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Jules Laforgue



Le depositaire infidele - Fable


Fable / Poémes d'Jules Laforgue





Grâce aux
Filles de
Mémoire,

J'ai chanté des animaux;

Peut-être d'autres héros

M'auroient acquis moins de gloire.

Le
Loup, en langue des
Dieux,

Parle au
Chien dans mes ouvrages;

Les bêtes, à qui mieux mieux,

Y font divers personnages,

Les uns fous, les autres sages :

De telle sorte pourtant

Que les fous vont l'emportant;

La mesure en est plus pleine.

Je mets aussi sur la scène

Des trompeurs, des scélérats,

Des tyrans et des ingrats,

Mainte imprudente pécore,

Force sots, force flatteurs;

Je pourrois y joindre encore

Des légions de menteurs :

Tout homme ment, dit le
Sage.

S'il n'y mettoit seulement

Que les gens du bas étage,

On pourroit aucunement

Souffrir ce défaut aux hommes;

Mais que tous tant que nous sommes

Nous mentions, grand et petit,
Si quelque autre l'avoit dit,
Je soutiendrois le contraire.
Et même qui mentiroit
Comme Ésope et comme
Homère,
Un vrai menteur ne seroit :
Le doux charme de maint songe
Par leur bel art inventé,
Sous les habits du mensonge
Nous offre la vérité.
L'un et l'autre a fait un livre
Que je tiens digne de vivre
Sans fin, et plus, s'il se peut.
Comme eux ne ment pas qui veut.
Mais mentir comme sut faire
Un certain dépositaire,
Payé par son propre mot,
Est d'un méchant et d'un sot.
Voici le fait :

Un
Trafiquant de
Perse,

Chez son
Voisin, s'en allant en commerce.

Mit en dépôt un cent de fer un jour.

«
Mon fer? dit-il, quand il fut de retour.

-
Votre fer? il n'est plus : j'ai regret de vous dire

Qu'un rat l'a mangé tout entier.
J'en ai grondé mes gens; mais qu'y faire? un grenier
A toujours quelque trou. »
Le
Trafiquant admire
Un tel prodige, et feint de le croire pourtant.
Au bout de quelques jours il détourne l'enfant
Du perfide
Voisin; puis à souper convie
Le
Père, qui s'excuse, et lui dit en pleurant : «
Dispensez-moi, je vous supplie;
Tous plaisirs pour moi sont perdus.
J'aimois un fils plus que ma vie;
Je n'ai que lui; que dis-je? hélas! je ne l'ai plus.



On me l'a dérobé : plaignez mon infortune. »

Le
Marchand repartit : «
Hier au soir, sur la brune,

Un chat-huant s'en vint votre fils enlever;

Vers un vieux bâtiment je le lui vis porter. »

Le
Père dit : «
Comment voulez-vous que je croie

Qu'un hibou pût jamais emporter cette proie?

Mon fils en un besoin eût pris le chat-huant.

-
Je ne vous dirai point, reprit l'autre, comment;
Mais enfin je l'ai vu, vu de mes yeux, vous dis-je,

Et ne vois rien qui vous oblige
D'en douter un moment après ce que je dis.

Faut-il que vous trouviez étrange

Que les chats-huants d'un pays
Où le quintal de fer par un seul rat se mange,
Enlèvent un garçon pesant un demi-cent? »
L'autre vit où tendoit cette feinte aventure :

Il rendit le fer au
Marchand,

Qui lui rendit sa géniture.

Même dispute avint entre deux voyageurs.

L'un d'eux étoit de ces conteurs
Qui n'ont jamais rien vu qu'avec un microscope;
Tout est géant chez eux : écoutez-les, l'Europe,
Comme l'Afrique, aura des monstres à foison.
Celui-ci se croyoit l'hyperbole permise. «
J'ai vu, dit-il, un chou plus grand qu'une maison.

-
Et moi, dit l'autre, un pot aussi grand qu'une église. »
Le premier se moquani, l'autre reprit : «
Tout doux;

On le fit pour cuire vos choux. »

L'homme au pot fut plaisant; l'homme au fer fut habile.
Quand l'absurde est outré, l'on lui fait trop d'honneur
De vouloir par raison combattre son erreur :
Enchérir est plus court, sans s'échauffer la bile.



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Jules Laforgue
(1860 - 1887)
 
  Jules Laforgue - Portrait  
 
Portrait de Jules Laforgue

Biographie jules laforgue

«Pendant une période de vie très modeste dans sa famille, vie devenue dure avec les soucis d'argent, Jules Laforgue, né à Montevideo, en 1860, sentit s'éveiller son esprit aux chefs-d'ouvres des Musées de Paris et aux longues lectures dans le jardin du Luxembourg; il aima d'abord Taine, Renan, Huysmans, puis alla vers Bourget, dont l'analyse inquiète et naïve l'attirait. Son ambition de la vingtiè

Orientation bibliographique / Ouvres

L'art de Laforgue occupe une place unique dans la poésie française. En effet, on retrouve chez lui une fusion rare entre l'expression de la mélancolie la plus vive et un ton ironique, parfois trivial (comme dans La Chanson du petit hypertrophique) qui, sous d'autres plumes, serait tombé dans le prosaïsme. Parfois aussi, lorsque Laforgue évoque des sujets aussi graves que la question du libre arbit

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