Jules Laforgue |
Un Marchand grec en certaine contrée Faisoit trafic. Un Bassa l'appuyoit; De quoi le Grec en Bassa le payoit, Non en Marchand : tant c'est chère denrée Qu'un protecteur. Celui-ci coûtoit tant, Que notre Grec s'alloit partout plaignant. Trois autres Turcs, d'un rang moindre en puissance, Lui vont offrir leur support en commun. Eux trois vouloient moins de reconnoissance Qu'à ce Marchand il n'en coûtoit pour un. Le Grec écoute; avec eux il s'engage; Et le Bassa du tout est averti : Même on lui dit qu'il jouera, s'il est sage, A ces gens-là quelque méchant parti, Les prévenant, les chargeant d'un message Pour Mahomet, droit en son paradis. Et sans tarder; sinon ces gens unis Le préviendront, bien certains qu'à la ronde Il a des gens tout prêts pour le venger : Quelque poison l'envoira protéger Les trafiquants qui sont en l'autre monde. Sur cet avis le Turc se comporta Comme Alexandre; et, plein de confiance, Chez le Marchand tout droit il s'en alla, Se mit à table. On vit tant d'assurance En ses discours et dans tout son maintien, Qu'on ne crut point qu'il se doutât de rien. « Ami, dit-il, je sais que tu me quittes; Même l'on veut que j en craigne les suites; Mais je te crois un trop homme de bien; Tu n'as point l'air d'un donneur de breuvage. Je n'en dis pas là-dessus davantage. Quant à ces gens qui pensent t'appuyer, Écoute-moi : sans tant de dialogue Et de raisons qui pourraient t'ennuyer, Je ne te veux conter qu'un apologue. Il étoit un Berger, son Chien et son troupeau. Quelqu'un lui demanda ce qu'il prétendoit faire D'un Dogue de qui l'ordinaire Étoit un pain entier. Il falloit bien et beau Donner cet animal au seigneur du village. Lui, Berger, pour plus de ménage, Auroit deux ou trois màtineaux. Qui, lui dépensant moins, veillcroient aux troupeaux Bien mieux que cette bête seule. Il mangeoit plus que trois; mais on ne disoit pas Qu'il avoit aussi triple gueule Quand les loups livroient des combats. Le Berger s'en défait; il prend trois chiens de taille A lui dépenser moins, mais à fuir la bataille. Le troupeau s'en sentit; et tu te sentiras Du choix de semblable canaille. Si tu fais bien, tu reviendras à moi. » Le Grec le crut. Ceci montre aux provinces Que, tout compté, mieux vaut, en bonne foi, S'abandonner à quelque puissant roi, Que s'appuyer de plusieurs petits princes. |
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Jules Laforgue (1860 - 1887) |
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Portrait de Jules Laforgue | |||||||||
Biographie jules laforgue«Pendant une période de vie très modeste dans sa famille, vie devenue dure avec les soucis d'argent, Jules Laforgue, né à Montevideo, en 1860, sentit s'éveiller son esprit aux chefs-d'ouvres des Musées de Paris et aux longues lectures dans le jardin du Luxembourg; il aima d'abord Taine, Renan, Huysmans, puis alla vers Bourget, dont l'analyse inquiète et naïve l'attirait. Son ambition de la vingtiè Orientation bibliographique / OuvresL'art de Laforgue occupe une place unique dans la poésie française. En effet, on retrouve chez lui une fusion rare entre l'expression de la mélancolie la plus vive et un ton ironique, parfois trivial (comme dans La Chanson du petit hypertrophique) qui, sous d'autres plumes, serait tombé dans le prosaïsme. Parfois aussi, lorsque Laforgue évoque des sujets aussi graves que la question du libre arbit |
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