Jules Laforgue |
La femme du Lion mourut; Aussitôt chacun accourut Pour s'acquitter envers le Prince De certains compliments de consolation, Qui sont surcroît d'affliction. Il fit avertir sa province Que les obsèques se feroient Un tel jour, en tel lieu; ses prévôts y seroient Pour régler la cérémonie, Et pour placer la compagnie. Juge/ si chacun s'y trouva. Le Prince aux cris s'abandonna. Et tout son antre en résonna : Les Lions n'ont point d'autre temple. On entendit, à son exemple, Rugir en leurs patois Messieurs les courtisans. Je définis la cour un pays où les gens, Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents, Sont ce qu'il plaît au Prince, ou, s'ils ne peuvent l'être. Tâchent au moins de le parêtre : Peuple caméléon, peuple singe du maître; On diroit qu'un esprit anime mille corps : C'est bien là que les gens sont de simples ressorts. Pour revenir à notre affaire, Le Cerf ne pleura point. Comment eût-il pu faire? Cette mort le vengeoit : la Reine avoit jadis Étranglé sa femme et son fils. Bref, il ne pleura point. Un flatteur l'alla direi Et soutint qu'il l'avoit vu rire. La colère du Roi, comme dit Salomon, Est terrible, et surtout celle du roi Lion; Mais ce 'Cerf n'avoit pas accoutumé de lire. Le Monarque lui dit : « Chétif hôte des bois, Tu ris, tu ne suis pas ces gémissantes voix. Nous n'appliquerons point sur tes membres profanes Nos sacrés ongles : venez, Loups, Vengez la Reine; immolez tous Ce traître à ses augustes mânes. » Le Cerf reprit alors : « Sire, le temps de pleurs Est passé; la douleur est ici superflue. Votre digne moitié, couchée entre des fleurs. Tout près d'ici m'est apparue; Et je l'ai d'abord reconnue. « Ami, m'a-t-elle dit, garde que ce convoi, « Quand je vais chez les Dieux, ne t'oblige à des larmes. « Aux Champs Élysiens j'ai goûté mille charmes, « Conversant avec ceux qui sont saints comme moi. « Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi : « J'y prends plaisir. » A peine on eut ouï la chose, Qu'on se mit à crier : « Miracle! Apothéose! » Le Cerf eut un présent, bien loin d'être puni. Amusez les rois par des songes, Flattez-les, payez-les d'agréables mensonges : Quelque indignation dont leur cour soit rempli. Ils goberont l'appât; vous serez leur ami. |
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Jules Laforgue (1860 - 1887) |
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Portrait de Jules Laforgue | |||||||||
Biographie jules laforgue«Pendant une période de vie très modeste dans sa famille, vie devenue dure avec les soucis d'argent, Jules Laforgue, né à Montevideo, en 1860, sentit s'éveiller son esprit aux chefs-d'ouvres des Musées de Paris et aux longues lectures dans le jardin du Luxembourg; il aima d'abord Taine, Renan, Huysmans, puis alla vers Bourget, dont l'analyse inquiète et naïve l'attirait. Son ambition de la vingtiè Orientation bibliographique / OuvresL'art de Laforgue occupe une place unique dans la poésie française. En effet, on retrouve chez lui une fusion rare entre l'expression de la mélancolie la plus vive et un ton ironique, parfois trivial (comme dans La Chanson du petit hypertrophique) qui, sous d'autres plumes, serait tombé dans le prosaïsme. Parfois aussi, lorsque Laforgue évoque des sujets aussi graves que la question du libre arbit |
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