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Jules Laforgue



Discours a madame de la sabliere - Fable


Fable / Poémes d'Jules Laforgue





Iris, je vous louerois : il n'est que trop aisé;
Mais vous avez cent fois notre encens refusé,
En cela peu semblable au reste des mortelles,
Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles.
Pas une ne s'endort à ce bruit si flatteur,
Je ne les blâme point; je souffre cette humeur :
Elle est commune aux
Dieux, aux monarques, aux bel-Iles.
Ce breuvage vanté par le peuple rimeur,
Le nectar que l'on sert au maître du tonnerre,
Et dont nous enivrons tous les dieux de la terre,
C'est la louange,
Iris.
Vous ne la goûtez point;
D'autres propos chez vous récompensent ce point :

Propos, agréables commerces,
Où le hasard fournit cent matières diverses,

Jusque-là qu'en votre entretien
La bagatelle a part : le monde n'en croit rien.

Laissons le monde et sa croyance.

La bagatelle, la science,
Les chimères, le rien, tout est "bon; je soutiens

Qu'il faut de tout aux entretiens :
C'est un parterre où
Flore épand ses biens;
Sur différentes fleurs l'abeille s'y repose,

Et fait du miel de toute chose.
Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais
Qu'en ces fables aussi j'entremêle des traits

De certaine philosophie.

Subtile, engageante, et hardie.
On l'appelle nouvelle : en avez-vous ou non



Ouï parler?
Ils disent donc
Que la bête est une machine;
Qu'en elle tout se fait sans choix et par ressorts :
Nul sentiment, point d'âme; en elle tout est corps.

Telle est la montre qui chemine
A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.

Ouvrez-la, lise/ dans son sein :
Mainte roue y tient lieu de tout l'esprit du monde;

La première y meut la seconde;
Une troisième suit : elle sonne à la fin.
Au dire de ces gens, la bête est toute telle : «
L'objet la frappe en un endroit;
Ce lieu frappé s'en va tout droit,
Selon nous, au voisin en porter la nouvelle.
Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit.
L'impression se fait. »
Mais comment se fait-elle?
Selon eux, par nécessité,
Sans passion, sans volonté :
L'animal se sent agité
De mouvements que le vulgaire appelle
Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle,

Ou quelque autre de ces états.
Mais ce n'est point cela : ne vous y trompez pas. -
Qu'est-ce donc? -
Une montre. -
Et nous? -
C'est autre
Voici de la façon que
Descaries l'expose, [chose.

Descartes, ce mortel doni on eût fait un dieu

Chez les païens, et qui tient le milieu
Entre l'homme et l'esprit, comme entre l'huître et

[l'homme
Le dent tel de nos gens, franche bête de somme :
Voici, dis-je comment raisonne cet auteur : «
Sur tous les animaux, enfants du
Créateur,
J'ai le don de penser; et je sais que je pense; »
Or vous savez,
Iris, de certaine science,

Que, quand la bête penseroit,

La bête ne rénechiroit



Sur l'objet ni sur sa pensée.
Descartes va plus loin, et soutient nettement

Qu'elle ne pense nullement.

Vous n'êtes point embarrassée
De le croire; ni moi.

Cependant, quand aux bois

Le bruit des cors, celui des voix,
N'a donné nul relâche à la fuyante proie.

Qu'en vain elle a mis ses efforts

A confondre et brouiller la voie.
L'animal chargé d'ans, vieux cerf, et de dix cors,
En suppose un plus jeune, et l'oblige par force
A présenter aux chiens une nouvelle amorce.
Que de raisonnements pour conserver ses jours!
Le retour sur ses pas, les malices, les tours,

Et le change, et cent stratagèmes
Dignes des plus grands chefs, dignes d'un meilleur sort!

On le déchire après sa mort :

Ce sont tous ses honneurs suprêmes.

Quand la
Perdrix

Voit ses petits
En danger, et n'ayant qu'une plume nouvelle
Qui ne peut fuir encor par les airs le trépas,
Elle fait la blessée, et va, traînant de l'aile,
Attirant le
Chasseur et le
Chien sur ses pas,
Détourne le danger, sauve ainsi sa famille;
Et puis, quand le
Chasseur croit que son
Chien la pille,
Elle lui dit adieu, prend sa volée, et rit
De l'Homme qui, confus, des yeux en vain la suit.

Non loin du
Nord il est un monde
Où l'on sait que les habitants
Vivent, ainsi qu'aux premiers temps,
Dans une ignorance profonde :
Je parle des humains; car, quant aux animaux.



Ils y construisent des travaux
Qui des torrents grossis arrêtent le ravage
Et font communiquer l'un et l'autre rivage,
L'édifice résiste, et dure en son entier :
Après un lit de bois est un lit de mortier.
Chaque castor agit : commune en est la tâche;
Le vieux y fait marcher le jeune sans relâche;
Maint maître d'ouvre y court, et tient haut le bâton.

La république de
Platon

Ne seroit rien que l'apprentie

De cette famille amphibie.
Ils savent en hiver élever leurs maisons,

Passent les étangs sur des ponts,

Fruit de leur art, savant ouvrage;

Et nos pareils ont beau le voir,

Jusqu'à présent tout leur savoir

Est de passer l'onde à la nage.
Que ces castors ne soient qu'un corps vuide d'esprit,
Jamais on ne pourra m'obliger à le croire;
Mais voici beaucoup plus; écoutez ce récit,

Que je tiens d'un roi plein de gloire.
Le défenseur du
Nord vous sera mon garant :
Je vais citer un prince aimé de la
Victoire;
Son nom seul est un mur à l'empire ottoman :
C'est le roi polonois.
Jamais un roi ne ment.

Il dit donc que, sur sa frontière,
Des animaux entre eux ont guerre de tout temps :
Le sang qui se transmet des pères aux enfants

En renouvelle la matière.
Ces animaux, dit-il, sont germains du renard.

Jamais la guerre avec tant d'art

Ne s'est faite parmi les hommes,

Non pas même au siècle où nous sommes.
Corps de garde avancé, vedettes, espions,
Embuscades, partis, et mille inventions
D'une pernicieuse et maudite science,



Fille du
Styx, et mère des héros,

Exercent de ces animaux

Le bon sens et l'expérience.
Pour chanter leurs combats,
I'Achéron nous devroit

Rendre
Homère.
Ah! s'il le rendoit,
Et qu'il rendît aussi le rival d'Épicure,
Que diroit ce dernier sur ces exemples-ci?
Ce que j'ai déjà dit : qu'aux bêtes la nature
Peut par les seuls ressorts opérer tout ceci;

Que la mémoire est corporelle;
Et que, pour en venir aux exemples divers

Que j'ai mis en jour dans ces vers,

L'animal n'a besoin que d'elle.
L'objet, lorsqu'il revient, va dans son magasin

Chercher, par le même chemin.

L'image auparavant tracée,
Qui sur les mêmes pas revient pareillement.

Sans le secours de la pensée.

Causer un même événement.

Nous agissons tout autrement :

La volonté nous détermine,
Non l'objet, ni l'instinct.
Je parle, je chemine :

Je sens en moi certain agent;

Tout obéit dans ma machine

A ce principe intelligent.
Il est distinct du corps, se conçoit nettement,

Se conçoit mieux que le corps même :
De tous nos mouvements c'est l'arbitre suprême.

Mais comment le corps l'entend-il?

C'est là le point.
Je vois l'outil
Obéir à la main; mais la main, qui la guide?
En! qui guide les deux et leur course rapide ?
Quelque ange est attaché peut-être à ces grands corps.
Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts;
L'impression se fait : le moyen, je l'ignore :
On ne l'apprend qu'au sein de la
Divinité;



Et, s'il faut en parler avec sincérité,

Descartes l'ignoroit encore.
Nous et lui là-dessus nous sommes tous égaux :
Ce que je sais,
Iris, c'est qu'en ces animaux

Dont je viens de citer l'exemple,
Cet esprit n'agit pas : l'homme seul est son temple.
Aussi faut-il donner à l'animal un point.

Que la plante, après tout, n'a point :

Cependant la plante respire.
Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire?

LES
DEUX
RATS,
LE
RENARD
ET
L'OEUF

Deux
Rats cherchoient leur vie; ils trouvèrent un ouf.

Le dîné suffisoit à gens de cette espèce :

Il n'étoit pas besoin qu'ils trouvassent un bouf.

Pleins d'appétit et d'allégresse,
Ils alloient de leur ouf manger chacun sa part.
Quand un quidam parut : c'étoit maître
Renard.

Rencontre incommode et fâcheuse :
Car comment sauver l'ouf?
Le bien empaqueter,
Puis des pieds de devant ensemble le porter,

Ou le rouler, ou le traîner :
C'étoit chose impossible autant que hasardeuse.

Nécessité l'ingénieuse

Leur fournit une invention.
Comme ils pouvoient gagner leur habitation,
L'écornifleur étant à demi-quart de lieue,
L'un se mit sur le dos, prit l'ouf entre ses bras,
Puis, malgré quelques heurts et quelques mauvais pas,

L'autre le traîna par la queue.
Qu'on m'aille soutenir, après un tel récit.

Que les bêtes n'ont point d'esprit!

Pour moi, si j'en étois le maître.
Je leur en donnerois aussi bien qu'aux enfants.
Ceux-ci pensent-ils pas dès leurs plus jeunes ans?



Quelqu'un peut donc penser ne se pouvant connoître.

Par un exemple tout égal,

J'attribuerois à l'animal,
Non point une raison selon notre manière.
Mais beaucoup plus aussi qu'un aveugle ressort :
Je subtiliserois un morceau de matière.
Que l'on ne pourroit plus concevoir sans effort.
Quintessence d'atome, extrait de la lumière,
Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encor
Que le feu; car enfin, si le bois fait la flamme,
La flamme, en s'épurant, peut-elle pas de l'âme
Nous donner quelque idée? et sort-il pas de l'or
Des entrailles du plomb?
Je rendrois mon ouvrage
Capable de sentir, juger, rien davantage.

Et juger imparfaitement.
Sans qu'un singe jamais fît le moindre argument.

A l'égard de nous autres hommes,
Je ferois notre lot infiniment plus fort;

Nous aurions un double trésor :
L'un, cette âme pareille en tous tant que nous sommes,

Sages, fous, enfants, idiots,
Hôtes de l'univers, sous le nom d'animaux;
L'autre, encore une autre âme, entre nous et les anges

Commune en un certain degré :

Et ce trésor à part créé
Suivrait parmi les airs les célestes phalanges,
Entrerait dans un point sans en être pressé,
Ne finirait jamais, quoique ayant commencé :

Choses réelles, quoique étranges.

Tant que l'enfance dureroit,
Cette fille du
Ciel en nous ne paraîtrait

Qu'une tendre et foible lumière :
L'organe étant plus fort, la raison perceroit

Les ténèbres de la matière.

Qui toujours envelopperait

L'autre âme imparfaite et grossière.



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Jules Laforgue
(1860 - 1887)
 
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Biographie jules laforgue

«Pendant une période de vie très modeste dans sa famille, vie devenue dure avec les soucis d'argent, Jules Laforgue, né à Montevideo, en 1860, sentit s'éveiller son esprit aux chefs-d'ouvres des Musées de Paris et aux longues lectures dans le jardin du Luxembourg; il aima d'abord Taine, Renan, Huysmans, puis alla vers Bourget, dont l'analyse inquiète et naïve l'attirait. Son ambition de la vingtiè

Orientation bibliographique / Ouvres

L'art de Laforgue occupe une place unique dans la poésie française. En effet, on retrouve chez lui une fusion rare entre l'expression de la mélancolie la plus vive et un ton ironique, parfois trivial (comme dans La Chanson du petit hypertrophique) qui, sous d'autres plumes, serait tombé dans le prosaïsme. Parfois aussi, lorsque Laforgue évoque des sujets aussi graves que la question du libre arbit

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