Jules Laforgue |
Quatre chercheurs de nouveaux mondes, Presque nus, échappés à la fureur des ondes, Un Trafiquant, un Noble, un Pâtre, un Fils de roi, Réduits au sort de Bélisaire, Demandoient aux passants de quoi Pouvoir soulager leur misère. De raconter quel sort les avoit assemblés, Quoique sous divers points tous quatre ils fussent nés, C'est un récit de longue haleine. Ils s'assirent enfin au bord d'une fontaine : Là le conseil se tint entre les pauvres gens. Le Prince s'étendit sur le malheur des grands. Le Pâtre fut d'avis qu'éloignant la pensée De leur aventure passée, Chacun fît de son mieux, et s'appliquât au soin De pourvoir au commun besoin. « La plainte, ajouta-t-il, guérit-elle son homme? Travaillons : c'est de quoi nous mener jusqu'à Rome. » Un pâtre ainsi parler! Ainsi parler; croit-on Que le Ciel n'ait donné qu'aux têtes couronnées De l'esprit et de la raison; Et que de tout berger, comme de tout mouton. Les connoissances soient bornées? L'avis de celui-ci fut d'abord trouvé bon Par les trois échoués aux bords de l'Amérique. L'un (c'étoit le Marchand) savoit l'arithmétique : « A tant par mois, dit-il, j'en donnerai leçon. - J'enseignerai la politique », Reprit le Fils de roi. Le Noble poursuivit : « Moi, je sais le blason; j'en veux tenir école. » Comme si, devers l'Inde, on eût eu dans l'esprit La sotte vanité de ce jargon frivole! Le Pâtre dit : « Amis, vous parlez bien; mais quoi? Le mois a trente jours : jusqu'à cette échéance Jeûnerons-nous, par votre foi? Vous me donnez une espérance Belle, mais éloignée; et cependant j'ai faim. Qui pourvoira de nous au dîner de demain? Ou plutôt sur quelle assurance Fondez-vous, dites-moi, le souper d'aujourd'hui? Avant tout autre, c'est celui Dont il s'agit. Votre science Est courte là-dessus : ma main y suppléera. » A ces mots, le Pâtre s'en va Dans un bois : il y fit des fagots, dont la vente, Pendant cette journée et pendant la suivante, Empêcha qu'un long jeûne à la fin ne fît tant Qu'ils allassent là-bas exercer leur talent. Je conclus de cette aventure Qu'il ne faut pas tant d'art pour conserver ses jours; Et, grâce aux dons de la nature, La main est le plus sûr et le plus prompt secours. |
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Jules Laforgue (1860 - 1887) |
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Portrait de Jules Laforgue | |||||||||
Biographie jules laforgue«Pendant une période de vie très modeste dans sa famille, vie devenue dure avec les soucis d'argent, Jules Laforgue, né à Montevideo, en 1860, sentit s'éveiller son esprit aux chefs-d'ouvres des Musées de Paris et aux longues lectures dans le jardin du Luxembourg; il aima d'abord Taine, Renan, Huysmans, puis alla vers Bourget, dont l'analyse inquiète et naïve l'attirait. Son ambition de la vingtiè Orientation bibliographique / OuvresL'art de Laforgue occupe une place unique dans la poésie française. En effet, on retrouve chez lui une fusion rare entre l'expression de la mélancolie la plus vive et un ton ironique, parfois trivial (comme dans La Chanson du petit hypertrophique) qui, sous d'autres plumes, serait tombé dans le prosaïsme. Parfois aussi, lorsque Laforgue évoque des sujets aussi graves que la question du libre arbit |
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