Jules Laforgue |
Le Lion, pour bien gouverner, Voulant apprendre la morale, Se fit, un beau jour, amener Le Singe, maître es arts chez la gent animale. La première leçon que donna le régent Fut celle-ci : « Grand Roi, pour régner sagement, Il faut que tout prince préfère Le zèle de l'Etat à certain mouvement Qu'on appelle communément - Amour-propre; car c'est le père, C'est l'auteur de tous les défauts Que l'on remarque aux animaux. Vouloir que de tout point ce sentiment vous quitte, Ce n'est pas chose si petite Qu'on en vienne à bout en un jour : C'est beaucoup de pouvoir modérer cet amour. Par là, votre personne auguste N'admettra jamais rien en soi De ridicule ni d'injuste. - Donne-moi, repartit le Roi, Des exemples de l'un et l'autre. - Toute espèce, dit le docteur, Et je commence par la nôtre, Toute profession s'estime dans son cour. Traite les autres d'ignorantes, Les qualifie impertinentes; Et semblables discours qui ne nous coûtent rien. L'amour-propre, au rebours, fait qu'au degré suprême On porte ses pareils; car c'est un bon moyen De s'élever aussi soi-même. De tout ce que dessus j'argumente très-bien Qu'ici-bas maint talent n'est que pure grimace. Cabale, et certain art de se faire valoir. Mieux su des ignorants que des gens de savoir. L'autre jour, suivant à la trace Deux Anes qui, prenant tour à tour l'encensoir, Se louoient tour à tour, comme c'est la manière, J'ouïs que l'un des deux disoit à son confrère : o Seigneur, trouvez-vous pas bien injuste et bien sot « L'homme, cet animal si parfait? Il profane « Notre auguste nom, traitant d'âne « Quiconque est ignorant, d'esprit lourd, idiot : « Il abuse encore d'un mot, « Et traite notre rire et nos discours de braire. « Les humains sont plaisants de prétendre exceller « Par-dessus nous! Non, non; c'est à vous de parler, « A leurs orateurs de se taire : « Voilà les vrais braillards. Mais laissons là ces gens : « Vous m'entendez, je vous entends; « Il suffit. Et quant aux merveilles a Dont votre divin chant vient frapper les oreilles, « Philomèle est, au prix, novice dans cet art : « Vous surpassez Lambert. » L'autre Baudet repart : « Seigneur, j'admire en vous des qualités pareilles. » Ces Anes, non contents de s'être ainsi grattés, S'en allèrent dans les cités L'un l'autre se prôner : chacun d'eux croyoit faire, En prisant ses pareils, une fort bonne affaire. Prétendant que l'honneur en reviendroit sur lui. J'en connois beaucoup aujourd'hui, Non parmi les baudets, mais parmi les puissances Que le Ciel voulut mettre en de plus hauts degrés. Qui changeroient entre eux les simples Excellences, S'ils osoient, en des Majestés. J'en dis peut-être plus qu'il ne faut, et suppose Que Votre Majesté gardera le secret. Elle avoit souhaité d'apprendre quelque trait Qui lui fît voir, entre autre chose, L'amour-propre donnant du ridicule aux gens. L'injuste aura son tour : il y faut plus de temps. » Ainsi parla ce Singe. On ne m'a pas su dire S'il traita l'autre point, car il est délicat; Et notre maître es arts, qui n'étoit pas un fat, Regardoit ce Lion comme un terrible sire. |
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Jules Laforgue (1860 - 1887) |
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Portrait de Jules Laforgue | |||||||||
Biographie jules laforgue«Pendant une période de vie très modeste dans sa famille, vie devenue dure avec les soucis d'argent, Jules Laforgue, né à Montevideo, en 1860, sentit s'éveiller son esprit aux chefs-d'ouvres des Musées de Paris et aux longues lectures dans le jardin du Luxembourg; il aima d'abord Taine, Renan, Huysmans, puis alla vers Bourget, dont l'analyse inquiète et naïve l'attirait. Son ambition de la vingtiè Orientation bibliographique / OuvresL'art de Laforgue occupe une place unique dans la poésie française. En effet, on retrouve chez lui une fusion rare entre l'expression de la mélancolie la plus vive et un ton ironique, parfois trivial (comme dans La Chanson du petit hypertrophique) qui, sous d'autres plumes, serait tombé dans le prosaïsme. Parfois aussi, lorsque Laforgue évoque des sujets aussi graves que la question du libre arbit |
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