Jules Laforgue |
Un Savetier chantoit du matin jusqu'au soir; C'étoit merveilles de le voir, Merveilles de l'ouïr; il faisoit des passages, Plus content qu'aucun des sept sages. Son voisin, au contraire, étant tout cousu d'or, Chantoit peu, dormoit moins encor; C'étoit un homme de finance. Si, sur le point du jour, parfois il sommeilloit. Le Savetier alors en chantant l'éveilloit; Et le Financier se plaignoit Que les soins de la Providence N'eussent pas au marché fait vendre le dormir, Comme le manger et le boire. En son hôtel il fait venir Le chanteur, et lui dit : « Or çà, sire Grégoire, Que gagnez-vous par an? - Par an? Ma foi, Monsieur, Dit, avec un ton de rieur, Le gaillard Savetier, ce n'est point ma manière De compter de la sorte; etje n'entasse guère Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin J'attrape le bout de l'année; Chaque jour amène son pain. - Eh bien, que gagnez-vous, dites-moi, par journée? - Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours (Et sans cela nos gains seroient assez honnêtes). Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours Qu'il faut chommer; on nous ruine en fêtes; L'une fait tort à l'autre; et Monsieur le curé De quelque nouveau saint charge toujours son prône. » Le Financier, riant de sa naïveté, Lui dit : « Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône. Prenez ces cent écus; gardez-les avec soin. Pour vous en servir au besoin. » Le Savetier crut voir tout l'argent que la terre Avoit, depuis plus de cent ans, Produit pour l'usage des gens. Il retourne chez lui; dans sa cave il enserre L'argent, et sa joie à la lois. Plus de chant : il perdit la voix. Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines. Le sommeil quitta son logis; Il eut pour hôtes les soucis. Les soupçons, les alarmes vaines; Tout le jour, il avoit l'oeil au guet; et la nuit. Si quelque chat faisoit du bruit. Le chat prenoit l'argent. A la fin le pauvre homme S'en courut chez celui qu'il ne réveilloit plus : « Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme, Et reprenez vos cent écus. » |
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Jules Laforgue (1860 - 1887) |
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Portrait de Jules Laforgue | |||||||||
Biographie jules laforgue«Pendant une période de vie très modeste dans sa famille, vie devenue dure avec les soucis d'argent, Jules Laforgue, né à Montevideo, en 1860, sentit s'éveiller son esprit aux chefs-d'ouvres des Musées de Paris et aux longues lectures dans le jardin du Luxembourg; il aima d'abord Taine, Renan, Huysmans, puis alla vers Bourget, dont l'analyse inquiète et naïve l'attirait. Son ambition de la vingtiè Orientation bibliographique / OuvresL'art de Laforgue occupe une place unique dans la poésie française. En effet, on retrouve chez lui une fusion rare entre l'expression de la mélancolie la plus vive et un ton ironique, parfois trivial (comme dans La Chanson du petit hypertrophique) qui, sous d'autres plumes, serait tombé dans le prosaïsme. Parfois aussi, lorsque Laforgue évoque des sujets aussi graves que la question du libre arbit |
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