Jules Laforgue |
Certain Ours montagnard, Ours à demi léché, Confiné par le Sort dans un bois solitaire, Nouveau Bellérophon vivoit seul et caché. Il fût devenu fou : la raison d'ordinaire N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés. Il est bon de parler, et meilleur de se taire; Mais tous deux sont mauvais alors qu'ils sont outrés. Nul animal n'avoit affaire Dans les lieux que l'Ours habitoit : Si bien que, tout ours qu'il étoit, Il vint à s'ennuyer de cette triste vie. Pendant qu'il se livrait à la mélancolie, Non loin de là certain Vieillard S'ennuyoit aussi de sa part. Il aimoit les jardins, étoit prêtre de Flore, Il l'étoit de Pomone encore. Ces deux emplois sont beaux; mais je voudrois parmi Quelque doux et discret ami : Les jardins parlent peu, si ce n'est dans mon livre : De façon que, lassé de vivre Avec des gens muets, notre homme, un beau matin, Va chercher compagnie, et se met en campagne. L'Ours, porté d'un même dessein, Venoit de quitter sa montagne. Tous deux, par un cas surprenant. Se rencontrent en un tournant. L'Homme eut peur; mais comment esquiver? et que Se tirer en Gascon d'une semblable affaire [faire? Est le mieux : il sut donc dissimuler sa peur. L'Ours, très-mauvais complimenteur, Lui dit : « Viens-t'en me voir. » L'autre reprit : « Sei- [gneur. Vous voyez mon logis; si vous me vouliez faire Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas. J'ai des fruits, j'ai du lait : ce n'est peut-être pas De Nosseigneurs les Ours le manger ordinaire; Mais j'offre ce que j'ai. » L'Ours l'accepte; et d'aller. Les voilà bons amis avant que d'arriver; Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble; Et, bien qu'on soit, à ce qu'il semble. Beaucoup mieux seul qu'avec des sots. Comme l'Ours en un jour ne disoit pas deux mots, L'Homme pouvoit sans bruit vaquer à son ouvrage. L'Ours alloit à la chasse, apportoit du gibier, Faisoit son principal métier D'être bon émoucheur, écartoit du visage De son ami dormant ce parasite ailé Que nous avons mouche appelé. Un jour que le Vieillard dormoit d'un profond somme. Sur le bout de son nez une allant se placer. Mit l'Ours au désespoir; il eut beau la chasser. « Je t'attraperai bien, dit-il; et voici comme. » Aussitôt fait que dit : le fidèle émoucheur Vous empoigne un pavé, le lance avec raideur, Casse la tête à l'Homme en écrasant la mouche, Et non moins bon archer que mauvais raisonneur, Roide mort étendu sur la place il le couche. Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami; Mieux vaudrait un sage ennemi. |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.
Jules Laforgue (1860 - 1887) |
|||||||||
|
|||||||||
Portrait de Jules Laforgue | |||||||||
Biographie jules laforgue«Pendant une période de vie très modeste dans sa famille, vie devenue dure avec les soucis d'argent, Jules Laforgue, né à Montevideo, en 1860, sentit s'éveiller son esprit aux chefs-d'ouvres des Musées de Paris et aux longues lectures dans le jardin du Luxembourg; il aima d'abord Taine, Renan, Huysmans, puis alla vers Bourget, dont l'analyse inquiète et naïve l'attirait. Son ambition de la vingtiè Orientation bibliographique / OuvresL'art de Laforgue occupe une place unique dans la poésie française. En effet, on retrouve chez lui une fusion rare entre l'expression de la mélancolie la plus vive et un ton ironique, parfois trivial (comme dans La Chanson du petit hypertrophique) qui, sous d'autres plumes, serait tombé dans le prosaïsme. Parfois aussi, lorsque Laforgue évoque des sujets aussi graves que la question du libre arbit |
|||||||||