Jules Laforgue |
Deux démons à leur gré partagent notre vie, Et de son patrimoine ont chassé la raison; Je ne vois point de cour qui ne leur sacrifie : Si vous me demandez leur état et leur nom, J'appelle l'un Amour, et l'autre Ambition. Cette dernière étend le plus loin son empire; Car même elle entre dans l'amour. Je le ferois bien voir; mais mon but est de dire Comme un Roi fit venir un Berger à sa cour. Le conte est du bon temps, non du siècle où nous [sommes. Ce Roi vit un troupeau qui couvrait tous les champs. Bien broutant, en bon corps, rapportant tous les ans, Grâce aux soins du Berger, de très-notables sommes. Le Berger plut au Roi par ces soins diligents. « Tu mérites, dit-il, d'être pasteur de gens : Laisse là tes moutons, viens conduire des hommes; Je te fais juge souverain. » Voilà notre Berger la balance à la main. Quoiqu'il n'eût guère vu d'autres gens qu'un Ermite, Son troupeau, ses mâtins, le loup, et puis c'est tout, Il avoit du bon sens; le reste vient ensuite : Bref, il en vint fort bien à bout. L'Ermite son voisin accourut pour lui dire : « Veillé-je? et n'est-ce point un songe que je vois? Vous, favori! vous, grand! Défiez-vous des rois; Leur faveur est glissante : on s'y trompe; et le pire C'est qu'il en coûte cher : de pareilles erreurs Ne produisent jamais que d'illustres malheurs. Vous ne connoisse/ pas l'attrait qui vous engage : Je vous parle en ami; craignez tout. » L'autre rit, Et notre Ermite poursuivit : « Voyez combien déjà la cour vous rend peu sage. Je crois voir cet Aveugle à qui, dans un voyage, Un Serpent engourdi de froid Vint s'offrir sous la main : il le prit pour un fouet; Le sien s'étoit perdu, tombant de sa ceinture. Il rendoit grâce au Ciel de l'heureuse aventure, Quand un passant cria : « Que tenez-vous, ô Dieux! « Jetez cet animal traître et pernicieux, « Ce Serpent. - C'est un fouet. - C'est un Serpent, vous [dis-je. « A me tant tourmenter quel intérêt m'oblige? « Prétendez-vous garder ce trésor? - Pourquoi non? « Mon fouet étoit usé; j'en retrouve un fort bon : « Vous n'en parlez que par envie. » L'Aveugle enfin ne le crut pas; Il en perdit bientôt la vie : L'animal dégourdi piqua son homme au bras. Quant à vous, j'ose vous prédire Qu'il vous arrivera quelque chose de pire. - Eh! que me sauroit-il arriver que la mort? - Mille dégoûts viendront », dit le prophète Ermite. Il en vint en effet; l'Ermite n'eut pas tort. Mainte peste de cour fit tant, par maint ressort. Que la candeur du juge, ainsi que son mérite. Furent suspects au Prince. On cabale, on suscite Accusateurs, et gens grevés par ses arrêts : « De nos biens, dirent-ils, il s'est fait un palais. » Le Prince voulut voir ces richesses immenses. Il ne trouva partout que médiocrité, Louanges du désert et de la pauvreté : C'étoient là ses magnificences. « Son fait, dit-on, consiste en des pierres de prix : Un grand coffre en est plein, fermé de dix serrures. » Lui-même ouvrit ce coffre, et rendit bien surpris Tous les machineurs d'impostures. Le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux, L'habit d'un gardeur de troupeaux, Petit chapeau, jupon, panetière, houlette. Et, je pense, aussi sa musette. « Doux trésors, ce dit-il, chers gages, qui jamais N'attirâtes sur vous l'envie et le mensonge, Je vous reprends : sortons de ces riches palais Comme l'on sortiroit d'un songe! Sire, pardonnez-moi cette exclamation : J'avois prévu ma chute en montant sur le faîte. Je m'y suis trop complu; mais qui n'a dans la tête Un petit grain d'ambition? » |
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Jules Laforgue (1860 - 1887) |
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Portrait de Jules Laforgue | |||||||||
Biographie jules laforgue«Pendant une période de vie très modeste dans sa famille, vie devenue dure avec les soucis d'argent, Jules Laforgue, né à Montevideo, en 1860, sentit s'éveiller son esprit aux chefs-d'ouvres des Musées de Paris et aux longues lectures dans le jardin du Luxembourg; il aima d'abord Taine, Renan, Huysmans, puis alla vers Bourget, dont l'analyse inquiète et naïve l'attirait. Son ambition de la vingtiè Orientation bibliographique / OuvresL'art de Laforgue occupe une place unique dans la poésie française. En effet, on retrouve chez lui une fusion rare entre l'expression de la mélancolie la plus vive et un ton ironique, parfois trivial (comme dans La Chanson du petit hypertrophique) qui, sous d'autres plumes, serait tombé dans le prosaïsme. Parfois aussi, lorsque Laforgue évoque des sujets aussi graves que la question du libre arbit |
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