Jules Laforgue |
Une Hirondelle en ses voyages Avoit beaucoup appris. Quiconque a beaucoup vu Peut avoir beaucoup retenu. Celle-ci prévoyait jusqu'aux moindres orages. Et devant qu'ils fussent éclos. Les annonçoit aux matelots. Il arriva qu'au temps que la chanvre se sème, Elle vit un manant en couvrir maints sillons. « Ceci ne me plaît pas, dit-elle aux Oisillons : Je vous plains; car pour moi, dans ce péril extrême, Je saurai m'éloigner, ou vivre en quelque coin. Voyez-vous cette main qui par les airs chemine? Un jour viendra, qui n'est pas loin, Que ce qu'elle répand sera votre ruine. De là naîtront engins à vous envelopper. Et lacets pour vous attraper. Enfin mainte et mainte machine Qui causera dans la saison Votre mort ou votre prison : Gare la cage ou le chaudron! C'est pourquoi, leur dit l'Hirondelle, Mangez ce grain; et croyez-moi. » Les Oiseaux se moquèrent d'elle : Ils trouvoient aux champs trop de quoi. Quand la chènevière fut verte, L'Hirondelle leur dit : « Arrachez brin à brin Ce qu'a produit ce maudit grain. Ou soyez sûrs de votre perte. - Prophète de malheur, babillarde, dit-on, Le bel emploi que tu nous donnes! Il nous faudroit mille personnes Pour éplucher tout ce canton. » La chanvre étant tout à fait crue, L'Hirondelle ajouta : « Ceci ne va pas bien; Mauvaise graine est tôt venue. Mais puisque jusqu'ici l'on ne m'a crue en rien, Dès que vous verrez que la terre Sera couverte, et qu'à leurs blés Les gens n'étant plus occupés Feront aux oisillons la guerre; Quand reginglettes et réseaux Attraperont petits oiseaux, Ne volez plus de place en place, Demeurez au logis, ou changez de climat : Imitez le canard, la grue, et la bécasse. Mais vous n'êtes pas en état De passer, comme nous, les déserts et les ondes. Ni d'aller chercher d'autres mondes; C'est pourquoi vous n'avez qu'un parti qui soit sûr : C'est de vous renfermer aux trous de quelque mur. » Les Oisillons, las de l'entendre, Se mirent â jaser aussi confusément Que faisoient les Troyens quand la pauvre Cassandre Ouvroit la bouche seulement. Il en prit aux uns comme aux autres : Maint oisillon se vit esclave retenu. Nous n'écoutons d'instincts que ceux qui sont les nôtres. Et ne croyons le mal que quand il est venu. |
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Jules Laforgue (1860 - 1887) |
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Portrait de Jules Laforgue | |||||||||
Biographie jules laforgue«Pendant une période de vie très modeste dans sa famille, vie devenue dure avec les soucis d'argent, Jules Laforgue, né à Montevideo, en 1860, sentit s'éveiller son esprit aux chefs-d'ouvres des Musées de Paris et aux longues lectures dans le jardin du Luxembourg; il aima d'abord Taine, Renan, Huysmans, puis alla vers Bourget, dont l'analyse inquiète et naïve l'attirait. Son ambition de la vingtiè Orientation bibliographique / OuvresL'art de Laforgue occupe une place unique dans la poésie française. En effet, on retrouve chez lui une fusion rare entre l'expression de la mélancolie la plus vive et un ton ironique, parfois trivial (comme dans La Chanson du petit hypertrophique) qui, sous d'autres plumes, serait tombé dans le prosaïsme. Parfois aussi, lorsque Laforgue évoque des sujets aussi graves que la question du libre arbit |
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