Jules Laforgue |
Il ne faut jamais dire aux gens : « Ecoutez un bon mot, oyez une merveille. » Savez-vous si les écoutants En feront une estime à la vôtre pareille? Voici pourtant un cas qui peut être excepté : Je le maintiens prodige, et tel que d'une fable Il a l'air et les traits, encor que véritable. On abattit un pin pour son antiquité, Vieux palais d'un Hibou, triste et sombre retraite De l'oiseau qu'Atropos prend pour son interprète. Dans son tronc caverneux, et miné par le temps, Logeoient, entre autres habitants, Force Souris sans pieds, toutes rondes de graisse. L'Oiseau les nourissoit parmi des tas de blé, Et de son bec avoit leur troupeau mutilé. Cet Oiseau raisonnoit : il faut qu'on le confesse. En son temps, aux Souris le compagnon chassa : Les premières qu'il prit du logis échappées. Pour y remédier, le drôle estropia Tout ce qu'il prit ensuite; et leurs jambes coupées Firent qu'il les mangeoit à sa commodité, Aujourd'hui l'une, et demain l'autre. Tout manger à la fois, l'impossibilité S'y trouvoit, joint aussi le soin de sa santé. Sa prévoyance alloit aussi loin que la nôtre : Elle alloit jusqu'à leur porter Vivres et grains pour subsister. Puis, qu'un Cartésien s'obstine A traiter ce Hibou de montre et de machine? Quel ressort lui pouvoit donner Le conseil de tronquer un peuple mis en mue? Si ce n'est pas là raisonner, La raison m'est chose inconnue. Voyez que d'arguments il fit : « Quand ce peuple est pris, il s'enfuit; Donc jl faut le croquer aussitôt qu'on le happe. Tout, il est impossible. Et puis, pour le besoin N'en dois-je pas garder? Donc il faut avoir soin De le nourrir sans qu'il échappe. Mais comment? Otons-lui les pieds. » Or, trouvez-moi Chose par les humains à sa fin mieux conduite. Quel autre art de penser Aristote et sa suite Enseignent-ils, par votre foi? Ceci n*est point une fable; et la chose, quoique merveilleuse ei presque incroyable, est véritablement arrivée. J'ai pcut-êire porté trop loin la prévoyance de ce Hibou; car je ne prétends pas établir dans les bêtes un progrès de raisonnement tel que celui-ci; mais ces exagérations sont permises à la poésie, surtout dans la manière d'écrire dont je me sers. ÉPILOGUE C'est ainsi que ma Muse, aux bords d'une onde pure, Traduisoit en langue des Dieux Tout ce que disent sous les cieux Tant d'êtres empruntants la voix de la nature. Trucheman de peuples divers, Je les faisois servir d'acteurs en mon ouvrage; Car tout parle dans l'univers; Il n'est rien qui n'ait son langage : Plus éloquents chez eux qu'ils ne sont dans mes vers, Si ceux que j'introduis me trouvent peu fidèle, Si mon ouvre n'est pas un assez bon modèle, J'ai du moins ouvert le chemin : D'autres pourront y mettre une dernière main. Favoris des neuf Soeurs, achevez l'entreprise : Donnez mainte leçon que j'ai sans doute omise; Sous ces inventions, il faut l'envelopper. Mais vous n'avez que trop de quoi vous occuper : Pendant le doux emploi de ma Muse innocente, Louis dompte l'Europe; et, d'une main puissante, Il conduit à leur fin les plus nobles projets Qu'ait jamais formés un monarque. Favoris des neuf Sours, ce sont là des sujets Vainqueurs du temps et de la Parque. |
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Jules Laforgue (1860 - 1887) |
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Portrait de Jules Laforgue | |||||||||
Biographie jules laforgue«Pendant une période de vie très modeste dans sa famille, vie devenue dure avec les soucis d'argent, Jules Laforgue, né à Montevideo, en 1860, sentit s'éveiller son esprit aux chefs-d'ouvres des Musées de Paris et aux longues lectures dans le jardin du Luxembourg; il aima d'abord Taine, Renan, Huysmans, puis alla vers Bourget, dont l'analyse inquiète et naïve l'attirait. Son ambition de la vingtiè Orientation bibliographique / OuvresL'art de Laforgue occupe une place unique dans la poésie française. En effet, on retrouve chez lui une fusion rare entre l'expression de la mélancolie la plus vive et un ton ironique, parfois trivial (comme dans La Chanson du petit hypertrophique) qui, sous d'autres plumes, serait tombé dans le prosaïsme. Parfois aussi, lorsque Laforgue évoque des sujets aussi graves que la question du libre arbit |
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