkegaard choisissant Job malgré Hegel, et de Dostoïevski décidant de choisir, dût-on lui démontrer l'incompatibilité entre le Christ et la vérité, le chemin du Christ2 : non parce que Jésus est Dieu, mais parce qu'il est quelqu'un - un cour, une personne -, en quoi l'on peut dire qu'il est Dieu. Que Baudelaire symbolise le péché du langage par le blasphème outrageant Jésus, ne signifie pas qu'il donne sa créance au christianisme historique, mais que ce dernier lui enseigne la valeur absolue de la personne incarnée, du prochain dont Jésus est l'exemple. Il n'y a aucune différence entre remuer les cours pour s'élever contre eux, les cours anonymes et ordinaires - comme tels divins -, et blasphémer le Christ. Aucune différence entre les auditeurs quelconques, inaimés par le méchant sermon, et Jésus insulté. Aucune différence entre la prédication contente de soi, l'ouvre ravie de sa forme, le langage chéri pour lui-même, et l'outrage au premier venu dans le premier public, c'est-à-dire à Dieu. Le blasphème a déjà eu lieu avant l'injure particulière que l'orthodoxie juge blasphématoire. Le texte le dit (au vers 4) : c'est « après » avoir forcé les cours que le docteur força Jésus. L'outrage catholiquement inadmissible n'est que la résultante et l'exaspération de l'adoration du langage, qui vient avant. Le théologien et le poète ne transgressent pas l'orthodoxie (elle-même est un langage symétrique du leur, un arbre comme le leuR), ils franchissent la présence des êtres par les mots dans lesquels ils rêvent : telle est leur faute, leur blasphème avant le cri qui n'en sera que la preuve.



Confirmant cette analyse, la comparaison du vers 9 mérite attention. « Comme un homme monté trop haut. » D'une part le théologien n'est donc pas le seul de son espèce, et quelque remarquable qu'il semble (« des plus grands »), son anecdote recommence une histoire connue. Celui qui paraissait au début une exception, maintenant s'avère typique. De son type, Don Juan par exemple est une autre figure. « Des plus grands », au vers 3, est ironique : l'individualité du chanoine se laisse englober dans un genre, et sa grandeur l'assimile à quiconque, pareillement, est « monté trop haut ». Mais du coup, inversement, tout homme monté trop haut ressemble au docteur, tout orgueilleux est un blasphémateur. Don Juan, même s'il ne songe pas toujours (et dans « Don Juan aux enfers » il n'y songe paS) à soumettre Jésus à ses raisons de séducteur, insulte Dieu, on le verra plus loin, en réifiant le prochain. Le blasphème qui a déjà eu lieu avant le cri catholiquement coupable, est commun aux hommes montés trop haut - et peu importe qu'on entende le cri final ou qu'on ne l'entende pas. Blasphémateur, le docteur l'est comme ceux de son type, qui rêvent des mots dans les mots et cultivent l'arbre du désir. « Un homme monté trop haut » : un poète idéaliste, un chercheur d'Idéal, Baudelaire lui-même ici s'impliquant, tous sont également sacrilèges en leur mépris des cours.

Les deux participes détachés des vers 9 et 10 (« pris » de panique, « transporté » d'orgueiL) disent que le docteur, si haut monté, ne s'appartient plus, irresponsable, ne coïncide plus avec lui-même. Là-haut, le prédicateur n'agit ni ne se maîtrise plus, il est agi et maîtrisé. Les compléments d'agent ont ce sens que désormais c'est la « panique » qui prend l'orateur, l'« orgueil » qui le transporte, de sorte que panique et orgueil le réifient. Le parleur désormais est parlé, il ne peut répondre de ses discours occupant sa place. Chose, instrument au pouvoir de panique et d'orgueil, il est à ces agents ce que lui sont ses auditeurs. Avant l'explicite apostasie, lui-même est renié : au même titre et au même degré qu'il a renié autrui. Tel, le blasphème premier dont l'offense au Christ sera une forme particulière : s'abolir soi-même, récuser dans l'humain la personne propre, qui est divine. Le parallélisme des valeurs sémantiques est suggestif. Au verbe forcer (dans « forcé les cours ») correspond prendre (dans « pris de panique ») : la panique possède le docteur comme lui-même, et pour autant que lui-même, possède autrui. De même, au verbe remuer (« dans leurs profondeurs noires ») correspond transporter (« d'un orgueil satanique ») : l'orgueil jette l'orateur hors de lui, comme lui-même dévoie autrui. Ce n'est donc pas la personne du docteur, assujettie à son désir, qui défiera Jésus, mais ce désir souverain. Intuition profonde, dans ces participes signifiant l'esclavage. Les maîtres du langage, théologiens et poètes, possédés par leur discours possessif, ont le langage pour maître. Les officiants de la forme sont déformés par elle, qui finalement les évacue, dressée superbe sur leur misère. L'arbre du langage se développe autonome en écrasant ses idolâtres, criant en maître à travers ceux qu'il a vidés d'eux-mêmes. C'est le péché des mots, qu'ils tuent la personne.



2. Le mensonge, la violence, et le mystère



Venons-en aux quatre vers du blasphème. Le pronom de la première personne, absent du reste du récit, s'exhibe ici comme la forme criarde de la démesure du moi. Si dire « je » est le fait premier du lyrisme, montrer le moi qui se préfère en disant « je », est le fait d'une critique morale. Une autre façon d'approcher l'ambiguïté - la poésie - de la réflexion baudelairienne, en son double mouvement d'identification et d'opposition à son personnage, c'est de noter que le blasphème, aussi évidemment allégorique soit-il de la démesure inhérente à l'ambition poétique, est crié. Le docteur, lit-on au vers 10, « s'écria ». Souvenons-nous de Clergeon après son viol imaginaire : lui aussi, avec une voix de tête inimitable, s'écriait; ou dans « Bénédiction », de la « femme » du poète, « criant sur les places publiques » ; ou dans le dernier poème du livre, à « L'Humanité bavarde, ivre de son génie, [...] Criant à Dieu » '. Rupture de l'être intérieur, le cri révèle que des besoins de la personne ont proliféré hors de la forme qu'elle s'est bâtie. Si Baudelaire représente l'hybris poétique par le blasphème et se sent solidaire de l'apostat, tout de même il montre ce dernier en crieur : en conflit avec lui-même, et hors de lui. La guerre contre soi que le cri accuse, précède la guerre explicite contre Dieu, elle relativise les contenus de cette dernière, étant déjà le mal absolu. Le cri substitué à la parole manifeste l'antériorité du blasphème métaphysique par rapport au blasphème empirique.

Mépris des autres, franchissement du lieu humain, subordination au désir, exaltation du moi, fuite de soi dans la colère, - le docteur n'est pas chrétien. On pense au songe de saint Jérôme dans lequel le Christ lui reprochait : « Tu n'es pas chrétien, tu es cicéronien ». Le blasphème n'est pas une apostasie : jamais le prêtre n'eut la foi que le Christ enseigne. Ayant livré son cour depuis toujours au langage, au pouvoir des mots tournés contre les autres et proposant des gloires, le théologien, quand il blasphème, ne renie pas son culte : au contraire il l'exerce et même le parachève. D'où suit, d'une part, qu'il est un menteur. Aux fidèles écoutant ses sermons il confesse le Christ, exalte l'amour évangéli-que, et nul parmi ses ouailles ne devine que se cache derrière cette apparence son idolâtrie, païenne et parjure, son adoration du seul langage. Nul - sauf le poète attentif, lui aussi un célébrant de la forme. Rappelons « La Solitude » : « A l'appui de sa thèse », dit Baudelaire du philanthrope, « il cite, comme tous les incrédules, des paroles des Pères de l'Eglise » '. Le docteur des plus grands, dont la grandeur nourrit l'arbre de la théologie, cite certainement dans ses prêches la tradition patristique : tel l'incrédule. Il ne croit pas au Dieu que son discours honore, mais à ce discours et à la tradition du discours. Qu'il mente, ainsi, c'est ce que suggère au vers 9 le mot « satanique », car Satan, dans la fameuse définition de l'Evangile de Jean, «est menteur et père du mensonge»2. Orgueil satanique veut donc dire : orgueil menteur. D'où suit d'autre part que ce mensonge ne s'oppose pas tant à la vérité, qu'à autrui. Si le blasphème ne contredit pas le culte du langage, s'il accomplit la fidélité du docteur à son hérésie, il n'est faux qu'en ceci qu'il avilit les autres. Mentir n'est pas incompatible avec soutenir les propositions théologiques, mais avec aimer. Satan, en hébreu, signifie l'accusateur, et dans le verset de Jean à l'instant cité, voici sa deuxième définition : « Dès l'origine, ce fut un homicide ». Orgueil satanique veut dire : péché d'accusation. Le blasphème achève la violence spécifique à la dévotion du langage, dont le poète, figurable en docteur, est en partie l'officiant.



« Jésus, petit Jésus ! » : d'entrée l'hérétique s'adresse à quelqu'un. « Jésus » est le nom d'une personne, nom propre coïncidant avec elle. Le docteur n'invoque pas Dieu ni même le Christ, il appelle quelqu'un et répète son appel : répétition impatiente, aveu d'une hantise. La personne et le nom de la personne résistent aux noms communs, aux concepts dialectiques, aux mirages de l'abstraction dans les noms de choses. Colère ou remords du maître es lettres : un Dieu transcende le discours et c'est le Dieu du nom propre, irréductible aux mots. L'adjectif « petit », encadré par la répétition, vaut pareillement. Le petit Jésus n'est ni celui qu'on crucifia ni celui qui enseigna, ni le héros d'un drame ni le maître d'un message, il est celui sans ennemis ni disciples, épiphanie d'avant les significations, naissant n'importe où. Petit comme simple, dépourvu et innocent, comme enfant et rien d'autre qu'enfant. La maturité du savant bute sur le mystère de celui qui ne sait rien, de la personne comme telle en son existence nue. Ces premiers mots du vers 11 s'opposent à ceux du vers 3. Petit récuse des plus grands, comme Jésus récuse un docteur. Opposition non symétrique. Le nom propre n'est pas le contraire du nom commun entrant avec lui dans une relation conceptuelle, l'un et l'autre ne sont pas deux espèces d'un même genre, et petit n'est pas le contraire de grand. Nommant la personne transitivement, « Jésus » échappe aux ensembles dont « un docteur » est membre : la personne s'absout par l'infini qu'elle est, des contrastes intralin-guistiques reliant les signes. « Petit », de même, ne se laisse pas comparer à « grand », comme « grand » à « des plus grands » : il chiffre l'enfance incomparable. Et le docteur, que ce nom commun identifie à sa fonction et à son talent, d'entrée appelle ce qui outrepasse fonction et talent : ce qui l'excède.



Mais avoue-t-il dès ses premiers mots l'irréductibilité de la personne aux concepts, il dénie, aussitôt dite, cette évidence. Le second hémistiche du vers 11 offusque l'aveu dont le premier fait preuve. « Je t'ai poussé bien haut ! » : illusion du menteur, méchante. Jésus comme personne, ni valeur d'une religion, ni thème d'une dialectique, ni chose d'une cause, Jésus comme Jésus - comme autrui - n'est que l'existant irréfutable. Aucun sermon, aucune théorie ni aucun poème ne saurait le pousser ni bien haut ni bien bas, le célébrer ou le dévaluer, l'employer pour ceci ou pour cela, - à moins que, déjà, les mots ne l'aient réduit à un mot, confondu avec une valeur, avec un thème ou une chose. « Je t'ai poussé bien haut ! », suppose que le dialecticien assimilant Jésus à un problème théorique l'a méconnu comme autrui, l'a remplacé par un concept ou une image, et implique qu'il révère, maintenant, non pas l'existant mais l'effigie - ce concept ou cette image - par quoi il l'a évincé. Illusion du menteur : croyant nommer quelqu'un, il ne nommait qu'une forme; et méchanceté du menteur : dont les formes sacrifient la personne.

Si donc le docteur arrêtait là son discours, nous en saurions assez sur la nature de son blasphème. Le crime ne réside pas dans l'hypothèse qu'il va envisager (« si j'avais voulu... », v. 12), mais dans cette réduction de la personne aux mots qui la nomment. Le blasphème est la prétention qu'autrui puisse être poussé, par le sermon ou le poème, comme un objet. Il n'y a pas de différence entre forcer les cours et pousser Jésus. Les « profondeurs noires », dans lesquelles les auditeurs sont remués, forment une antithèse avec ce « bien haut », où l'effigie discursive de Jésus est dressée. Ni les auditeurs ni Jésus, dans le discours et du fait du discours, ne sont rencontrés où ils sont : les uns dénigrés, l'autre exalté, tous sont méconnus par les signes auxquels l'orateur les assimile. Baudelaire utilise le même mot pour qualifier la démesure de l'orgueilleux et le résultat de cette démesure : le théologien est « monté trop haut » (v. 9), parce qu'il a « poussé bien haut » (v. 11) non pas Jésus mais le thème de Jésus. L'ascension du moi vers les célestes gloires - l'orgueil -équivaut à l'ensevelissement d'autrui dans les figures du discours, et à l'élévation rhétorique de ces figures. Comparons le texte avec sa source chez Saint-René Taillandier :



O petit Jésus ! petit Jésus ! [...] autant j'ai exalté ta loi, autant je pourrais la rabaisser, si je voulais.



- Ta loi. Baudelaire a-t-il pu ne pas remarquer la contradiction entre le nom de Jésus et cette idée de la loi ? Haute est la loi. Sur le modèle de sa hauteur - qui condamne les auditeurs aux profondeurs noires - le dialecticien se modèle, prêtre des lois du discours. Chestov l'a répété après Luther : « La soumission à la loi est le commencement de toute impiété »2. Ce que le dialecticien a poussé bien haut n'est pas Jésus mais la loi, ayant poussé trop haut, non pas lui-même en tant que personne, mais le discours et lui-même devenu discours. Blasphémer selon Baudelaire, est-ce singer la fausse transcendance de la loi ? Et celle-ci - venue selon saint Paul pour que se multipliât la faute - est-ce l'apostasie d'autrui ? Suggérant que le blasphème a déjà eu lieu avant le blasphème, le temps du verbe au vers 12 assoit ces hypothèses : « Mais, si j'avais voulu t'attaquer [...] ». Que l'éventualité soit au passé signifie qu'elle n'est plus de mise. Mais qu'il ne voulût pas, autrefois, renier l'image qu'il exaltait, cela prouve seulement sa fidélité à cette image, son culte de ses images - son infidélité à la personne et son culte de lui-même. Le texte de la source, on vient de le lire, donne ceci : « je pourrais » rabaisser ta loi. Le poème modifie la source : j'aurais pu, si j'avais voulu. Mesurons le détournement de la source vers la situation du poète. Il est trop tard, quand commence le cri de panique, pour songer à blasphémer ou pour imaginer qu'on eût pu le faire : car le blasphème, sans qu'on le sût, était déjà toujours accompli. Le blasphème : cette ignorance que la personne est intouchable par nos blasphèmes. Baudelaire interprétant sa source voit la folie du docteur. Croire que l'innocence de l'existant soit justiciable des mots dont on la nomme, c'est croire aux mots, comme un poète - et tels sont le leurre et le péché des mots, telle la culpabilité du poète.

L'illusion s'exhibe dans l'image de « l'armure », mise en rejet au vers 13 ; et le mal s'accomplit dans l'image du « fotus », achevant le blasphème au vers 14. Le docteur piégé par ses images confond Jésus avec l'une d'elles, d'où cet affublement dont il le couvre : une armure, quand Jésus sur la paille (« petit Jésus ») est nu. Seuls les dieux du paganisme sont armés d'une armure, et cet accoutrement atteste leur violence, elle-même reflet de la violence du langage. Autrui n'est attaquable que transfiguré, par les armes des mots, en idole menaçante. Si le docteur avait renié le mythe que ses discours ont construit de Jésus, comme il imagine qu'il eût pu le faire, aurait-il aperçu le seul « défaut » (v. 12) de ce mythe, à savoir qu'il n'était qu'un effet des mots violents? N'eût-il pas mieux valu en vérité qu'il attaquât, non pas Jésus qu'il ignorait, mais l'idole armée à quoi ses mots l'avaient assimilé? Car n'avoue-t-il pas maintenant que seule sa théologie, ne poussant bien haut qu'une idole, était une « armure », et que seule elle avait un « défaut »? - Défaut veut dire imperfection, faiblesse et absence. Or autrui, en effet, auprès de la perfection d'un sermon ou d'un poème, est l'imparfait. Comme il est le faible, dans la force du système théologique ; et l'absent, dans l'armure du discours. Autrui comme personne fait défaut à la cuirasse du langage, de sorte qu'au moment même où éclate l'illusion du docteur, un souvenir de ia vérité se glisse, parmi les mots qui la trahissent. Quand l'orgueil produit son ultime leurre, il dit ce qui le ruine. Autant Jésus désarmé ne semble doté d'une armure que par l'illusion des mots ayant fait de lui un thème, un mythe, autant songer à attaquer cette armure c'est avouer qu'on lui sait un défaut, qu'on pressent dans la violence des mots leur faiblesse. Cette confession traverse le cri, comme la foi le blasphème. La faiblesse du discours, c'est qu'il ignore la faiblesse d'autrui. La vulnérabilité de la violence des mots, c'est que leur échappe la personne vulnérable. Le défaut de la cuirasse est qu'autrui lui fait défaut.

Faiblesse si faible que nulle force ne l'englobe. Imperfection si imparfaite qu'aucun système, aussi parfait soit-il, n'en rend compte. Vulnérabilité si infiniment vulnérable, qu'elle est invulnérable aux armes des mots. - Baudelaire nomme cette transcendance : « fotus ».

S'il avait renié sa théologie, le prêtre eût transformé son idole - en fotus. Insondable image, d'une violence énorme dans la bouche du théologien, et d'une puissance de vérité plus grande que la violence, dans le poème de Baudelaire. Le savant ne sait pas qu'en reniant sa théologie il eût rencontré l'innocence absolue, antérieure au concept d'innocence; qu'en attaquant son idole armée il eût touché le mystère en sa naissance, et la naissance comme mystère, l'existence même de l'existant. Le savant ne sait pas qu'il dit la vérité quand il ment encore. Entendons les deux sens de l'image : celui que le docteur lui prête, celui que Baudelaire lui sait.

Dans la perspective du mensonge le fotus est le contraire de l'idole, comme la « honte » le contraire de la « gloire ». Car l'idéologue - autre nom du menteur -, enivré par les images de ses sermons, ne leur accorde, toutefois, que le crédit mondain, et rien d'autre, qu'il suppose que ses auditeurs leur accordent. La relation qu'il établit entre les thèmes de l'armure et de la gloire, entre les thèmes du fotus et de la honte, et entre ces deux séries de thèmes, n'est pas fortuite ni insignifiante : elle est blasphématoire. Il adore ce à quoi la collectivité, qu'il influence, donne créance et prestige : la gloire, l'armure, les « purs Esprits », l'idole. Inversement il méprise ce que méprisent ses auditeurs : la honte, le défaut, l'incarnation, le fotus. Singe de la société qu'il informe, le docteur ne célèbre l'idole et ne dévalue le fotus qu'en conformité avec les célébrations et dévaluations collectives. Selon son mensonge, le fotus - mystère de la personne avant toute apparence - est une chose, et une chose « dérisoire », pour cette pauvre raison qu'il n'est pas glorifié par le conformisme social.

Mais dans la perspective du poème - ou disons avec conviction, dans la perspective, géniale, de Charles Baudelaire -, il n'y a de relation qu'idéologique entre fotus et honte, et il n'y a pas entre armure et fotus la même opposition qu'entre gloire et honte. Tel est le « défaut » de l'idéologie, qu'elle établit des symétries fausses. Reprenons les thèmes du blasphème. Autant gloire et honte y forment une paire, autant « poussé bien haut » et « fotus » n'entrent pas en relation. Pas plus que « Jésus », tout à l'heure, n'était le contraire de « docteur » (ni « petit », de « des plus grands »), « fotus » n'est maintenant le contraire de « bien haut ». Dans le système d'évaluations subi par le docteur, il y a un défaut. L'armure idéologique ne voit pas son défaut quand elle le produit, elle ne voit pas que « fotus » n'entre pas dans sa cuirasse, excède les symétries verbales, qui en défaillent. Baudelaire - l'auteur du blasphème dans la bouche du docteur - construit la rhétorique blasphématoire selon deux finalités : pour qu'elle semble cohérente sous le regard de l'illusion, et pour qu'elle présente ses défauts sous le regard de l'amour. « Fotus dérisoire » : la formule vient à l'idéologue parce que celui-ci, n'estimant que les formes déjà formées, les systèmes achevés, méprise - ou craint - l'inachevé en deçà des mots; mais la formule scandalise le sentiment de la personne, irréductible à l'idéologie comme le mystère l'est au langage. L'amour que le docteur a cessé d'être, s'ouvre à ce qui n'est ni forme, ni système, à celui qui n'est pas encore - le fotus - mais devient. Par le regard baudelairien de la personne, c'est au comble de la violence que le mystère se montre, et la naissance est ce mystère appelant une foi. - Extrait du premier essai sur Pierre Dupont, contemporain du poème :



Tout poète véritable doit être une incarnation.



3. L'éclipsé de la raison



Les vers 15 à 21 décrivent les conséquences des mots quand ils sont cultivés pour eux-mêmes. Il y a donc deux façons d'être poète, ou mieux : il y a deux postulations de la poésie selon Baudelaire2. La première est représentée par le docteur, la seconde est celle de l'auteur qui se reconnaît dans la première mais propose à l'esprit un autre avenir. Le poète « véritable » n'est pas encore incarné : il « doit être » une incarnation. Le poète véritable se sait identique au poète trompeur, au docteur, mais médite et confesse cette identité : il atteste ainsi qu'elle est dépassable. Le poète véritable est un idéologue qui se reconnaît comme tel, qui déclare qu'il n'est pas encore celui qu'il sait devoir être, et qui demande à son lecteur de voir, avec lui, les ravages de l'idéologie : qui lui demande, en somme, de le comprendre. Comprendre « Châtiment de l'orgueil » comme une allégorie du mal inhérent aux mots et du destin catastrophique du poète qui les absolutise, n'est-ce pas commencer à conduire ce poète depuis sa postulation satanique vers sa postulation « véritable » ? Ecrire un tel poème, certes, c'est dresser une forme, mais c'est poser, d'abord, cette question de la forme, du mépris des êtres dans la forme, à quelqu'un : le lecteur. Si bien que ce dernier à son tour hésite entre les deux postulations et « doit » choisir. Identifier sans restriction le poète au docteur, sans noter que le poète, en affichant cette identification, la rend problématique, et par suite s'identifier soi-même, lecteur, au poète et au docteur décidés semblables, c'est choisir la première postulation. De ce contresens, aveugle à la douloureuse distance entre Baudelaire et son personnage, la preuve qu'il est un contresens se trouve dans les vers 15 à 21, qui préfigurent l'aphasie baudelairienne :



Le silence et la nuit s'installèrent en lui,

Comme dans un caveau dont la clef est perdue.



Refuser la catastrophe en méditant l'écart entre le poète et le docteur au cour de leur identité, c'est se laisser guider par le poème vers la seconde postulation. Réciproquement ce mouvement « doit » convertir le poète - à l'éthique. Lecteur « véritable » de « Châtiment de l'orgueil » est celui qui aide le poète à devenir ce qu'il « doit être » : non un transgresseur mais une incarnation. Du point de vue de la seconde postulation le docteur représente moins la révolte d'un individu d'exception contre une orthodoxie, qu'une idéologie symétrique de celle-ci, redoublant la violence de la loi. Son cas passionne Baudelaire à deux titres. D'une part sa rébellion est typique de la vocation poétique, en tant que cette dernière, on l'a vu dans les poèmes à Nadar et à Sainte-Beuve, heurte les institutions, les ressassements durcis en lois, et commence aussi dans la révolte. Mais surtout le docteur est passionnant en ce qu'il insulte cette institution particulière, la théologie chrétienne, historiquement responsable de la pensée de l'incarnation. L'adversaire de celui auquel le poète (de la première postulatioN) s'identifie, enseigne le devoir que le poète (de la secondE) fait sien. Etre une incarnation, ce projet du poète « véritable » est un projet chrétien, même si paradoxalement dénié par l'institution qui l'a inscrit dans l'histoire '. Quelque légitime que soit l'insurrection contre l'orthodoxie, c'est le mensonge de celle-ci qui a transmis la vérité, et l'insurgé accroît le mensonge quand il outrage, dans le fotus, l'incarnation de l'incarné.

Le blasphème parachève l'institution qu'il renie : l'abolition par les mots - dans la poésie non véritable, l'orthodoxie et la révolte - de l'existence de l'existant. La dérision du fotus actualise la postulation esthétique abandonnée à son autonomie, non recentrée par le souci éthique. Dernier moment de la forme se poursuivant comme fin, dans l'art de la dialectique ou du poème. Négation de la naissance du prochain, par l'auto-idolâtrie des signes et des jeux de signes. Eglise ou hérésie bafouant la foi, jetant au public l'innocence en pâture. Le docteur - poète non véritable - sacrifie aux poèmes, sermons ou traités, l'improbable poésie : l'amour d'autrui comme Dieu à naître.



Immédiatement sa raison s'en alla.



Ce départ de la raison n'est pas une punition infligée de l'extérieur par un Dieu vengeur, il est le fait de la raison elle-même. « S'en alla » : la forme réfléchie du verbe dit l'autorité de la faculté dialectique, quittant d'elle-même son esclave. Nulle jalousie divine ne châtie l'orgueilleux en intervenant du dehors : « Châtiment de l'orgueil » ne fait aucune part aux puissances mythologiques. Cette raison qui s'en va, sans prodige ni miracle, signifie l'autonomie du langage par rapport à son dévot. Le docteur depuis toujours, et c'est là son blasphème, a nourri les signes du sacrifice des êtres, faisant de sa raison son idole. Forçant les cours, les personnes, il a forcé son cour et sa personne, il a cessé d'être quelqu'un, et a mis à sa place les discours parlant à travers lui. Tyrannie des mots récusant leur dévot après avoir récusé les autres. S'en allant, la raison abolit le docteur comme elle a aboli les cours, Jésus, le fotus, elle immole à son autocélébration la personne du prêtre, après lui avoir immolé les autres. Voici une première conséquence de la première postulation quand la seconde ne la tient pas : les signes régnent seuls, vont où ils veulent sur un monde de fous. Le poète non véritable ayant laissé proliférer les signes, a laissé grandir « L'Irrémédiable » :



Qui va chantant comme les fous

Et pirouettant dans les ténèbres ; '



Les métaphores des vers 15 à 21 donnent à la catastrophe individuelle les dimensions d'un désastre universel. L'aliénation se produit comme une éclipse : « L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila ». Drame cosmique, bouleversement des coordonnées de la nature, la folie ne touche pas que l'individu, elle affecte les conditions de la vie. « Y a-t-il un art pernicieux ? » demande Baudelaire dans Les Drames et les romans honnêtes : « Oui. C'est celui qui dérange les conditions de la vie »2. De même dans Le Poème du hachisch :



En effet, il est défendu à l'homme, sous peine de déchéance et de mort intellectuelle, de déranger les conditions primordiales de son existence et de rompre l'équilibre de ses facultés avec les milieux où elles sont destinées à se mouvoir, en un mot, de déranger son destin pour y substituer une fatalité d'un nouveau genre. Souvenons-nous de Melmoth, cet admirable emblème. Son épouvantable souffrance gît dans la disproportion entre ses merveilleuses facultés, acquises instantanément par un pacte satanique, et le milieu où, comme créature de Dieu, il est condamné à vivre. Et aucun de ceux qu'il veut séduire ne consent à lui acheter, aux mêmes conditions, son terrible privilège. En effet, tout homme qui n'accepte pas les conditions de sa vie, vend son âme. Il est facile de saisir le rapport qui existe entre les créations sataniques des poètes et les créatures vivantes qui se sont vouées aux excitants. L'homme a voulu être Dieu, et bientôt le voilà, en vertu d'une loi morale incontrôlable, tombé plus bas que sa nature réelle. C'est une âme qui se vend en détail.



Cette page exprime la critique avant tout morale que Baudelaire a toujours portée en lui, et contre lui, du culte des formes et des images. La substitution dont l'orgueilleux se rend coupable, d'une « fatalité » nouvelle aux conditions naturelles, est celle des signes - concepts ou images - aux existants, dans une entreprise poétique - de sermons ou de poèmes - prise pour fin, selon un pacte « satanique » avec des « facultés merveilleuses ». L'orgueil est le mobile commun au hachischin, au blasphémateur, au poète de la première postulation. Tous, comme le peintre de l'essai sur Pierre Dupont, ont « fait un pacte satanique avec [leur] instrument »2. Tous ressemblent encore à ce poète païen aveugle à la transcendance d'autrui - qu'incrimine L'Ecole païenne :



Infatué de son rêve fatigant, il voudra en infatuer et en fatiguer les autres. Il ne pensera pas à sa mère, à sa nourrice ; il déchirera ses amis, ou ne les aimera que pour leur forme ; sa mère, s'il en a une, il la méprisera et l'avilira.



L'orgueilleux est légion - poète, théologien, hachischin, peintre païen, et on en verra d'autres figures - comme sont légion ses victimes qu'il emporte en sa chute. Nuit du monde : « Tout le chaos roula dans cette intelligence ». Ici aussi l'image est sérieuse. L'ultime démarche de la raison cultivée pour soi n'est pas de s'apercevoir que le mystère la dépasse, comme chez Pascal, mais de rendre aphasiques ses célébrants. La forme aimée pour la forme s'achève en informe. Il arrive au docteur, et au monde que son langage a informé, ce qu'il accomplit symboliquement sur le fotus. D'où encore l'image suivante : « Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence ». A moins de supposer que Baudelaire accumule les images pour la forme - quand il soupçonne la forme -, il faut mesurer la signification politique et religieuse de cette image. Outre l'analogie entre intelligence et temple, la métaphore dit l'effondrement du lien social ordonné par le temple, donc la fin de la communauté humaine. « Ordre » et « opulence », signifient que la structure et la richesse de la collectivité disparaissent avec le coupable. « Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui » : ce dernier symbole connote la beauté maintenant ruinée. Au total, les différents plans de l'expérience humaine s'écroulent ensemble, rassemblés dans leur commun désastre par un groupe d'images comparable en puissance synthétique aux plus hauts discours shakespeariens. L'individu séparé (avec sa « raison »), la nature extérieure (avec « ce soleil »), le cosmos en général (avec « le chaos »), l'ordre politico-religieux (avec « temple »), lui-même considéré en ses aspects économiques (« opulence ») et esthétiques (« plafonds »), - tout cela d'un coup est perdu par l'orgueil. C'est l'étant tout entier, dans sa diversité et son unité, qui n'est plus.



4. Le caveau et « Le Mauvais Moine »



Occupant la place de la raison, « Le silence et la nuit s'installèrent en lui ». Ce changement d'occupants définit l'occupé comme une place vide ' : « un caveau dont la clef est perdue ». Comme un même signe, en sa virtualité métaphorique, renvoie à des référents divers selon ses emplois, le blasphémateur est le signe tantôt de la raison, tantôt du silence. « Caveau » est la métaphore de cette indifférence aux contenus. L'image rassemble deux intuitions. D'une part l'idolâtre des formes s'étant modelé sur elles n'est plus qu'une forme, le dévot de la rhétorique s'étant identifié au discours n'est plus qu'une métaphore de celui-ci, une métaphore des métaphores. D'autre part les contenus qu'il véhicule chassent la personne qu'il devrait être : il n'y a plus même un cadavre dans ce caveau, mais le silence et la nuit. Forme, évidé et évincé par sa forme, le docteur est le cimetière du langage, grandi des sépultures de ceux qu'il a réduits à ses figures. C'est l'étant entier qu'il englobe en son tombeau, signe des signes, mais l'étant devenu « nuit » et « silence » par l'ordre du discours. On pense à « Spleen » (LXXVI) : « Je suis un cimetière abhorré de la lune »2. Caveau, la forme que l'orgueilleux est devenu est close sur le vide qu'elle a fait de tout. « Châtiment de l'orgueil » donne ici une critique du « Mauvais Moine ». Il faut lire dans sa clef ce sonnet, dont voici le premier tercet :



- Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite.

Depuis l'éternité je parcours et j'habite ;

Rien n'embellit les murs de ce cloître odieux.



Le « cloître » emmurant le poète métaphorise le langage dont il est le célébrant. Par opposition aux « cloîtres anciens » (v. 1), cet édifice est « odieux ». Eux s'ouvraient en effet sur la « sainte Vérité » (v. 2), lui se ferme sur lui-même. Car les moines, autrefois, n'avaient pas d'orgueil : ils glorifiaient la mort « avec simplicité » (v. 8), sans préférer leur culte à la personne du Christ dont « florissaient les semailles » (v. 5), ni aux autres de la communauté vivant ensemble en cénobites'1. Le poète de la première postulation, au contraire, s'idolâtre comme le blasphémateur et n'a de cénobite que le nom : « mauvais » cénobite. Parce qu'il se sépare de ses frères et s'isole dans sa forme, celle-ci n'est plus l'espace communautaire où célébrer une vérité qui la transcende, la justifie, mais un modèle absolutisé auquel il se conforme, une idole qu'il substitue au respect. Aussi devient-il « tombeau », lui aussi, métaphore des métaphores sacrifiant les êtres. Le tombeau est le signe où la personne a été abolie. Le mauvais moine s'identifie comme le docteur à cette forme idolâtrée : il habite et parcourt son « âme » devenue langage, spectre errant dans la clôture de son mythe. Pour le dire avec « Châtiment de l'orgueil », il est le silence de la forme régnant seule. « Châtiment de l'orgueil » permet ainsi de développer le sens de la contradiction : mauvais cénobite ; on peut même supposer qu'il fut écrit pour clarifier cette contradiction, pour résoudre l'énigme que « Le Mauvais Moine » semble être resté aux yeux de son auteur3, et pour répondre à cette question sans réponse, du second tercet :



O moine fainéant ! quand saurai-je donc faire

Du spectacle vivant de ma triste misère

Le travail de mes mains et l'amour de mes yeux ?



Question du narcissisme posée à lui-même. Le moine crispé sur sa solitude entend ouvrer avec elle, et avec elle seulement, hypostasiée en contemplation délectable. De sa triste misère, le moi insoucieux des autres a construit un « spectacle », une image, dont il veut faire « l'amour de [ses] yeux », soit un monde autonome, séparé du temps et de l'espace, un miroir où s'adorer.



La formule interrogative terminant le sonnet atteste l'impuissance baudelairienne devant ce projet, et le doute qu'il aboutisse, mais ne contient pas de quoi en soupçonner l'orgueil. C'est pourtant l'orgueil qui se propose ce projet, qui entend dresser en absolu sa solitude et sa tristesse. La différence entre le poète de la première postulation et les anciens moines ne tient pas tant à leur époque respective (celle de la croyance établie pour ceux-ci, celle de l'absence de réfèrent divin pour celui-là), qu'à leur manière d'envisager la mort. Les cénobites authentiques, en la glorifiant avec simplicité, la maintiennent devant eux comme un mystère qui les dépasse et les relie. Le mauvais cénobite, faute de simplicité, s'identifie à elle et prétend en incarner le mystère : il rompt, du coup, la relation interhumaine. Son impuissance résulte de son ambition d'englober la mort dans la forme du moi ', et de sortir, par là, de la communauté des autres. Sa question se traduit ainsi : quand saurai-je donc faire de ma mort intériorisée un beau spectacle pour moi-même ? Quand saurai-je dresser - dans quel temps et quel monde - la forme idéale de mon refus du temps et du monde ? « Châtiment de l'orgueil » répond à cette question en en récusant la nécessité : le travail du mauvais moine s'achèvera dans sa mort - réelle celle-ci, non pas mentale - quand le silence et la nuit s'installeront à sa place. Son ouvre sera faite quand lui-même ne sera plus, supprimé par elle. La beauté du spectacle sera celle du caveau - d'orgueil - substitué à la personne.

« Châtiment de l'orgueil », on le voit, est un plus grand poème que « Le Mauvais Moine ». En dépit de sa prosodie moins belle, sinon parce qu'elle est moins belle. « Le Mauvais Moine » est le poème d'un orgueilleux qui doute, certes, de son orgueil (d'où sa question finalE) mais qui se fie à lui pour le comprendre (d'où son incapacité de sortir de sa questioN). « Châtiment de l'orgueil » est le poème d'un orgueilleux qui réfléchit sur son orgueil, et le comprend. Aussi bien « Le Mauvais Moine » est l'expression du moi seul, n'évoquant les anciens cénobites, dans les quatrains, que pour mieux retomber, dans les tercets, sur lui-même, sur l'obsession et la captivité du moi. Le poète de « Châtiment de l'orgueil » prend la mesure du moi en s'objectivant dans l'apostat, il se distancie de son hybris, qu'il interprète par le destin d'un autre. Ou encore : « Le Mauvais Moine » exprime la première postulation, quand « Châtiment de l'orgueil » la médite, depuis la seconde. Ou encore : « Châtiment de l'orgueil » rapportant l'aventure du blasphémateur s'intéresse d'abord à celui-ci, comme à quelqu'un. Poème plus grand veut dire : plus savant et plus sage, par le savoir et la sagesse de l'attention à autrui.



5. La musique du pardon et « Don Juan aux enfers »



Dans les cinq derniers vers cette attention à autrui s'intensifie jusqu'à la compassion. Nous voici à notre remarque préliminaire.

La dernière phrase séparée par un espace dans l'édition de 1868 fait entendre une musique non réductible aux analyses de la prosodie et de la syntaxe, une mélodie plutôt qu'une harmonie1, aussi improbable que l'amour. Le récit se poursuit dans cet adagio final, accompagnant son personnage au-delà du châtiment. Récit de sympathie, don de soi du poète à l'apostat. Récit ainsi d'une relation plus haute que celle qu'établit le seul fait de relater. Relation à autrui, par le récit, qui transcende son récit. « Dès lors », à l'ouverture de la phrase, marque un seuil. Ce qui dès lors advint à l'idéologue fit suite au désastre de sa raison, toute faute et toute punition accomplies : ce fut la longueur de la peine. Notons ici les deux seuls verbes du poème à l'imparfait : « il s'en allait sans rien voir », « Il faisait des enfants la joie et la risée ». Imparfaits duratifs, pour l'exposition sans issue à la douleur, l'irrémissible souffrance. A ce malheur, Baudelaire se reconnaît. Ce qui, dès lors, advint au-delà du châtiment, au-delà même de la peine, c'est l'occasion donnée de compatir à cette dernière, et de pardonner au coupable. La musique des cinq derniers vers n'est justiciable d'aucune stylistique ni d'aucune sémiologie, étant la musique du pardon.

Ecoutons autant que possible le pardon baudelairien. Le docteur après la catastrophe - après l'aphasie - « fut semblable aux bêtes de la rue ». Nous repensons à la lettre de 1862 - bien après le poème et juste avant Bruxelles - à Mme Aupick : « Cependant les animaux n'ont pas de livres, pas de philosophie, pas de religion ; donc, pas d'honneur. Ils sont donc moins coupables »2. Intellectuellement mort, le docteur devenu semblable aux bêtes, retourné en deçà du langage, soudain est innocent. Privé de ses livres, sans philosophie et sans religion - un apostat -, il ressemble désormais, tombé de l'arbre du péché, à ce « fotus » qu'il méprisait naguère, à cette existence d'avant la faute et qui demande qu'on la protège. En outre : « Il faisait des enfants la joie et la risée ». Admirable vers, fixant en mémoire encore une scène sacrificielle, toujours la même. Le tyran des cours que sa prédication forçait, se retrouve victime. Le renégat de l'enfance de Jésus est renié par l'enfance. Deux significations se dégagent de ce dernier vers. D'une part le péché du langage sur lequel l'apostat a tant misé répand son mal universellement et atteint même les enfants. Ceux-ci, « Satans en herbe » ', persécutent leur victime comme elle les persécutait, et pour les mêmes raisons. C'est l'orgueil qui les meut quand ils bafouent un plus fragile qu'eux-mêmes, et c'est leur code modelé sur l'exemple du docteur qui préfère leur vengeance à la personne d'autrui. Le péché du langage en sa violence essentielle est héréditaire : le désir est grégaire. Mais d'autre part si la malédiction est universelle et contamine même les enfants, et si elle se retourne même contre qui la répandait, alors le jugement et la condamnation sont au moins inutiles. Alors l'apostat n'est différent de ses victimes qu'à un moment de leur rencontre, et ses victimes seront, à sa suite, des bourreaux, et les bourreaux deviendront des victimes. Réversibilité des positions, que le châtiment n'interrompt pas. Baudelaire comprend que châtier, c'est reproduire contre le coupable la faute dont on le châtie ; que l'orgueil est le même, venu du docteur ou des enfants, du bourreau ou des victimes. Il comprend que le pardon comprend mieux que le châtiment. Pensons aux Petites Vieilles, figures absolues pour l'amour baudelairien :



Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.



Baudelaire aime le blasphémateur comme il aime les veuves, par compassion pour quiconque existe, et cet amour constitue la seconde postulation, éthique, de sa poésie. L'image du caveau dont « la clef est perdue » s'éclaire rétrospectivement. Le caveau méta-phorise la forme prise par le culte de la forme, le parachèvement de la postulation esthétique. Et la clef métaphorise la compassion - ouvrant la forme, ranimant les êtres. Espérance de résurrection du sens dans la postulation éthique. Rimbaud dira dans le prologue d'Une Saison en enfer : « La charité est cette clef ». Les derniers vers de « Châtiment de l'orgueil » - au-delà de la fin - retrouvent la clef perdue par le prêtre, ouvrent le caveau du langage auquel son célébrant s'est identifié, et y laissent entrer la lumière du pardon, la parole. La compassion en effet parle, elle est une poétique, et le pardon qu'elle donne s'exprime dans les mots, qui en deviennent musique. Le récit d'au-delà du châtiment appartient au poème dont il accepte la forme. Comme Pluton pardonnant à Clergeon lui rend son langage, la postulation éthique pardonnant à l'orgueilleux rédime les signes de la postulation esthétique. La compassion n'est pas le contraire de l'orgueil comme l'iconoclasme l'est de l'idolâtrie. Elle aussi habite, et nourrit, l'arbre des mots, mais qu'elle ploie vers autrui. C'est redire qu'elle développe

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Charles Baudelaire
(1821 - 1867)
 
  Charles Baudelaire - Portrait  
 
Portrait de Charles Baudelaire

Biographie

Charles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br

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