Jules Laforgue |
Fureur d'accumuler, monstre de qui les yeux Regardent comme un point tous les bienfaits des Dieux, Te combattrai-je en vain sans cesse en cet ouvrage? Quel temps demandes-tu pour suivre mes leçons? L'homme, sourd à ma voix comme à celle du sage. Ne dira-t-il jamais : « C'est assez, jouissons? » - Hâte-toi, mon ami, tu n'as pas tant à vivre. Je te rebats ce mot, car il vaut tout un livre : Jouis. - Je le ferai. - Mais quand donc? - Dès demain. - Eh! mon ami, la mort te peut prendre en chemin : Jouis dès aujourd'hui; redoute un sort semblable A celui du Chasseur et du Loup de ma fable. Le premier, de son arc, avoit mis bas un daim. Un faon de biche passe, et le voilà soudain Compagnon du défunt : tous deux gisent sur l'herbe. La proie étoit honnête, un daim avec un faon; Tout modeste chasseur en eût été content : Cependant un sanglier, monstre énorme et superbe, Tente encor notre Archer, friand de tels morceaux. Autre habitant du Styx : la Parque et ses ciseaux Avec peine y mordoient; la déesse infernale Reprit à plusieurs fois l'heure au monstre fatale. De la force du coup pourtant il s'abattit. C'étoit assez de biens. Mais quoi? rien ne remplit Les vastes appétits d'un faiseur de conquêtes. Dans le temps que le porc revient à soi, l'Archer Voit le long d'un sillon une perdrix marcher, Surcroît chétif aux autres têtes : De son arc toutefois il bande les ressorts. Le sanglier, rappelant les restes de sa vie, Vient à lui, le découd, meurt vengé sur son corps, Et la perdrix le remercie. Cette part du récit s'adresse au convoiteux : L'avare aura pour lui le reste de l'exemple. Un Loup vit, en passant, ce spectacle piteux ; « O Fortune! dit-il, je te promets un temple. Quatre corps étendus! que de biens! mais pourtant Il faut les ménager, ces rencontres sont rares. (Ainsi s'excusent les avares.) J'en aurai, dit le Loup, pour un mois, pour autant : Un, deux, trois, quatre corps, ce sont quatre semaines. Si je sais compter, toutes pleines. Commençons dans deux jours; et mangeons cependant La corde de cet arc : il faut que l'on l'ait faite De vrai boyau; l'odeur me le témoigne assez. » En disant ces mots, il se jette Sur l'arc qui se détend, et fait de la sagette Un nouveau mort : mon Loup a les boyaux percés. Je reviens à mon texte. Il faut que l'on jouisse; Témoin ces deux gloutons punis d'un sort commun : La convoitise perdit l'un; L'autre périt par l'avarice. |
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Jules Laforgue (1860 - 1887) |
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Portrait de Jules Laforgue | |||||||||
Biographie jules laforgue«Pendant une période de vie très modeste dans sa famille, vie devenue dure avec les soucis d'argent, Jules Laforgue, né à Montevideo, en 1860, sentit s'éveiller son esprit aux chefs-d'ouvres des Musées de Paris et aux longues lectures dans le jardin du Luxembourg; il aima d'abord Taine, Renan, Huysmans, puis alla vers Bourget, dont l'analyse inquiète et naïve l'attirait. Son ambition de la vingtiè Orientation bibliographique / OuvresL'art de Laforgue occupe une place unique dans la poésie française. En effet, on retrouve chez lui une fusion rare entre l'expression de la mélancolie la plus vive et un ton ironique, parfois trivial (comme dans La Chanson du petit hypertrophique) qui, sous d'autres plumes, serait tombé dans le prosaïsme. Parfois aussi, lorsque Laforgue évoque des sujets aussi graves que la question du libre arbit |
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