Jules Laforgue |
Les vagues brunâtres du brouillard poussent vers moi Du fin fond de la rue des visages tordus. Tirant d'une passante à la jupe boueuse Un sourire sans but qui flotte dans les airs Et s'évanouit le long des toits. T.S. Eliot Imaginons un adolescent qui au début des années cinquante, séchant les cours du collège, se réfugie dans une bibliothèque de quartier à Montréal. Le marché aux fruits et légumes n'est pas loin. Les petites gens s'y amènent nombreux en automne et disputent âprement aux cultivateurs venus de la proche campagne deux pommes de laitue, quelques tomates, une poignée de prunes. L'adolescent écoute par la fenêtre ouverte les cris et les rires ; peut-être sa famille est-elle là, ignorant ses fugues. Quel noir ennui lui donne soudain la nausée ? Il respire profondément et trouve le moyen de sourire. Puis le couchant de septembre s'apprête à s'allonger sur la ville. Lui, après son dieu Baudelaire (« Pauvre type », disait le professeuR), il a lu Rimbaud et Verlaine (« Couple maudit », disait le professeuR) et Mallarmé le très obscur (cette fois, le professeur n'a rien dit, passant outrE). Il vient de tomber par hasard sur un certain Jules Laforgue dont les Poésies, parues au Mercure de France, le laissent songeur. Le côté « piloui » et « digue dondaine » de ces textes insolites l'agace, de même que la morosité sentimentale et une espèce de bric-à-brac de l'écriture. Il s'attarde pourtant à sa lecture. Quelque chose à la longue le bouleverse. Quelque chose de particulier, mais quoi donc ? C'est la saison, oh déchirements ! c'est la saison ! Peut-être la saison du grand sommeil où va bientôt glisser le poète québécois Sylvain Gameau, suicidé à vingt-trois ans : As-tu entendu des pas ? C'est si long une journée ! Oui. Je sais, l'heure est sonnée. Mais ne me réveillez pas... Ou la saison de l'écourement total, qu'on appelle l'adolescence et qui donne envie de fuir les affreux, d'aller mourir au bout du monde. Mais où est-ce, le bout du monde, et de quel monde à la fin s'agit-il ? Pourquoi ces poèmes pleins de vire-voltes et qui sonnent à travers leurs fêlures des airs d'enfance vite vieillie ? Justement, c'est par ces blessures voilées de plaisanteries que l'adolescence de l'adolescent va culbuter dans un arrière-monde insoupçonné : la poésie de Laforgue. Un siècle après sa mort, Jules Laforgue demeure méconnu. Son éditeur Daniel Grojnowski a raison de déplorer « le dédain parfois condescendant » dont a souffert et dont souffre toujours l'ouvre d'un poète que déjà Thibaudet trouvait démodé et que Rivière et Arland ne pouvaient souffrir. On pourrait aussi multiplier les exemples d'adhésion tiède ou perplexe. Signe qui ne trompe pas, les manuels d'histoire littéraire et les dictionnaires d'auteurs font de Laforgue un expérimentateur qui avait certes des dons, mais qui fut incapable de s'épanouir. Bref, il aurait incarné l'esprit fin de siècle. Là-dessus, les surréalistes l'ont vilipendé. Par contre, les fantaisistes (Derême, Toulet, CarcO) l'apprécièrent pour sa.désinvoiture,,et vers 1920 certains jeunes gens promis à un bel avenir se disaient ses vers avec plaisir ; ils se nommaient Vitrac, Dubuffet, Salacrou. Es aimaient, comme plus tôt Alain-Foumier, les poèmes d'allure moderne par la liberté de la métrique et par l'humour complice. Ainsi juge-t-on encore Laforgue difficile à classer, avec sa double étiquette de|décadent originall et de moderne solitaire; il aurait annoncé Max Jacob et Guillaume Apollinaire, lesquels n'ont pas manqué de s'en défendre. Laforgue garde ses fidèle et même ses inconditionnels. Ds le lisent souvent à rebours de ses détracteurs. Moderne jusque dans la décadence, ou décadent jusque dans la modernité, c'est tout un, et plutôt convenu. Claudel ne s'y est pas trompé : « au milieu de cette littérature anémique et larvaire a fleuri tout de même un vrai et délicieux talent. Je veux parler de Jules Laforgue, ce grand lunaire [...]. Il avait quelque chose qui le distinguait des autres, de ses camarades ; l'esprit ! la gaminerie d'un elfe, la sensibilité d'un poitrinaire, et le don magique de faire jaillir la poésie au sein de l'argot et de la conversation courante. » Laforgue dont la fortune en France reste assez pauvre a eu en Angleterre et aux Etats-Unis une influence séminale ainsi qu'en Argentine, au Portugal, en Italie. Voilà qui devrait convaincre les réticents. Quelque esprit malin objectera qu'un poète important ne l'est pas toujours par la qualité intrinsèque de son ouvre et qu'on a bien affaire ici à un poète de transition ; Laforgue aurait assuré le passage du symbolisme français à l'imagisme anglais. Peu importe. Les réputations, littéraires ou non, commercent avec le malentendu mondain, aussi sourd que bavard ; elles ne concernent pas le for intérieur d'un être ni le secret d'une ouvre. En 1885, Jules Laforgue n'a plus que deux années à vivre. Il vient de publier, coup sur coup, deux recueils de poèmes qui le feront reconnaître comme un poète à part entière : Les complaintes et L'imitation de Notre-Dame la lune. Le succès reste modeste. Les premiers lecteurs, sauf de rares exceptions, mesurent ces livres à l'aune de l'époque. Il y a de la névrose dans l'air ; nihilisme et désenchantement arpentent les trottoirs et flânent aux terrasses des cafés. La sensibilité maladive ne se porte pas mal du tout. Laforgue, en geignard humoriste, ne détonne pas dans le décor. On lui accorde volontiers un zeste de considération. N'a-t-il pas fréquenté le club des Hydropathes où l'on se moquait de tout allègrement et méchamment, et le célèbre Charles Cros ne lui a-t-il pas ouvert la voie et même suggéré la manière : En attendant qu 'on m'enterre, Aujourd'hui, j'veitx êtr' très gai. Flon, flon, flon, laridondaire, Gai, gai. gai, laridondé. Laforgue n'avait rien d'un provocateur sûr de lui. Timide à l'extrême , raffiné, effacé, il apparaissait aux yeux de ses familiers, avec sa taille modeste, son visage dodu, imberbe, ses yeux de mer, comme un gentil personnage tombé de la lune. Bien peu connaissaient son existence qui « n'avait été qu'une suite de chagrins qu'il ne comprenait pas », selon l'aveu prêté au protagoniste de la nouvelle Stéphane Vassiliew. Un peu plus tard, il _se peindra sous les traits du Hamlet des Moralités légendaires, « comme cherchant à tâter d'invisibles antennes le Réel ». Les contemporains pouvaient difficilement deviner, au milieu d'un véritable bazar idéologique et littéraire, le caractère radical d'une entreprise que Laforgue se proposait de mener, en douceur, à son terme. Une maladie brutale, la phtisie, l'en empêcha. En 1887, il meurt, toutes misères et détresses subies, à l'âge de vingt-sept ans. Ils étaient neuf à suivre son corbillard. Laforgue quittait un monde sur lequel dès son enfance il demeura sans illusion. Ses premiers poèmes, dont un bon nombre devaient former Le sanglot de la terre (projet auquel il renonça rapidemenT), se voulaient « l'histoire, le journal d'un Parisien de 1880, qui souffre, doute et arrive au néant, et cela dans un décor parisien (...), dans une langue d'artiste, fouillée et moderne, sans souci des codes du goût, sans crainte du cru, du forcené, des dévergondages, du grotesque, etc. » La lecture de Schopenhauer et de Hartmann l'amène à la conviction que l'inconscient est la loi du monde. Cet inconscient n'a guère à voir avec celui de Freud. La philosophie de Hartmann, panthéiste, vaguement orientalisante, prône la suppression de la souffrance par le renoncement au désir. Le monde n'est qu'une apparence trompeuse ; derrière le voile de la réalité on ne trouve que vide et absurdité. La contingence ici est absolue. Laforgue en éprouve une incurable tristesse, il se déclare « cosmiquement désespéré ». L'expression, à une coquille près, traduit exactement son attitude intime et l'esthétique des Complaintes : la dissonance. Laforgue avait trop de finesse et de lucidité pour se borner à écrire des « vers philo », laborieuse et parfois grandiloquente traduction d'une révolte passablement narcissique. Un long séjour en Allemagne où il occupe l'emploi de lecteur de français auprès de l'impératrice, lui permettra de se désencombrer du fatras de ses lectures et de mieux faire confiance à son instinct de poète. La méditation sur les peintres impressionnistes lui sera d'un grand secours. Et la mémoire affective, pourvoyeuse de sensations enrichies par l'expérience, parachèvera sa vision d'un monde où certes règne le néant, mais dont les choses en leur tendre ironie procurent un semblant de bonheur. Cela repose du pire. A quoi bon se crisper ? Un simple sourire assure le traversée de la journée, d'une brisure à l'autre. Et pfuitt, on s'enfonce dans la nuit ; demain n'existe pas. La pensée du néant chez Laforgue reste celle d'un poète. L'impression ne se laisse pas dominer par le concept ni ne s'y achève. Ce qui compte, c'est que le monde, même illusoire, est habitable et le phénomène, même décevant, secourable. Pour cet impressionniste, « le démon de la réalité » constitue une hantise proche du désabusement. L'apparence fragile et délicieuse aux sensations hésite aux bords de la conscience percevante : les poèmes et les proses témoignent d'une vaste mélancolie devant le spectacle des dimanches de province, inlassablement pareils de tranquillité. Et voici les boulevards peuplés de figures indécises, les faubourgs sur lesquels le crépuscule a l'air de vomir le sang, un orgue de barbarie et sa plainte recommencée, les vents d'automne qui charrient le froid monotone ; c'est la fin du jour, du siècle, de la vie. Mais sans un cri, sans poing brandi, sans autre horreur qu'une lente flânerie, mains dans les poches, qu'une errante solitude entre les flaques d'eau et les réverbères qui tremblent. Nul dolorisme. Au contraire : une gouaille qui fait lever la tête vers la pesanteur du ciel et chuchoter : « Drôle de planète ! ». Laforgue, partout, se souvient de sa détresse au lycée de Tarbes, puis dans une chambre nue à Paris, et songe à son confort glacé en Allemagne - «je songeais et le désert existe. » Parfois il note cela en quelques lignes hâtives ou en un raccourci, haïku de prose : « Dans la brume du matin un corbeau posé sur une charrue abandonnée dans les noirs labours. » Son regard de peintre ne distille pas que la grisaille. Quand Laforgue considère la lune, c'est comme si une très vieille innocence, objet de toutes les nostalgies, l'investissait à son corps défendant et le mettait en gaieté. Ce Pierrot des trottoirs s'y connaît en pirouettes de toutes sortes. La dérision clownesque, peu importe qu'elle vienne de Watleau, de Verlaine ou, pauvrement, d'une époque aux angoisses tarabiscotées, s'inspire d'une lunologic qui violente l'ironie facile, on croirait entendre, contre toute attente, les Danses de travers d'Erik Satie. La lune blême et plate, figure femelle et stérile, invite à une curieuse hygiène mentale : de la fréquentation du néant naît le calme oubli, et s'ouvre alors le chemin vers quelque pays où l'on ne s'agite plus à force de crainte et d'espoir. Entre silence et stupeur, la marge reste étroite mais praticable comme une passerelle où jouer les équilibristes. Laforgue n'accepte le pathétique que sous couvert de plaisanterie. Parfois le bon goût laisse à désirer, mais on ne fera pas tant de chichi ; il arrive qu'à se retenir on s'excède soi-même et que le geste opposé à son sentiment pèche par brusquerie. La poésie de Laforgue, surtout dans les Derniers vers, frappe par la justesse du détail, la complexité de l'ensemble, un climat de rêverie en contraste avec une certaine rapidité d'expression. Ce funambule a quelque chose de trouble. La critique l'a trop réduit à la somnolence sexuelle, à la passivité humorale. Il est vrai qu'à ce Pierrot mal énamouré manque une Colombine. Sa songerie féminoïde engendre des images de jeunes filles fort proches de l'éphèbe ; la « vraie sour » ressemble à l'« ami avec des hanches » dont parle Baudelaire. Dégoût de la chair ? Besoin de défense, de fuite ? Nombre de textes suggèrent que non. D'ailleurs, on est étonné par le contraste entre les formules souvent crues et la faîcheur, la délicatesse du propos. Que la plupart des héroïnes des Moralités soient « pures et plates », c'est le signe d'une ambiguïté dont Laforgue arrive à se gausser, exerçant là aussi son esprit critique. Aux derniers replis de sa conscience, il confronte l'amoureuse obsession et la banalité de l'acte procréateur. Le résultat, comme pour le commerce avec le monde, fait conclure au néant, ou presque. Et le sourire navré reparaît : jupe rime avec dupe. Mais l'indécision demeure, elle envahit le corps et le cour et, faussement rieuse, elle anime et structure le poème où repose « la petite ombre féminine qui tousse au fond de lui », selon la remarque de Marie-Jeanne Durry. La forme chez Laforgue n'est jamais mesquine. Elle tendrait plutôt à la surcharge, tout au moins à l'exclamatif. Pourtant, ce poète ne vise que la retenue. En lui cohabitent un chercheur qui peut s'enivrer de ses découvertes, un satiriste qui peut s'abandonner à la scie d'atelier, un être de réflexion qui peut mettre en vers une philosophie primaire. Du Sanglot aux Derniers vers, il s'est dépouillé de ses manies et de ses complaisances tout en sauvegardant ce que lui apportait son audace naturelle. Ce qui frappe d'abord le lecteur, c'est le vocabulaire, plein d'inventions cocasses, et les tours baraquement expressifs. Parmi les mots latins, grecs, anglais, italiens, se glissent des calques de l'allemand, des oppositions appuyées (« Isis, levez le store ! ») et le tohu-bohu des « mondicule », « spleenosi-tés », « crépusculâtre », mêlés à une foule de termes empruntés à l'astronomie, à la zoologie, à la botanique, etc. Nombreuses sont les dérivations de sens, les impropriétés voulues pour l'effet, les élisions en cascade, les changements subits de niveau de langue. Tout cela, qui fut recensé par la critique universitaire, contribue à l'aspect faussement bâclé de l'écriture et confère à celle-ci le rendu de la ritournelle mécanique que font entendre le caroussel et la boîte à musique. Le vers, prétendu faux et boiteux, s'accorde au lexique et rend plus manifestes les ruptures rythmiques et sémantiques. Laforgue, on le jurerait, s'en amuse ; il écrit dans une lettre à Gustave Kahn : « Que pensez-vous du vers de onze pieds ? et par la même occasion, que pensez-vous aussi de l'infini ? ». Le décasyllabe et l'octosyllabe, voilà les mètres qu'avec le temps il préférera. Quant à l'alexandrin, il le disloquera de diverses façons et le mêlera dans la strophe à d'autres mètres, pairs ou impairs. Sa désinvolture métrique ne connaît pas de bornes. Les rimes suivent la même tendance (la pierre ô / pierrotS) ainsi que les assonances et contre-assonances (crèche / briochE). Rejets et enjambements multiples, parenthèses, pseudo-reprises, coupes suspendues, modifications inattendues, tout concourt à créer une texture rythmique extraordinaire, parfois un peu lassante. Ce qui étonne davantage, c'est que I.aforgue ne s'impose pas comme un virtuose. Il a l'air de tirer la langue et d'être fier de ses bons coups. En fait, il adresse au lecteur, ici et là, un clin d'ceil complice ; ou bien il rit sous cape. Et soudain l'émotion affleure, on oublie le jeu des cadences rompues, les niques faites à la versification. Le métier laborieusement malmené recouvre comme d'un glacis écaillé une douleur qui n'a pas de mots et qui est la vraie langue du poète. Laforgue est un des maîtres de la strophe. Une longue étude ne suffirait pas à épuiser son répertoire. Voici deux exemples. Dans la Complainte de l'automne monotone, les six vers de la strophe initiale se distribuent en deux vers de neuf pieds, un de cinq, un de douze, encore un de cinq et un de neuf, sur deux rimes plates ainsi agencées : aa, bb.aa, ce qui donne pour l'ensemble de la strophe un effet d'embrassement Le poème Dimanches (XLIV) des Fleurs de bonne volonté constitue à cet égard une rare réussite. Seuls les grands rhétoriqueurs du quinzième siècle ont atteint à pareille complexité dans la structure de la strophe. Laforgue a trouvé là le point d'appui qui permet au poème de tenir bon malgré les innombrables contestations formelles qu'il subit Humour et lyrisme s'interpénétrent en se glissant l'un vers l'autre à travers les failles d'une écriture où s'entrechoquent le son et le sens. De quoi combler d'aise La Fontaine, autre grand strophiste. Les Complaintes se présentent comme un laboratoire poétique. Le fabriqué est la rançon du risque couru pour créer un contrechant, une espèce de poésie contrée au bénéfice d'un chant poétique imprévisible pour le poète lui-même. A la fin de sa vie, Laforgue s'était approché de cet idéal. La Complainte de l'époux outragé renoue, par le relais de la chanson populaire, avec les chansons de « maumariées » du moyen âge. On n'hésitera pas à la qualifier de chef-d'ouvre. D'autres complaintes de tonalité voisine renouvellent avec autant de bonheur les chansons de toile et d'histoire. Relisons La chanson du roi Renaud, merveille médiévale : Laforgue est là, avant l'heure. C'est en bonne partie grâce à cette profondeur historiale qu'un poète tenu pour secondaire parvient à subvertir la sentimentalité, piège de l'élégie, et à redonner à la naïveté son plein de nouveauté. Les leitmotive dévoyés de leur usage, les syncopes et les juxtapositions injustifiées altèrent la perception (facilement machinalE), la déréalise, la prive de ses références et la force à se situer face à une subjectivité démantelée, au néant du moi et du monde, ces deux complices du réalisme confortable. Non, la poésie de Laforgue n'est pas si gentille qu'il y paraît. Son sourire dessine une arabesque du sens qui enclôt, dans sa profusion, une absence traumatique. L'ironie, renversement de l'esprit de sérieux, ne s'amène pas après coup, comme une consolation feutrée ; elle était à l'ouvre, dès les chagrins plus vastes que l'existence, dès l'ennui desséchant par les chemins de l'école, dès la naissance à l'improbable humanité. Certes, Laforgue ne dédaigne pas le plaisir. Son écriture fragmentaire, si elle ne s'illusionne pas dans le regret d'une totalité perdue, sait jouir de Tintant qui passe et de son passage même. Dans un de ses carnets, Laforgue se souhaite « Des images d'un Gaspard Hauser qui n'a pas fait ses classes mais a été au fond de la mort, a fait de la botanique naturelle, est familier avec les ciels et les astres, et les animaux, et les couleurs, et les rues, et les choses bonnes comme les gâteaux, le tabac, les baisers, l'amour. » Prenant son bien où il le trouvait, chez Baudelaire, chez Verlaine, chez bien d'autres (chez Villon : « Mais où sont les lunes d'antan ? »), Laforgue, en compagnie de Cros et de Corbière, s'est donné posthumément une famille de poètes où répreuve des limites et la vie néantisée s'atteignent et se subliment par les petites voies de l'insouciance. On croirait que rien ne compte hormis les formes savantes et subtiles, mais la pudeur, qui est plus attention à l'autre qu'à soi-même, met un masque tout mince, souriant, à la douleur sans rime ni raison. Ecoutons Léon-Paul Fargue : « la vie n'était pas bonne, mais elle était belle. » Et Valéry Larbaud : « Nevermore !... et puis zut ! ». Et Jean-Paul Toulet : « Est-ce moi qui pleurais ainsi / Ou des veaux qu'on empoigne. » Et Raymond Queneau : « toujours l'instant fatal viendra pour nous distraire. » Et Robert Desnos : « tu me suicides, je te mourrai. » Et Jean Tardieu : « bientôt la poêle à frire / et adieu le bon temps. » Tous ces poètes ne se ressemblent pas nécessairement. Ils se rassemblent dans la perte de ce qui n'a jamais été possédé. Le langage pour eux ne cautionne qu' un hasard injustifiable. Aux heures creuses, donc à toute heure, ils fredonnent, plutôt à voix basse, la platitude du quotidien, le vertige au coin des rues, l'horreur secrète de l'habituel ; ils plaisantent le désespoir qui lui aussi a ses tics. Ils se fracassent à tout propos contre un mur de velours. De son haut soleil dur, l'enfant Rimbaud les accompagne par ses chansons idiotes : Oisive jeunesse A tout asservie. Par délicatesse J'ai perdu ma vie Cet on-ne-sait-quoi de murmuré dans l'aigu signale le registre du mineur. Et tant pis pour la connotation péjorative attachée à ce mot. La poésie en mineur, singulièrement chez Laforgue, atténue ce qui exténue. Elle procède par déplacements, ruptures, condensations. Ce qui caractérise Laforgue parmi ses pairs, c'est le renversement continuel. D ne se contente pas de se tourner en dérision, de bouffonner au sujet de ce qui lui tient à cour ou de rendre son vers dégingandé. D va plus loin aussi que le ravaudage de poèmes anciens, que l'allégement du pathétique, que la gouaille métaphysique ou, à l'extrême, que son désir fou de diaphanéité (« Je n'aurai pas été dans les douces étoiles ») Il bascule dans l'artifice, il s'oblige à la fabrication, il brise le naturel et fragmente le moi conscient. Il se sépare, il se nie, il se perd, mais dans un orphisme moqueur. Au bout du compte apparaît un personnage, signataire des textes, un Pierrot d'Ecclésiaste qui nous donne la comédie du néant. Il s'agit d'une rêverie de la déchirure spatio-temporelle par quoi la distance imagine la proximité, et l'absence la présence. Dans ses modulations brusquées, ses décalages rythmiques, Laforgue maintient sa rêverie en état d'alerte et la sauve d'une plate réalisation. La poésie doit résister à la poésie sous peine de consentir aux symboles éprouvés et de s'y asservir. D'où les trivialités (« Un soleil blanc comme un crachat d'estaminet »), les déferlements d'images (voir Climat, faune et flore de la lunE) ou l'hésitation prolongée jusqu'à la quasi-mystification (Solo de lune : rendez-vous manqué, sous la blafarde, àcause d'un petit, tout petit, accès d'agoniE). Laforgue n'est jamais si vrai qu'en ses feintes subtilement avouées ou ses outrances espiègles. Son hamlétisme de façade peut donner le change. Et il le donne sans vergogne. La tritesse, pour envahissante qu'elle soit, a sa discrétion. Il « s'ennuie natal », il l'écrit avec un sourire qui n'a rien d'un démenti ou qui n'a rien que sa jeunesse fanée. Il semble pressentir que la phtisie l'emportera au galop, loin de son existence gênée. Sa poésie en mineur n'insiste pas sur l'essentiel. Elle n'affiche pas de grandioses contraintes. Intime et pudique, elle se risque dans le simulacre qui distrait de l'émotion lourde à porter et plus lourde à partager, du moins ouvertement. Alors, dansons, sautons, cabriolons de travers, et surtout ne nous arrêtons pas, ne restons pas là, face à face, éperdus de douleur. Ce serait indécent. Et puis pour qui se prend-on, hein, « dernier des poètes » ? Montréal a beaucoup changé depuis quarante ans. La campagne où se perdaient les banlieues du nord sont devenues des amas de constructions dites domiciliaires. Le marché Jean-Talon ressemble à son ombre et l'ancienne bibliothèque toute proche a disparu. Le collégien qui sous la conduite de Jules Laforgue rêvait cruellement d'« éternuUité » a vieilli. II ne s'est pas renié. Il ne s'est pas tué non plus (ce n'était pas la peinE). Grâce à l'« homme-enfant » de certains poèmes il a compris que l'adolescence, vertige d'un entre-deux où se combattent accueil et refus, est l'âge par excellence du néant. H n'a pas dépouillé cette peau étouffante. D lui a donné du jeu, du pourquoi pas, une insouciance dédaigneuse des miroirs. C'est une manière de complainte à chantonner jusqu'au dernier tournant. Enfin. Laforgue, à son insu, lui a fait cadeau de quelques autres amitiés poétiques, comme celle d'un certain T.S. Eliot en sa très laforguienne Chanson d'amour de J. Alfred Prufrock : Aurait-ce été la peine, après tout, Aurait-ce été la peine. Après les cours, les rues arrosées, les couchants. Après les romans, après les tasses de thé, après les jupes qui traînent sur le plancher - Et ceci, et tant d'autres choses ? - Impossible de dire juste ce que je veux dire ! |
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Jules Laforgue (1860 - 1887) |
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Portrait de Jules Laforgue | |||||||||
Biographie Jules Laforgue«Pendant une période de vie très modeste dans sa famille, vie devenue dure avec les soucis d'argent, Jules Laforgue, né à Montevideo, en 1860, sentit s'éveiller son esprit aux chefs-d'ouvres des Musées de Paris et aux longues lectures dans le jardin du Luxembourg; il aima d'abord Taine, Renan, Huysmans, puis alla vers Bourget, dont l'analyse inquiète et naïve l'attirait. Son ambition de la vingtiè Orientation bibliographique / OuvresL'art de Laforgue occupe une place unique dans la poésie française. En effet, on retrouve chez lui une fusion rare entre l'expression de la mélancolie la plus vive et un ton ironique, parfois trivial (comme dans La Chanson du petit hypertrophique) qui, sous d'autres plumes, serait tombé dans le prosaïsme. Parfois aussi, lorsque Laforgue évoque des sujets aussi graves que la question du libre arbit |
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