Max Jacob |
Invité, en décembre 1934, à parler de son ouvre, et de sa conception de la poésie, Max Jacob le fit d'une manière très libre et très directe : il était devant un public sans doute un peu mondain, mais qu'importe. Si les pages qui suivent furent peut-être moins « improvisées » qu'il l'assure, elles ont bien le ton de la causerie, et le temps n'a pas terni leur spontanéité. Le poète brillant causeur sait être profond et sincère. Plus important encore, la lumière portée sur son originalité, et ce qu'il nous révèle sur son travail, notamment en ce qui concerne ses rapports aux rêves, prolongent la fameuse préface au Cornet à Dés (qui fut publiée en 1916), et annonce l'Art poétique. Cette « allocution » établi un pont jusqu'alors ignoré entre ces deux moments que l'on considère comme les pôles de la réflexion théorique du poète. Plus intuitif qu'analytique, la liberté, ou l'aisance que la parole lui accorde - car nous ressentons ici un mouvement de confiance envers son auditoire, plus que des prudences dont la démonstration théorique s'entoure presque toujours -, ont fait la voie à ce qui demeurera sans doute l'unique moment d'une inappréciable et confiante « confession » du poète au lecteur. « Le comité du Noël du Poète et Mmc George-Day ont bien voulu en faisant de moi leur lauréat de 1934 me prier de parler de mes ouvres. C'est un devoir bien difficile que celui de parler de soi, car si nous nous connaissons assez nous-mêmes pour nous reconnaître quand on parle de nous avec vérité, nous nous connaissons trop peu pour nous mettre en scène et nous regarder vivre ou plutôt pour nous regarder produire. Nous aimons qu'on nous dise ce qui est vrai sur nos ouvres - moi, du moins, je préfère un reproche bien fondé à un compliment qui est faux, mais j'ai de la peine à me faire ce reproche moi-même et, si je reconnais le compliment pour faux, à même faire un rien pour qu'il soit juste. Tout en remerciant le Comité du Noël du Poète et Mmt George-Day fondatrice du prix qui porte son nom, c'est avec quelque scrupule que je me rends à leur invitation devant le microphone. Ne prenez pas ces scrupules ou ces doutes pour les réticences de la fausse modestie ou les préfaces dues à la politesse ; en les exprimant c'est l'essentiel de mon ouvre de poète que j'exprime. Depuis que j'ai commencé il y a plus de trente-cinq ans à ressentir mon individualité poétique - on disait autrefois cesser d'imiter - j'ai ressenti aussi l'impossilité d'exprimer la totalité de moi-même. Pour fouiller le tréfonds de moi-même j'ai eu recours à ce qui le révèle le mieux, à mes rêves de la nuit, qui sont comme la photographie de notre état mental, aux associations d'idées que je m'exerçais à prendre sur le fait et qui sont les vrais chemins de notre pensée, aux mots qui me venaient spontanément et sans que la raison prenne part à leur venue. On a beaucoup parlé depuis de l'écriture automatique, de la poésie pure et de la portée psychologique des rêves de la nuit. Il est assez difficile d'expliquer ce qu'est l'écriture automatique, imaginez quelque chose comme les transes du médium venues hypnotiser qui écrirait. Je parlerai des rêves et de la poésie pure tout à l'heure. C'est celui qui trouve le nom d'un phénomène qui est l'inventeur. Je n'avais pas trouvé de nom à mes méthodes de travail et je ne puis pas me poser en inventeur. Je n'ai jamais été hypnotisé et je ne suis pas médium, mais les poètes ont toujours essayé de sortir de l'état normal pour écrire leurs vers, l'absinthe de Musset ou de Verlaine, l'opium de Fels et de nos amis. Je crois qu'on peut sortir de soi sans recourir à des abominations. Quand mes premiers ouvrages parus en 1910 en livres de luxe et très rares seront réimprimés, ce qui ne va pas tarder, on verra peut-être la part qui me revient dans les mouvements poétiques, qui relèvent de l'inspiration pure et du fond inconscient de l'homme. On le verra difficilement d'ailleurs, car loin d'étaler ces nouveautés et de faire parade d'originalité comme s'il s'agissait de méthodes de travail intime et non de la création d'une école, j'en dissimulais les traces comme un peintre efface les plans géométriques de sa composition primitive alors que d'autres les laissent voir pour étonner le public. Je donne un exemple : quand il m'arrivait de me servir de mes rêves de la nuit, je ne les racontais pas forcément comme tels, ce qui n'est pas de la poésie, tout au plus une constatation pour ainsi dire médicale et scientifique, mais j'essayais plutôt de leur conserver leur atmosphère qui est, elle, essentiellement poétique. Ainsi atteignais-je la poésie, tout en me dépeignant intimement. J'avais soin de leur garder leur caractère de tragique ou de comique, voire même leur cocasserie, persuadé que la poésie n'a pas de limites et que le burlesque y entre aussi bien que la tragédie, quand le burlesque est manié par le véritable poète que j'espère bien être. Quant aux associations naturelles de mots, j'étais persuadé qu'elles ne peuvent qu'être très harmonieuses, puisque le fond du cerveau poétique qu'elles révèlent ne peut qu'être qu'harmonieux. L'objectivation est le but principal, je dirai volontiers le but unique du créateur. Il ne faut pas croire, parce qu'on a écrit une page de prose, qu'on a créé quelque chose ni parce qu'on a peint un tableau ou même écrit une page de musique. Si ce que vous avez écrit n'est pas objectivé, c'est comme si vous n'aviez rien fait. Objectiver c'est tracer une limite autour de votre ouvre, c'est tracer une marge entre elle et le reste de l'univers. J'ai déjà exposé cette idée dans la préface d'un livre : Le Cornet à Dés, qui sera prochainement réédité par la N.R.F. en me servant d'un mot qui a souvent été mal compris, le mot « situer » ; je voulais dire « qu'une ouvre doic prendre sa place ailleurs que sur terre » tout en étant faite avec la terre. J'ai parlé aussi dans mon Artpoétique'de trouver des images de la terre à l'envers du ciel ou quelque chose d'approchant. Tout est bon pour l'objectivation qui est la création : faire un poème autour d'un mot, c'est projeter le poème hors de soi, puisqu'il appartient au mot qui sert de base à son mouvement. La création poétique est le fait de transplanter le lecteur, de le transporter, de le distraire ; en conservant l'atmosphère du rêve de la nuit, j'obtenais cette objectivation absolue, cette transplantation. A l'objectivation sert la composition dans tous les arts ; la composition est l'art de grouper les détails autour d'un centre, c'est le moyen classique de l'objectivation, il y en a d'autres car la marge de l'objectivation peut être obtenue par la quantité de pensées qui la portent, par le goût qui préside à l'harmonisation des parties. Les poètes qui trouvent une image ou un mot se préoccupent peu si cette image ou ce mot va avec l'ensemble et ils ont tort, il est facile de trouver une image et difficile d'en trouver une qui s'accorde à d'autres images du texte. L'objectivation s'obtient aussi par la trouvaille centrale. On appelle familièrement trouvaille une idée particulière et surprenante. La surprise qu'elle cause suffit à transplanter le lecteur, encore faut-il que cette trouvaille soit véritable. Je ne confonds pas « trouvaille » avec les thèmes philosophiques habituels et qui servent à tous les artistes : la souffrance humaine, la beauté de la nature, le regret d'un bonheur perdu, l'espoir de la gloire, etc. Il y a des trouvailles dans tous les arts : une allure nouvelle et originale en musique comme celle de Debussy est une trouvaille, l'utilisation en peinture des proportions de l'art nègre opposées aux proportions grecques est une trouvaille. L'allongement des corps dans les tableaux du Greco en est une autre. Il y a des pièces de théâtre qui valent uniquement par la trouvaille, mais les trouvailles de détail, si générales soient-elles, ne valent pas pour l'objectivation. Ne croyez pas par cet exposé dogmatique que mes ouvres donnent une impression pédantesque et pénible. Je ne le crois pas moi-même : on m'a reproché mon excès de liberté, mais jamais le contraire. J'ai fait beaucoup de poèmes humoristiques, j'en ai fait d'autres aussi. Si j'ai été ennuyeux, ce n'est pas faute d'avoir essayé de ne l'être pas. D'ailleurs, je finirai cette allocution en me citant encore moi-même, puisqu'on demande que je parle de moi : j'ai écrit dans 'Art poétique déjà cité : « quand la voix est posée le chanteur peut se permettre des vocalises ». Je voulais dire que lorsqu'une ouvre est objective, on s'y sent sûr de soi et on peut se permettre tout ce qui ne fait pas basculer le plateau. J'écris à dessein ce mot (vocaliseS), la poésie pure est une vocalise. Ces dernières années, dans les milieux peu accessibles à la poésie, on a découvert la « poésie pure ». Les milieux accessibles à la poésie ont souri ; ils ont souri et n'ont pas protesté. A qui aurait-il servi de protester ? Expliquer la poésie à ceux qui ne la sentent pas c'est faire connaître la musique à des sourds. Pour nous il n'y a pas « la poésie pure »,il y a la poésie tout court. Ces messieurs de très bonne volonté ont découvert qu'il y a une poésie qui n'est ni bucolique ni didactique ni épique ni autre chose et qui est la poésie. Ils l'ont appelée la « poésie pure ». Comment expliquer la poésie pure ou impure. La Poésie ? Comment expliquer à des Français raisonnables qui veulent que tout ait un sens, qu'il peut y avoir des mots harmonieux assemblés on ne sait comment et qui n'ont aucun sens et qui atteignent la beauté absolue. Ce sont pourtant les mêmes Français qui jugent délicieuse une jeune femme dont les traits n'ont rien de parfait, mais dont la démarche simple enchante les yeux, dont tous les gestes sont, sans qu'on sache pourquoi, justes, naturels, harmonieux. Ce sont aussi les mêmes Français qui ont appris de leurs grands-mères ces vieilles chansons d'enfants aux refrains charmants et qui n'ont rien de commun avec un théorème de géométrie, ou même telles romances où l'on chante ce vers tant admiré depuis par les poètes : De nos jardins fleuris fermez les portes les myrtes sont flétris les bois morts. Demandez-vous ce que veut dire cette belle strophe. Les mêmes Français ont chanté la chanson de Victor Hugo - Gastibalza l'homme à la carabine, ' tous se demandent ce qu'était ce Gastibalza et cette carabine et beaucoup connaissent aussi ces vers de l'admirable Gérard de Nerval : Mon front est rouge encore du baiser de la Reine ; J'ai rêvé dans la Grotte où nage la Sirène... Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron. La voilà bien la poésie pure ou plutôt la voilà bien la poésie tout court. Il fallait un peu de candeur pour découvrir cette poésie alors que nous la côtoyons partout ne fut-ce qu'au cinéma dans ses dessins animés qui nous apportent d'Amérique abondamment une véritable poésie sans mots et en action. Je ne vais pas vous donner une définition de la poésie et je ne crois pas que d'autres la possèdent. Mais il n'est pas impossible que je vous donne l'idée de ce qu'est un poète. J'en ai beaucoup connu et c'est de ceux-là que je vous parle, non plus de moi. Imaginez un monsieur quelconque qui se promène dans la rue : il a beaucoup travaillé au bureau et d'un travail qui voulait un grand effort d'esprit. Tous les rouages de son cerveau fonctionnent encore ; ils fonctionnent à vide, il ressent une légèreté exquise, une envie de sourire comme lorsqu'on a bu un petit peu de Champagne, un besoin de gestes, de danses, d'effusions. Or ce monsieur est un poète-né, je veux dire que dans son langage les mots s'accouplent heureusement, ce monsieur entend une phrase à côté de lui, elle le frappe ! il lit un nom propre sur une boutique et le voilà qui associe sans le faire exprès la phrase entendue, le nom qu'il a lu, ces mots-là se mêlent à on ne sait quels souvenirs, à un amour ou à un chagrin qu'il a au fond de lui-même et qui s'éveille. Il y a des poètes qui travaillent sur une musique très nette. Guillaume Apollinaire, un des plus grands poètes lyriques français, chantonnait la psalmodie des vêpres et la répétait, les mots s'y logeaient comme les portants des coulisses et les morceaux des décors qui finissent par s'harmoniser pour faire un ensemble. |
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Max Jacob (1876 - 1944) |
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Portrait de Max Jacob | |||||||||
Orientation bibliographique / Ouvres1903 Le Roi Kaboul l et le marmiton Cauwain. Livre de prix pour les écoles (Picard et Kahn), Paris, Librairie d'éducation nationale, 1904. BiographieIl passe toute sa jeunesse à Quimper (Bretagne), puis s'installe à Paris, où il fréquente notamment le quartier de Montmartre et se fait de nombreux amis dont Picasso, qu'il rencontre en 1901, Braque, Matisse, Apollinaire et Modigliani. Juif de naissance, il se convertit au catholicisme. Logeant au 7 de la rue Ravignan, l'image du Christ lui apparaît le 22 septembre 1909 sur le mur La vie et l'Ouvre de Max JacobChronologie |
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