Lorand Gaspar |
On m'a dit que je suis né en 1925, dans une petite ville de la Transylvanie orientale, dont j'ai pu faire la connaissance quelques années plus tard. Mes parents, tous deux originaires de ces villages rudes des hauts plateaux des Carpates, se sont rencontrés là dans les années qui ont suivi la guerre de 14-18 ; mon père y était venu chercher du travail après sa démobilisation. Enfant de citadins néophytes et heureux de l'être, avec quelle impatience j'attendais les vacances pour retourner là-bas, « derrière le dos de Dieu », comme on disait. J'avais, certes, une affection sans limite pour ma grand-mère maternelle et pour mon oncle B., célibataire, le seul de la famille, à mes yeux d'enfant, à n 'avoir pas trahi nos origines au sein de la tribu de paysans-guerriers installés là jadis pour défendre le pays à l'est contre les nouvelles vagues d'envahisseurs que l'Asie continuait à déverser sur l'Europe. J'ai appris plus tard que, du côté de ma mère, je n 'avais pas une goutte de sang «székely» (nom spécifique de ces Magyars de la montagne). Mon grand-père maternel était arménien et dans la famille de ma grand-mère on parlait un dialecte allemand. Il ne manquait à la mosaïque que l'élément roumain. Cet oncle B., après avoir acquis un diplôme d'études commerciales en Allemagne, était revenu « derrière le dos de Dieu », où, comme le disait mon père, il démontra sans peine qu'il n'avait pas la moindre notion des affaires. l'aimais beaucoup. C'était une sorte de philosophe taoïste, parlant peu, riant volontiers, méditant le plus souvent derrière le mégot sempiternel d'une cigarette roulée, heureux de vivre, buvant sec. Il est mort il y a quelques années, à l'âge de quatre-vingt-six ans, «derrière le dos de Dieu», dépouillé de tout, sa bonne humeur exceptée. Ma grand-mère, petite et maigre, vêtue de gris et de noir, me paraissait entièrement transparente. Je ne l'ai jamais entendue élever la voix, encore moins se plaindre, elle n'était qu'attention, que dévouement. Elle est morte seule au milieu de la marée terminale de la deuxième guerre qui avait emporté loin d'elle ses dix enfants et leur nombreuse progéniture. Ces deux êtres régnaient sur un petit univers de bêtes, de granges, de greniers et de caves, de charrettes, de charrues et de herses, sans parler de tout le bric-à-brac d'outils, de clous, de cordages et de bidons qui remplissait l'atelier. Derrière les étables coulait un ruisseau de montagne où les garçons du village m'ont appris à attraper les truites à la main, sous les pierres. Les grandes forêts de sapins étaient à quelques heures de marche et parmi les bergers de la montagne il y en avait qui savaient apprivoiser les ours en les laissant en liberté. Du côté de mon père, à une vingtaine de kilomètres de là, il n'y avait plus que quelques tombes pour parler des ancêtres. Restée veuve immédiatement après la naissance de mon père, ma grand-mère avait vendu le peu qu'elle possédait pour élever ses deux fils. En lavant le linge des voisins elle avait pu faire faire des études à l'aîné, tué dès la première bataille de la première guerre. Elle avait placé mon père dans un petit séminaire d'où il s'est évadé à la première occasion pour se faire embaucher comme apprenti mécanicien. Le seul souvenir que je garde lié à cette grand-mère paternelle est celui d'un petit matin encore très sombre et froid, je devais avoir trois ou quatre ans, où à moitié endormi mes parents m'ont fourré dans une grande voiture noire, comme je n'en avais jamais vu, en me disant : « Nous allons à Szàrhegy enterrer ta grand-mère. » Ma mémoire n'a retenu que le noir de cette voiture, le froid d'une nuit mal dissipée, et cette notion mystérieuse, rencontrée pour la première fois, de la mort. Ma ville natale, quarante mille habitants à l'époque, est bâtie sur les bords d'un fleuve où nous allions nager en été et patiner en hiver. A une heure de marche de la maison les pentes de la montagne étaient suffisantes pour faire du ski et de la luge. Durant les quatre mois d'hiver, entre les joies de la neige et les courses effrénées sur la patinoire ouverte jusqu'à dix heures du soir, je me demande quand nous trouvions le temps défaire nos devoirs. Depuis son évasion du séminaire, mon père avait fait du chemin. Il avait les vertus nécessaires pour réussir, en partant de rien, dans les affaires ; au continent près, c'était un self-made man américain, tel que j'en ai rencontré plus tard dans je ne sais quel livre contant leurs épopées. Il en avait l'énergie, l'acharnement, le flair. N'avoir pas émigré aux Etats- Unis après la guerre était, je crois, le seul regret de sa vie. La Transylvanie n'étant pas l'Amérique - la plupart des gens ne savent même pas où la situer, et c'est une Américaine, qui, sans en savoir plus, m'apprit que c'était le pays de Dracula -, la connaissance de plusieurs langues paraissait essentielle à mon père. Il veillait personnellement à ce que j'apprenne les trois langues en usage dans le pays ; il y ajouta, dès mes études primaires, une quatrième, le français. En dehors des langues, il fallait que je sois fort en mathématiques et en physique, tout le reste étant littérature. Il ignorait sans doute que l'homme qu'il avait chargé de m'inculquer les bases de cette nouvelle langue - nous l'appelions le Parisien, car il avait fait des études de musique à Paris - ne me parlait que de littérature. Dès que je fus capable de le comprendre, il me lisait ou il me faisait lire à voix haute Les Lettres de mon moulin. Quant à mon professeur de lycée, quelques années plus tard, et cela fait partie de ces choses miraculeuses qui arrivent dans ces petites villes du bout de monde dont, mis à part un événement sportif ou des scandales de mours, rien ne dérange la monotonie, il nous faisait venir, deux ou trois de ses élèves, chez lui, et c'était là une suprême récompense, pour nous initier aux mystères de la poésie de Rimbaud. Je suivais avec le même enthousiasme les envolées de notre professeur de littérature hongroise qui trouvait que mes tentatives de nouvelles écrites à l'eau de rose n'étaient pas dénuées d'intérêt. Mon père, lui, considérait avec un mélange d'indulgence et d'inquiétude ces premières sottises publiées par quelque revue de boy-scout. Tant que mes notes de sciences exactes étaient bonnes, ce n 'était pas bien grave ! Le jour où, à treize ans, je lui confiai que je voulais devenir physicien et écrivain à la fois, il m'a regardé longuement, comme on regarde une espèce dont on a entendu vaguement parler, mais qu'on n'a jamais rencontrée, puis, avec un sourire pour alléger ma peine (ou la sienne), il prononça l'oracle: «Ce que j'ai eu tant de peine à construire, tu le détruiras ! » La prophétie s'est réalisée sans que j'aie eu à y mettre du mien. En 1943 j'ai été admis à l'Ecole polytechnique de Budapest ; mon père était au comble du bonheur; ce ne fut pas pour longtemps. L'armée soviétique victorieuse s'approchait des frontières ; après quelques mois d'entraînement intensif je me suis retrouvé derrière un canon, qui aurait dû contribuer à freiner le déferlement des chars russes. De cette guerre je ne dirai rien, hors mon étonnement d'en être sorti. Ce fut dans un wagon à bestiaux, fermé, qui m'emmenait vers une destination inconnue, en Allemagne. En octobre 1944, à la suite, nous avait-on dit, d'une tentative de négociation d'une paix séparée, les SS de Skorzeny s'emparèrent des responsables et installèrent le parti nazi hongrois au pouvoir. C'était mon premier voyage à travers l'Allemagne ; je n'en ai vu qu'un ciel presque constamment enfumé, le défilé interminable des poteaux télégraphiques, les murs sales de quelque gare d'aiguillage où nous restions en rade pendant des jours, des grands paysages ouverts où nous nous faisions arroser par les chasseurs de l'aviation alliée. Ce tourisme un peu particulier s'est achevé au bout d'un mois dans les baraquements d'un camp du bassin de Souabe-Franconie. Que je sois descendu indemne de ce train me fut un nouveau sujet d'étonnement, suivi bientôt de beaucoup d'autres. Quand, au mois d'avril 1945, les troupes alliées ayant traversé la Forêt-Noire s'approchaient de Stuttgart, la confusion devint si grande qu'il nous fut possible d'organiser et de réussir une évasion. Après quinze jours de jeu de cache-cache nous avons pu sortir de nos terriers, les troupes françaises contrôlaient la région. Le commandant de l'unité qui tenait le bourg de Pfullendorf nous fit distribuer des vivres et nous ordonna d'aller nous présenter à Strasbourg. Ce fut une magnifique promenade à travers le Wurtemberg et la Forêt-Noire. Je me rappelle les villes allemandes à moitié en ruine et, tout autour, la jubilation de la nature. Un an plus tard, après bien d'autres tribulations, j'arrivais à Paris. C'était une fois déplus le printemps, les marronniers du Luxembourg étaient en fleur, les gens souriaient dans les rues, je me disais que le mot liberté avait un sens, c'était le plus beau jour de ma vie. J'ai trouvé là un petit groupe de jeunes gens d'Europe centrale désirant, comme moi, rester en France. Des membres dévoués de la diaspora hongroise de Paris et leurs amis français nous aidaient à trouver du travail. Cuisinier, valet de chambre, débardeur des halles, démarcheur, veilleur de nuit et tant d'autres emplois de fortune nous paraissaient, à mes camarades et à moi, tenir du prodige à côté du labyrinthe d'où nous émergions. Quand je repense à ces premières années parisiennes, objectivement difficiles, je ne me souviens que d'un bouillonnement joyeux, d'une longue fête d'amitié et d'entraide. Que de nouveaux visages, que de nouvelles manières de voir et de vivre ! Que de générosité dans l'accueil après tant d'agressivité et de haine ! Tout en travaillant, j'ai pu, dès le mois d'octobre, m'inscrire au P.C.B., puis les années de médecine se sont succédé. D'où venait ce changement de cap ? L'idée de la médecine avait surgi, puis mûri peu à peu pendant mon long cheminement souterrain. J'y entrevoyais naïvement une sorte de synthèse entre deux pôles qui ne cessaient d'exercer une attraction également puissante sur mon esprit, l'art et la science. Ce n'était pas aussi simple. On pouvait se nourrir à peu défiais avec une baguette et des oufs, des pâtes ou des frites. Une fois par semaine j'allais reconstituer mes réserves caloriques, protidiques et affectives chez les parents d'un camarade de sous-colle, qui me comblaient de bonnes choses. Il était plus difficile de trouver un logement bon marché; nombreux étaient les étudiants aux ressources modestes qui n 'arrivaient pas à se loger. Un jour, un groupe enthousiaste et déterminé s'est avisé du manque d'emploi des anciennes maisons closes, closes pour de bon depuis la loi Marthe Richard. Celle de la rue Blondelfut prise d'assaut ; le gouvernement finit par en céder trois aux étudiants : les Maisons communautaires étaient nées. Un autre ami, militant de l'association, réussit à m'y faire admettre. C'est ainsi que je devins, en 1947, l'un des locataires du jadis célèbre Sphinx, boulevard Edgar-Qui net. Nous formions une république à tous points de vue bigarrée, difficile à gouverner. Récolter les loyers, défiant pourtant toute concurrence, était déjà une affaire. Quant aux corvées, elles échouaient régulièrement aux mêmes : ceux dont la tolérance au désordre et à la crasse était la moins bonne. D'autres heurts naissaient des exigences fort diverses qu'imposaient aux uns et aux autres les études poursuivies. Entre ceux qui avaient à user sérieusement leurs fonds de culottes et la bande de joyeux fêtards groupée autour de quelques étudiants des Beaux-Arts, il y eut des flambées de guerre civile suivies de cessez-le-feu célébrés en commun. Ce fut là une expérience de la vie en société des plus salutaires. Quand nous rentrions le soir, ces dames dont nous usurpions la demeure étaient toujours là sur le trottoir, fidèles à leur poste. Nous les connaissions toutes ; nos conversations étaient limitées ; notre curiosité devait leur sembler incongrue. Les études de médecine nous paraissaient au départ interminables. Nous devions vite nous rendre compte qu'elles avaient été bien trop courtes. En 1954 une annonce attira mon attention en salle de garde : le poste de chirurgien de l'hôpital français de Bethléem était vacant. Quelques mois plus tard, j'embarquais avec ma femme et trois enfants - dont l'aîné n'avait pas encore trois ans - dans un DC 6 en partance pour Beyrouth. Dans l'espace et dans le temps, une nouvelle étape s'ouvrait ; j'étais impatient de connaître ces villes, ces lieux dont le seul nom suffisait à peupler d'images fabuleuses mon cerveau. Damas, Alep, Antioche, Tyr, Sidon, Jérusalem, Jéricho, le Jourdain, la mer Rouge, le Sinaï, et combien d'autres ! J'allais à la rencontre d'un passé prodigieux ; j'ai reçu de plein fouet, et dans sa continuité, la réalité vivante d'un présent multiple et complexe. La pureté du chant des paysages millénaires portait avec une sérénité immuable la violence des passions des hommes. Lors de cette première escale, la capitale libanaise ne m'a rien livré de ses secrets, ni le pays de son charme. J'étais stupéfait par la mobilité enchevêtrée de cette foule de Beyrouth, dessinée sur un fond intemporel, parfois onirique. La force des contrastes, la dynamique des contradictions me donnaient les premiers éléments, superficiels mais signifiants, d'une construction ambitieuse et fragile. On passait en une heure de temps des sommets enneigés à la mer, en quelques minutes des quartiers somptueux aux bidonvilles, il y avait autant de mosquées que d'églises. Plus tard, y revenant souvent, j'ai aimé flâner dans les vieux quartiers marchands, bercé par les bruits et les odeurs, observant tous les scénarios dont est prodigue la vie de ces souks du Proche-Orient. Je pensais aux Phéniciens de /'Odyssée qui « apportaient une foule de breloques dans leur vaisseau noir » .j'imaginais l'agitation bigarrée de ces ports, de ces comptoirs de la Méditerranée antique, investis par ces commerçants-navigateurs - « marins renommés mais gens rapaces» - que furent Tyriens et Sidoniens. A Damas comme à Jérusalem, à Alep, à Bagdad ou au Caire, les traditions marchandes étaient bien vivantes, mais Beyrouth en quelque sorte les résumait toutes. Vous entriez dans une boutique «juste pour regarder quelque chose », pour acheter une bricole ; un quart d'heure plus tard, en dépit de vos protestations les plus énergiques, vous aviez tous les trésors de la caverne d'Ali Baba étalés devant vos yeux, pendant que, vaincu mais content, vous sirotiez un café arabe parfumé à la rose. Et si au milieu de toutes ces merveilles vous aviez le courage de ne rien trouver à votre goût, vous pouviez, après un brin de conversation, repartir sans vous faire injurier. C'est un DC S qui nous emmena de Beyrouth à Jérusalem. Nous arrivions par l'est, c'est-à-dire par le désert, après avoir contourné Israël. L'été du Proche-Orient était fermement installé, l'avion survolait assez bas les mamelons dénudés, le rythme beige et brun des grandes ondulations sensuelles des montagnes d'Ammon et de Moab, séparées de la chaîne judéenne par la faille profonde du Ghôr où j'apercevais le mince gisement sinueux de verdure qui accompagne le Jourdain jusqu'à son abouchement dans la mer Morte. Issu d'un pays de forêts, qu'y avait-il dans ma composition qui pût si immédiatement entrer en résonance avec la vibration de cette terre désolée ? Et chaque fois, au long de ces années, qu'après une absence plus ou moins longue j'y revenais, la perception de ces couleurs pauvres, de ces courbures, de ces tables, de ces failles rythmées, se déployant à la manière d'une fugue, m'inondait, physiquement, de la même joie évidente et indicible... J'étais amoureux de ce pays. Le DC 3 a atterri sur le minuscule aérodrome de la vieille Jésuralem. Pilotée par une jeune sour très moderne, une jeep préhistorique nous emmena, en faisant des haltes dans les montées pour que le moteur reprenne son souffle, vers Bethléem. Coupée de la sortie sud de Jérusalem par le «partage», la Bethléem de l'époque était une bourgade gracieuse de quelque dix-neuf mille habitants, entourée d'un essaim de petits villages, de collines plantées d'oliveraies, de vignes et de vergers. En arrivant, on me montra sur la droite le tombeau de l'exquise Rachel, l'épouse préférée, morte quelque part sur la route du retour (de Mésopotamie ou de TransJordanie ?) en accouchant de Benjamin, le dernier fils de Jacob. Exemple entre mille de ces lieux dont le régionalisme des traditions se dispute la possession. Ce même tombeau, le livre de Samuel (10, 2) le situe dans les environs de Béthel, sur le territoire du fils de la main droite. L'hôpital se trouve dans l'extension moderne de la ville, au nord-est. De notre maison, je voyais, entre les pinsfortement inclinés sous les vents dominants, les maisons du village de Beit-Jàlà, embrassant le sommet d'une colline plantée d'abricotiers. Occupant les trois côtés d'un rectangle planté de jardins, bordé d'une galerie à colonnes, les bâtiments de l'hôpital ont été construits au XIXe siècle. L'église et l'habitation des sours en forment le quatrième côté. Les charmes de cette architecture de couvent ne sont guère accordés aux exigences fonctionnelles d'un hôpital moderne. Pourtant avec un peu d'organisation on pouvait y faire du bon travail. Deux fois par semaine je me rendais à l'hôpital français de Jérusalem, par une petite route tortueuse qui longeait en la dominant la vallée du Cédron ; du point le plus élevé, près du village de Sour-Bahr, j'apercevais par temps clair, tout au fond de la vaste pente moutonnante que forment les montagnes du désert de Judée, le miroir de la mer Morte. Lors du partage de la ville en 1948, l'hôpital français s'était retrouvé du côté israélien, sans grande utilité, en marge d'un système hospitalier qui ne manquait de rien. Avec beaucoup de courage, les sours de Saint-Joseph, qui dirigeaient l'établissement, s'étaient réinstallées du côté jordanien, dans un ancien hôtel passablement délabré, au sud de la colline de l'Ophel où les archéologues situent l'emplacement de la ville de David. L'hôtel-hôpital était sis au lieu-dit Saint-Pierre en Gali-cante, dominant le village de Siloë. L'église du même nom avait été bâtie au-dessus d'une cave creusée assez profondément dans le rocher. Une des nombreuses traditions pieuses prétend que c'est la prison où Jésus a passé la nuit après avoir été interrogé par le Grand prêtre et le Sanhédrin. Hypothèse peu probable, mais il y a là un escalier qui descend vers la piscine de Siloë et qui devait exister du temps du Christ. L'emplacement était difficile d'accès, les locaux peu appropriés et les malades nombreux. Des crédits obtenus permirent d'envisager la construction d'un nouvel hôpital ; à peine un an plus tard, grâce à l'énergie incomparable des sours, ce fut chose faite. Des bâtiments spacieux et clairs, une installation moderne accueillaient désormais les malades sur les hauteurs du Cheik Jarrah, dans un nouveau quartier, situé au nord de la vieille ville. Nous déménagions de Bethléem à Jérusalem où devait se concentrer le plus gros du travail chirurgical. Le courant était inversé : j'allais, les urgences mises à part, deux fois par semaine à Bethléem. Que dire en quelques lignes de ces quinze années vécues à Jérusalem ? Tout m'y passionnait : mon travail à l'hôpital, les campagnes de fouilles, la vie grouillante de la vieille ville, celle des gens, l'histoire de cette terre. De temps en temps, pour échapper à la présence devenue trop obsédante de l'hôpital, je partais vers quelque désert. Celui de Judée commençait au bout de notre jardin ; il suffisait de contourner le mont Scopus vers le nord, de traverser la ligne de crête de la chaîne judéenne près du village Isaouyia et de laisser le cheval bédouin, habitué à la caillasse et aux rochers, trouver son chemin vers le Ghor. En hiver, l'oasis de Jéricho offrait un havre de douceur à qui descendait des hauteurs de Jérusalem, labourées par les vents froids. Les 1 200 mètres de dénivellation qu'on mettait vingt minutes à franchir en voiture faisaient qu'on débarquait dans un autre monde. Là, tout n'était que jardins et senteurs, bruit d'eau et poussière dorée. A la fontaine d'Elisée, aujourd'hui Ain es-Sultàn, au pied du site de l'antique Jéricho, je regardais la procession des femmes venant chercher l'eau : une danse rituelle se renouvelant chaque jour depuis neuf mille ans. Et tout autour veillait le désert. C'était lui, par ses grès, ses marnes, ses calcaires, qui donnait et donne encore, comme à Jérusalem, son toucher charnel à la lumière. J'aimais y aller aussi en plein été, vers la fin de l'après-midi, quand la fournaise intolérable du jour rendait ses dernières flammes, observer, du toit plat d'une maison en pisé, les lents progrès du crépuscule sur les flâna aux grands plis ronds, s élargissant vers la base, des « montagnes au-delà ». Les derniers rayons horizontaux du soleil s'enfonçant derrière le mont de la Quarantaine s'effritaient doucement sur la table du plateau transjordànien. Au-delà encore, j'allais rejoindre les grands déserts de l'est qui vont d'une seule respiration jusqu'à l'Euphrate. Ou encore, en prenant les routes du sud à partir d'Amman, je descendais vers l'ancien royaume Edo-mite effacé par les Nabatéens, cette peuplade semi-nomade d'origine araméenne, complètement arabisée à l'époque romaine, enrichie par le commerce de la myrrhe et de l'encens achetés à l'Arabie heureuse, s'il faut en croire Diodo-re. Plus au sud, c'est le territoire de Qédar ou Cédar dont les tentes noires - comme le hâle de la bien-aimée - sont aujourd'hui dressées par la tribu des Cheraràt entre le ouadi Sirhàn et le el Hedjer, actuellement Medaïn Calih. Il y a là une autre cité nabatéenne, moins connue que Pétra : façades et chambres sculptées dans le grès d'un cirque de montagnes émergeant des sables, lignes très pures confiées au silence et aux travaux du temps. Nous sommes déjà sur les rives orientales de la mer Rouge, en plein Hed-jaz, à la limite nord du Nedjd. Qu'est devenu mon vieil ami Abou Salem qui m'a tant appris des secrets de la mer Rouge, quand, la felouque chargée d'une bonne provision d'eau et de riz, nous partions explorer par la mer ces rives bordées des montagnes nues de la Genèse, dont les granits, les porphyres, les calcaires et les laves composent des variations à l'infini, sur un thème sobre, fait de beiges, de bruns et de roux ? La plongée dans le monde des « coraux » est une fascination de tous les instants, aiguisée par la peur sourde qu'inspire l'humeur imprévisible des squales. Quelle débauche de couleurs et déformes, quelle puissance d'invention, quelle diversité dans le détait, quelle précision dans le dessin buissonneux de la colonie récifale ! Poissons anges, poissons demoiselles, poissons chirurgiens, poissons pierres, papillons impériaux, sergents-majors, rascasses volantes, poissons perroquets brouteurs de corail, poissons clowns couchés entre les bras fatidiques des anémones, et vous, hirondelles de mer, d'un bleu si violent, qui tenez boutique de teinturier au coin d'une ruelle entre hydraires et acropores, je vous vois encore affairées sur le veston de votre client, flottant entre deux eaux, les nageoires écarquillêes. Quel contraste avec la pauvreté, le dénuement tout autour, de la terre ! Pourtant cette nudité, cette usure des tissus nobles, des riches parenchymes me donnaient à percevoir mieux encore la pulsation tranquille de la vie. Dans ces étendues, bêtes et hommes que j'apprenais à connaître peu à peu trouvaient ce qui était essentiel. Bien souvent, à la nuit tombante, notre feu de camp attirait des visiteurs : des scorpions, mais aussi des bédouins. Je voulais connaître la vie de ces derniers, éleveurs de chameaux qui pratiquaient encore la transhumance saisonnière sur des centaines de kilomètres. En tes approchant, j'ai pu mesurer le prix dont ils payaient leur liberté de mouvement, leur insoumission à une loi. Celles que leur imposait iâpreté des conditions étaient, à mes yeux, plus dures que les lois de la cité. Dans le code non écrit de ces espaces, les règles de l'hospitalité, du refuge assuré avaient la même force que celles de la vengeance, que celles prescrites par les rigueurs du climat et la frugalité de leur économie. La fierté, l'honneur d'être les membres à part entière de ce pur royaume de l'étendue, étaient pour ceux que je fréquentais les sentiments nécessaires et suffisants à leur bonheur. Ces cours nobles, quand il s'agissait de défendre la réputation ou le patrimoine physique de la tribu, étaient des prédateurs sans vergogne à l'occasion. Un jour, aux fouilles de Qoumràn j'ai rencontré l'un d'eux qui avait choisi la vie sédentaire. Petit, vif, intelligent, il était poète, conteur et excellent cuisinier. A la fin de la campagne il est venu me voir à Jérusalem et m'a dit tout de go : « Prenez-moi à votre service, vous ne le regretterez pas. » Il avait raison. Nous nous sommes séparés de lui treize ans plus tard en quittant Jérusalem ; nous avions le sentiment d'abandonner un membre de la famille ; il est mort quelques années plus tard, d'un cancer. Il me faudrait l'espace d'un livre pour essayer défaire revivre tant de visages, essayer de rendre quelque chose des joies, des angoisses, des passions vécues avec tant d'intensité, la faim que je sentais en moi intarissable d'aller, de découvrir, de connaître. Mouvementées, elles le furent ces années et souvent jusqu'à l'explosion, remplies d'allégresse et de peines, révélant, mais quoi exactement, quels rapports, quels remous élémentaires des profondeurs, quel langage plus essentiel ? Deux mois après notre emménagement à Jérusalem, l'annonce de l'adhésion prochaine de la Jordanie au pacte de Bagdad a levé une vague d'insurrection. Nous habitions, provisoirement, un appartement au premier étage d'un immeuble, dont le rez-de-chaussée était occupé par les bureaux de l'Unwra et le second étage par le consulat de Turquie, un des Etats membres du traité. Un matin, pendant que nous prenions avec une paisible bonne conscience notre petit déjeuner, l'immeuble a été pris d'assaut par la foule. Les pierres se mirent à pleuvoir de tous côtés ; nous eûmes juste le temps de barricader la solide porte d'entrée et de nous réfugier dans la salle de bains, seule pièce de l'appartement qui fût sans fenêtre, la lucarne d'aération ayant peu de chance d'admettre les pierres. Il s'est vite avéré que la lapidation ne suffirait pas à apaiser les passions des assaillants. Bientôt, ils enfoncèrent la porte d'entrée et envahirent l'appartement. Ayant déjà été le témoin de scènes de violence qui avaient coûté des vies, je ne donnais pas cher de la nôtre. Je m'arc-boutais désespérément contre la porte de la salle de bains, en bloquant la poignée, qui par chance était montée à l'envers. Heureusement pour nous, l'objectif premier était la razzia de l'appartement. Ce qui ne se pouvait emporter fut minutieusement détruit. Au bout d'une demi-heure, qui nous parut une éternité, en même temps que des cris de victoire qu'accompagnait une odeur de fumée inquiétante, nous entendîmes les rafales d'une mitraillette. Nous fûmes délivrés par l'armée bédouine ; les flammes de la bibliothèque allumée au pétrole commençaient à gagner le reste de l'appartement. C'est un peu plus tard que, attirés par des rivages plus cléments, nous avons entrepris d'explorer en voyageant sur des caïques de pêche, l'Egée. Ces îles volcaniques étaient souvent aussi nues que nos déserts, et la vie de ces pêcheurs à peine moins rude que celle des nomades. Pourtant, comme tout me paraissait léger, aéré dans ces villages dressés si francs dans la lumière! C'est en migrant ainsi d'île en île, nourris de notre pêche, qu'un jour nous avons trouvé refuge dans le port de Patmos. Entre le rocher de Patmos et les pierres de Jérusalem, il y avait un dénominateur commun : la lumière. Elle était sans doute plus tranchante entre les murs blancs, les rochers magmatiques des îles de l'Egée, plus dorée, plus proche du sang, plus sourdement impérieuse et corrosive en Judée, mais les deux renvoyaient à la même clarté de ferment qu'on voyait, aux deux crépuscules, monter dans les choses. Ah, les matins de Jérusalem ! Il y avait une telle fraîcheur, une telle promesse dans la crue du jour, dans les pierres, que j'ai vite appris à me lever matin. Je me préparais un café, j'abreuvais le cheval et lui servais son premier repas, quand Khalil tardait, puis je me mettais à mes livres, à mes gribouillages. J'avais ainsi, chaque jour, deux ou trois heures transparentes, miraculeuses, avant d'entamer une longue journée à l'hôpital. Le peu que j'aie réussi à lire et à écrire, je le dois à ces matins de Jérusalem, à ces aubes de Judée qui commencent à poindre dès quatre heures en été. Cependant au Proche-Orient la situation ne cessait de s'aggraver, les tensions d'augmenter. Depuis mon enfance, je connaissais ces abîmes infranchissables entre deux discours opposés par la passion d'un bien unique, entre deux récits exclusifs l'un de l'autre, mêlant des faits, des arguments indéniables aux inventions et aux utopies de l'imagination. Pendant la guerre des six jours, en 1967, l'hôpital français s'est retrouvé au milieu du champ de bataille. L'équipe chirurgicale n'a pas quitté la salle d'opération pendant plusieurs jours ;je nous vois encore dans ce scénario tragi-comique, lorsque, au milieu de la nuit, travaillant sous de mauvaises lampes de secours, suivant le sifflement des fusées pour nous cramponner à la table quand l'explosion tron proche nous enverrait son souffle à travers les stores démantelés, nous regardions avec stupeur disparaître à chaque détonation notre si gentille sour instrumentiste sous le champ opératoire ; nous nous retenions avec peine de la suivre. Une semaine plus tard, quand je pus me faufiler jusqu'à mon domicile, à une centaine de mètres à peine de l'hôpital, j'ai trouvé la porte enfoncée et la maison pillée. Deux ans plus tard, fatigué d'une vie devenue quotidiennement compliquée, j'acceptai la proposition qui me fut faite d'un poste de chirurgien dans les hôpitaux de Tunis. Je quittai ce pays, Jérusalem, la mort dans l'âme, cette lumière était devenue un peu ma lumière, j'avais mûri parmi ces pierres. Je ne regrettais pas une minute de ces seize années : il était temps de transhumer. Je n'ai eu qu'à me féliciter de cette décision. Je termine la rédaction de ces pages, qui me laissent dans le doute le plus grand quant à leur intérêt pour d'autres que moi, devant une fenêtre ouverte sur un ciel maussade. Rien, aujourd'hui, de ces couleurs d'une beauté sombre dont savent se vêtir en hiver ces deux étendues qu'unit mon horizon. C'est la grisaille loqueteuse, inconnue des affiches de tourisme. Pourtant, dans la pente raide, entre cette maison qui menace ruine et les grandes pierres ocre-roux du rivage, un amandier termine sa floraison. Mais il me faut partir, on m'attend à l'hôpital. |
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Lorand Gaspar (1925 - ?) |
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Portrait de Lorand Gaspar | |||||||||
Principaux ouvrages publiÉsNé en confluent de plusieurs cultures, dans une famille hongroise de Transylvanie orientale, Lorand Gaspar est d'abord admis en 1943 à l'école polytechnique de Bucarest lorsqu'il est mobilisé, puis déporté dans un camp de travail. Il s'en évade en 1945 et se réfugie en France où il poursuit des études de médecine. Devenu chirurgien des hôpitaux français, il exerce durant seize ans à Jérusalem et à Biographie |
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