Arthur Rimbaud |
par Dominique Noguez Prends garde, lecteur. Avec ce petit livre, te voici dépositaire de deux des plus grands textes de toutes les littératures, de ces textes qui peuvent suffire à presque toute une vie - à l'adolescence, bien sûr, période des ferveurs et des colères, des ruptures, des résolutions, des commencements et des recommencements, puis à toutes celles d'ensuite, jusqu'à la fin, à chaque fois du moins que tu y consentiras à l'exceptionnel, fête et gloire, rêves et visions, dimanche de la vie et des mots, ce qu'on appelle « poésie ». Ces textes ont pour auteur un jeune homme qui fut plus mûr, plus grand (1,80 rN), plus robuste, plus beau, plus têtu, plus renfermé, plus intelligent, plus violent, plus aimant, plus épris d'absolu, plus invivable, plus précoce (y compris dans le renoncement et dans la moN) que la plupan des jeunes gens de son âge et qui, pour cette raison, parut rapidement une sone de génie - mi-homme mi-dieu - de la jeunesse. Le 20 juillet 1873, quand il retourne à Roche (ArdenneS), auprès des siens, ce jeune héros est à l'un des moments cruciaux de sa vie. Dix jours plus tôt, à Bruxelles, il a failli être tué d'un coup de revolver par Verlaine, ivre et désespéré. À peine entré dans la ferme familiale, se souvient (selon Paterne BerrichoN) sa sour Isabelle, « sans répondre aux paroles de bienvenue, il va s'effondrer sur une chaise. Une crise affreuse de sanglots le secoue ». Dès le lendemain, il s'enferme dans le grenier à grain de la ferme. Là, il écrit, jusqu'à la fin août. « Aux heures de travail, à travers le plancher, on perçoit les sanglots qui réitèrent, convulsifs, coupés, tour à tour, de gémissements, de ricanements, de cris de colère, de malédictions » (BerrichoN). Ainsi achève-t-il Une Saison en enfer, commencée cinq mois plus tôt. Ce qui devait être un ensemble de >. petites histoires en prose, titre général : Livre païen, ou Livre nègre » est devenu un grand livre de crise et de cris. Quand il était professeur d'hypokhâgne à Louis-le-Grand, André Lagarde, co-auteur des célèbres manuels Lagarde & Michard, passait pour avoir déclaré dans un cours sur Rimbaud : « Le Bateau ivre ? c'est l'histoire d'un bateau, qui est ivre. » Certains s'en gaussaient, ils avaient tort : il faut toujours partir des mots, et du premier sens des mots. Aussi bien, Rimbe lui-même nous y invite, qui aurait déclaré à sa « Mother », anxieuse de savoir ce que voulait dire Une Saison en enfer : « Ça veut dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens. » Une Saison en enfer est donc d'abord... une saison en enfer. Métaphoriquement, certes. Bien qu'on y trouve, dans une ample phrase qui paraissait admirable à Claudel et qu'on dirait de Chateaubriand, une allusion aux « confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l'ombre et des tourbillons » (« Alchimie du verbe »), de Dante guidé par Virgile dans le premier tiers de la Divine ComédiE). L'tnfer de Rimbaud est psychologique. Mais il est physique aussi. On parlerait aujourd'hui de somatisation : « Ah ! les poumons brûlent... Les entrailles me brûlent... » Le « comme » saute, l'enfer devient littéral : « Je me crois en enfer, donc j'y suis. » Non pas le sombre et calme pays des morts de la mythologie antique, mais, avec ses démons porteurs de fourche et ses damnés grillant bel et bien, l'empire de flammes de l'imagerie populaire chrétienne. Tout cela est remis en question. Non balayé, non rejeté : car sinon, comme certains (Delahaye, Berrichon, etc.) ont cru au début du siècle, après avoir écrit en cet été 1873 : « Plus de mots », Rimbaud se serait effectivement tu. Or, autant qu'on sache aujourd'hui, il continue bien après (pour certains comme Antoine Adam, jusqu'en 1877) à écrire des Illuminations ; il prend en tout cas la peine, à Londres, en 1874, de mettre avec Germain Nouveau au propre celles qu'il a déjà écrites. Déjà, dans cette Saison en enfer, qu'il tient, notons-le, à faire imprimer (ce qui n'est pas vraiment une façon de se tairE), il a beau accumuler les sarcasmes contre « l'étendue de [son] innocence » (« Mauvais sang »), ses « folies », le « désordre de [son] esprit » (« Alchimie du verbe »), sa « sottise » (« l'Impossible »), il tient tout de même à faire - et longuement, échantillons à l'appui - son bilan poétique. Ce n'est pas la marque d'un réel - du moins d'un total - rejet. Mieux, il a une façon de se peindre en abyme, vu par les yeux de la Vierge folle - c'est-à-dire, n'en déplaise à Clauzel, Ruff et Adam ', de Verlaine - qui est, certes, une façon de se montrer capable, contrairement à ce que lui reprochait Verlaine, et avec quelle subtile virtuosité ! d'entrer dans les vues d'autrui (« Jamais personne ne pense à autrui » [« Nuit de l'enfer »], « On voit son Ange, jamais l'Ange d'un autre » [« Vierge folle »]), mais qui, surtout, n'est pas exempte de cette jouissance narcissique indirecte, de ce plaisir de se voir dans le texte qui trahit l'écrivain-né. On ne s'est guère avisé qu'il y a déjà un tour de ce genre dans une des compositions françaises que Rimbaud rend à Izambard au collège de Charleville en 1870. Censé imaginer une lettre de Charles d'Orléans à Louis XI, il fait parler, en le pastichant, François Villon (inspirateur, la même année, de son « Bal des pendus ») : « Haro, la gorge m'ard !... Ô, si j'eusse estudié !... (...) Si je pouvais vivre en honneur une fois avant que de mourir ! » Villon - auquel il s'identifie manifestement - vu par un autre et vu tourmenté et amer : n'est-ce pas la structure de « l'Epoux infernal » ? Cela nous rappelle en tout cas que si, chez ce jeune homme au moins aussi poète dans la vie que dans son ouvre, le littteraire ne se sépare jamais du vécu, chez cet ex-brillantissime élève, le vécu ne se sépare jamais tout à fait du littéraire, et la culture et la rhétorique, loin d'être des freins, sont les moyens les plus sûrs de l'analyse de soi. Une Saison en enfer est un livre crucial. Littéralement et dans tous les sens. Le narrateur y est comme sur une croix ou tout autre instrument de torture, exposé aux tourments. « Rendu au sol », c'est dit, mordant la poussière, piétiné par les chevaux, s'offrant aux balles des fusilleurs - dans un état d'extrême masochisme, mais d'un masochisme voluptueux et rageur, celui qu'on a dans les cauchemars quand, se sachant perdu, on se rue cependant sur le monstre ou le bourreau qui menace. Crucial aussi, parce qu'il est à la croisée des chemins. Comme Héraklès au carrefour du vice et de la vertu. Comme Dante nel mezzo del camtniri di [sua] vita. La Saison, comme telle tirade de Médée ou de Hamlet, les Stances du Cid, le chapitre « Tempête sous un crâne » des Misérables, ou certains passages de journaux intimes, appartient au genre aussi rare qu'admirable des textes de crise. Or ce que je veux dire, c'est que ce texte de crucifié est aussi un texte d'écrivain, avec tout ce que cela implique. Nulle part la littérature n'y déploie mieux ses armes ; nulle part non plus ces armes ne se révèlent plus vaines. On est ici dans une course entre rhétorique et tourment, dans une asymptote. Jamais la première ne rejoint le second, mais Rimbaud, rhétoricien suprêmement doué (comme LautréamonT), la chauffe, la tord, la plie, la brise, pour la faire s'approcher au plus près du drame intérieur. De là ces personnalisations (la Beauté, le BonheuR), de là la mise en scène centrale - l'hypotypose - de la « Nuit de l'enfer », mais de là surtout ce style heurté, syncopé, haletant, électrocuté. Cela semble l'abandon de toute rhétorique - au sens de déploiement savant et majestueux de la phrase -, et c'est le triomphe de toute rhétorique - au sens de maîtrise des tours et ruses du discours. Car - voyez Racine (« Où suis-je ? Qu'ai-je fait ? Que dois-je faire encore ? / Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ? »), voyez Guilleragues travesti en religieuse portugaise, voyez Diderot - la rhétorique connaît parfaitement le moyen de suggérer l'exaspération, la rage, la hâte ou l'égarement. Elle connaît l'asyndète, l'ellipse, l'anacoluthe, la répétition, l'accumulation, l'apostrophe, l'interruption, l'en-thymémisme et surtout, dont Rimbaud fait les figures dominantes de son texte, l'antithèse (qui oppose deux objets l'un à l'autrE) et l'abruption (qui consiste à supprimer les transitions d'usage entre les parties d'un dialogue : « Debout, dit l'Avarice, il est temps de marcher. / - Hé ! laissez-moi. - Debout ! - Un moment. - Tu répliques ! » [Boileau]). Car, plus qu'un monologue, Une Saison en enfer est un dialogue. Dès son troisième mot, c'est un texte à la première personne, autobiographique, quoique métaphoriquement (« la vie était un festin... j'ai assis la Beauté sur mes genoux... le dernier couac ! »). Mais presque aussi vite que le je, arrivent le tu, le vous : « 0 sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié... Mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée !» - et ensuite « prêtres, professeurs, maîtres », «vous maniaques, féroces, avares », « marchand », « magistrat», « empereur », « démon », « parents », « Seigneur », « Marie ! Sainte-Vierge ! », « âmes honnêtes », « tous - et même les petits enfants », « pauvres hommes, travailleurs ! », « Mon Dieu », « général », « bonheur », « raison », « pureté », « damnés », invoqués tour à tour, composent le public changeant de cette âme qui s'exhibe. Sans parler de ce dialogue dans le dialogue qu'est « Vierge folle », ni des moments où le « je » s'apostrophe lui-même : « Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas... » (« Mauvais sang »), « Tais-toi, mais tais-toi ! » (« Nuit de l'enfer »), « Mon esprit, prends garde » (« l'Impossible »), etc. En vérité, par cette façon qu'elle a de privilégier ce que Jakobson appelle les fonctions expressive et phatique (centrée, l'une sur le destinateur, l'autre sur le destinatairE), par ce côté allusif, elliptique, qui postule la complicité du lecteur, et aussi ce côté brut, hâtif, sans apprêt, « jeté sur le papier » (faux, évidemment : les brouillons nous prouvent qu'il y a eu ratures et travaiL), Une Saison en enfer s'apparente à l'un des régimes d'écriture où Rimbaud est le plus éblouissant : le régime épistolaire. C'est le régime où l'on est le plus libre. Celui où sont le mieux admis les reprises, les suspensions, les revirements. Or Une Saison en enfer en est pleine. Son ton unique, son électricité tiennent aux mouvements contradictoires, imprévisibles et brusques qui s'y succèdent, non seulement en ce qui a trait au passé, mais ervce qui a trait à l'avenir immédiat de l'auteur (« Je quitte l'Europe » / « On ne part pas » ; « Le sang païen revient » / « J'attends Dieu avec gourmandise » ; «Sauvé» / «Maudit»...). Non seulement, donc, entre l'ancien programme de vie et de poésie sapé par les sarcasmes et l'échec, mais entre deux postulations (pour parler comme BaudelairE) aussi profondément enfouies dans la chair même de Rimbaud, aussi enracinées dans son enfance et même en deçà (« mes ancêtres gaulois », « je suis de race inférieure de toute éternité ») l'une que l'autre : la « charité » - c'est-à-dire Dieu, l'Évangile, le Christ -, réveillée par la proximité de la mort (« Sur mon lit d'hôpital, l'odeur de l'encens m'est revenue » [l'Éclair]), et l'innocence païenne, « nègre » (la vraie négritude, pas celle de ces sauvages de marchands, magistrats, généraux, etc.). Sans parler - thème plus universel, qui s'impose à quiconque s'apprête à « entrer dans la vie » autrement qu'en « héritier » béat - de l'hésitation entre une vie rangée, de travail (« Ce serait la vie française, le sentier de l'honneur »), et la liberté infinie du vagabond. Or tout ceci, que la rhétorique aide admirablement à paraître, finalement l'outrepasse. En bonne rhétorique, la Saison tout entière serait dite une « délibération » (figure qui consiste, explique Fontanier, à « feindre de mettre en question, pour en faire valoir les raisons et les motifs, ce qu'on a décidé d'une manière irrévocable J »). Mais - n'y eût-il pas le témoignage d'Isabelle rapporté par Berrichon - il saute aux yeux que la cruelle, la souffrante indécision de Rimbaud dans son livre n'est pas feinte. Certes, le voyage en enfer ne dure qu'« une saison » ; les quatre derniers petits textes - le dernier, « Adieu », surtout - marquent, après les cris et tumultes de « Nuit de l'enfer » ou des « Délires », une sorte d'apaisement. Des résolutions sont prises. La plupart, notons-le, ne sont pas négatives : ce qui a été ébranlé par les ricanements et le doute subsiste, se raffermit même. Le thème aventurier (« Nous voyagerons, nous chasserons dans les désens, nous dormirons sur les pavés des villes inconnues, sans soins, sans peines » [Délires 1, fin]), de même que le thème prométhéen, socialisant, sort renforcé : « Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. » Mais d'autres, rien ne prouve qu'elles seront tenues. « J'exècre la misère », dit-il en pensant vraisemblablement à ses séjours à Londres : or il retourne à Londres avec Nouveau cinq mois plus tard. « Eh bien ! dit-il aussi, je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée ! » : mais il est à peu près certain qu'il a continué ensuite ses Illuminations. Et surtout, dans les passages centraux, on a constamment l'impression d'assister au « combat spirituel », c'est-à-dire à de la dialectique en cours, en fusion, n'en finissant pas d'aboutir : la thèse et l'antithèse s'entrechoquent violemment, le choix tarde, la synthèse n'arrive pas. L'hésitation, loin d'être feinte, bat son plein, ne se dénouera, ne se dénoue, que parce qu'elle est en train de s'exposer, de se développer, de se crier devant nous. En ce sens, et c'est ce qui la rend unique et bouleversante, Une Saison en enfer est un texte performatif : une action en même temps qu'un texte. Un livre en crise qui résoud la crise par le livre. Car la Saison est un livre, le seul que Rimbaud ait voulu et publié de son vivant. Il en commande la publication à compte d'auteur fin août ou début septembre 1873 à Jacques Pool, responsable de l'association ouvrière bruxelloise l'Alliance typographique. Le volume - 53 pages in-12, dont une dizaine de pages blanches pour faire plus « livre » - est vraisemblablement tiré à cinq cents exemplaires. Quand il est imprimé, fin octobre, Jean-Arthur fait un rapide voyage à Bruxelles, en dépose un exemplaire, sobrement dédicacé, à la conciergerie de la prison où Verlaine purge sa peine, et, rentré en France, en donne quelques exemplaires à des amis (dont Ernest Delahaye, Jean-Louis Forain et Jean RichepiN). Le reste du tirage, qu'il ne peut payer, dormira chez l'éditeur jusqu'à ce qu'un bibliophile l'y découvre en 1901. En attendant, Verlaine ayant gardé son exemplaire, le livre paraît, avec les Illuminations et une préface de lui, à Paris, chez Léon Vanier, en 1892. Les Illuminations, au contraire, ne sont pas un livre. Elles sont une énigme. On ne sait pas comment Rimbaud comptait les publier, on n'est sûr ni de leur nombre, ni de leur ordre, ni de leur titre. Parues d'abord dans cinq numéros successifs de la Vogue, la revue de Gustave Kahn, en 1886, elles s'accroîtront en 1895 de cinq pièces puis s'allégeront des poèmes en vers aujourd'hui publiés sous le titre Vers nouveaux. C'est Charles de Sivry, beau-frère de Verlaine, qui était alors en possession des feuillets. Qui les lui a remis ? Rimbaud lui-même, comme le croyait sa sceur Isabelle ? Verlaine, à qui Arthur les aurait confiés lors de leur dernière entrevue à Stuttgart, en mars 1875, à charge pour lui de les envoyer à Germain Nouveau, alors à Bruxelles, pour qu'il les fasse publier ? Peu importe. Ce qui compte et qui est à peu près unanimement admis aujourd'hui, c'est que ces « superbes fragments », comme les qualifie en 1883 Verlaine qui les croit alors perdus ', ont été écrits à partir de 1873, à Londres - donc avant Une Saison en enfer -, mais également après, jusqu'en 1875 ou 1876, sans qu'on puisse décider si tous nous sont parvenus ni du moment où chacun a été écrit ou réécrit (car rien ne dit que lorsque Rimbaud les copie en 1874 à Londres avec Germain Nouveau il ne retouche pas des esquisses antérieureS ). Leur ordre n'est pas moins problématique. C'est Félix Fénéon qui a été chargé par Kahn de la publication dans la Vogue. Comme il le reconnaîtra sans difficulté en 1939 dans une lettre à Bouillane de Lacoste, le manuscrit lui fut remis « sous les espèces d'une liasse de feuilles (...) volantes et sans pagination - un jeu de cartes ' ». C'est lui qui leur donne un ordre, qu'il modifie d'ailleurs quelques mois plus tard lorsqu'il publie les Illuminations en plaquette. « Persuadé, à tort ou à raison, explique-t-il, que le rang des feuillets à moi livrés avait varié au gré des manipulations qu'ils avaient subies, pourquoi me serais-je fait scrupule d'arranger à mon goût ce jeu de cartes hasardeux 6 ? » On est étonné, après cela, du grégarisme des « éditeurs » et commentateurs, universitaires ou non, qui, sachant cela, n'en reprennent pas moins imperturbablement l'ordre proposé par Bouillane de Lacoste J (partie d'après Fénéon, partie d'après l'ordre de redécouverte fortuite des manuscritS), ou qui, s'ils consentent, comme André Guyaux, à modifier cet ordre subjectif, le font de façon encore plus subjective *. En vérité, la seule solution honnête, à défaut de prendre Fénéon au mot et de publier les Illuminations sur des feuillets séparés qu'on pourrait ranger - précisément comme des cartes à jouer - dans l'ordre qu'on veut, est d'adopter l'ordre le moins subjectif, car le plus ostensiblement arbitraire : l'ordre alphabétique. Ce que nous faisons ici. Ainsi seront enfin rappelées avec la même force ces deux vérités opposées et complémentaires : d'abord et bien sûr que - ne fût-on pas quasiment certain, comme on est, que Rimbaud envisageait de les publier ensemble - il y a entre elles, quelle que soit leur diversité de longueur - entre trois lignes et trois pages -, de thème ou de clarté, suffisamment d'affinités puissantes, de « force liante » (GuyauX), pour qu'on les laisse groupées. Mais aussi, mais surtout que, sauf celles que Rimbaud a regroupées lui-même sous un seul titre (« Enfance », « Jeunesse », « Phrases », «Vies », « Villes») et quel que soit le sens qu'on donne à ce mot d'« illuminations » - « gravures colorées, coloured plates » - comme croyait Verlaine, ou hallucinations de poète voyant " -, chacune, avec son titre particulier, est unique et séparée. Les Illuminations ne forment pas une continuité, ne forment pas un récit : s'il y a récit, c'est celui que chaque illumination est en elle-même et dans le tout d'elle-même. Autrement dit, le problème de l'ordre de ces textes est un faux problème : dans les Illuminations, il y a unité, mais pas ordre. En la rendant à son autonomie, l'ordre alphabétique rend en outre chaque illumination à son mystère. Ce mystère est variable. Les Illuminations sont presque toujours à l'indicatif, particulièrement à l'indicatif présent, mode de la description de la réalité. Souvent, même, pour que la réalité, dirait-on, paraisse plus vite, ce présent est grillé : la phrase devient nominale («Une matinée couverte, en juillet ») ou exclama-tive (« Ô la face cendrée, l'écusson de crin, les bras de cristal ! »). Bref, on est constamment entre la note de voyage et la célébration. Seulement, ce qui est ainsi évoqué elliptiquement, sur un ton d'évidence superlative, n'apparaît pas avec la même clarté. Tantôt, comme dans « Marine », dont le titre renvoie explicitement à la peinture, nous voyons - ou croyons voir - sans mal. Nous avons tous - si nous écrivons - été confrontés à des descriptions d'océan, au travail métaphorique qui s'impose. Mer décrite comme un paysage terrestre ou lande peinte en mer, nous pensons à ce que Proust dit des toiles d'Elstir dans la Recherche ou aux belles métaphores de Virginia Woolf dans les Vagues. Là, Rimbaud est notre frère, presque un collègue, à notre portée, à nos côtés du moins. Mais tantôt - juste après, si cela se trouve : dans « Métropolitain », par exemple, ou dans « Barbare », ou ailleurs -, il nous échappe et file très loin, dans les astres, dans la nuit. Le langage le plus assuré, avec tous les signes de la précision, n'évoque plus que des choses impossibles ou inouïes. Les Illuminations prennent des apparences de devinettes ou d'oracles. Ce ne sont pourtant ni des devinettes ni des oracles. Ceux qui l'ont cru et ont posé à l'exégète se sont fourvoyés, ont constitué en tout cas, avec étourderie ou suffisance, un effarant sottisier. La sottise commence à l'idée que tout est simple, est à traduire, qu'il y a une clé qu'il suffit de chercher. Et la bouffonnerie s'ensuit, avec la jubilation péremptoire du lilliputien qui croit avoir trouvé. Même des universitaires, dont ce devrait être le souci, oublient que les mots ont une histoire et de faire un peu de sémantique. (Qui, par exemple, s'est interrogé sur le sens en 1873-1875 de « phénomène », employé dans « Guerre », ou de « démocratie », dans l'« illumination » qui porte ce titre ?) Même Suzanne Bernard écrit des phrases comme : « L'eau large comme un bras de mer est évidemment la Tamise ". » Evidemment ! Alors que Rimbaud qualifie lui-même la vision décrite de « comédie » ! L'un des plus sensés est encore Pierre Brunel : il se risque à interpréter, il est donc parfois discutable ", mais il commence par décrire le signifiant, les sonorités, ce que ceux qui prennent la poésie pour des charades oublient presque toujours de faire. La vraie sagesse est de décrire, sans rien forcer, sans croire qu'il y a un seul sens, sans croire même qu'il y a toujours du sens - ni, bien sûr, qu'il n'y en a pas : Rimbaud n'est ni hermétique, ni dadaïste avant la lettre. Il ne cherche ni le chaos ni l'illisibilité " - il n'est obscur (ou hyperlumineux, comme dans quelque éblouissement subi et rendU) qu'à son corps défendant. C'est toujours le programme de la lettre du voyant : « Il [le poète] arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! (... ) Si ce qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c'est informe, il donne de l'informe. » Décrire, donc, en sachant s'en tenir à des lueurs, à des pressentiments, à des allitérations, à des thèmes (au sens musical autant que sémantiquE). Se contenter d'entrevoir. Comme quand on croit reconnaître des mots dans des conversations en langue étrangère. Comme ce narrateur d'un roman contemporain décrivant une ouvre de Bêla Bartok qu'il entend de loin, derrière la porte capitonnée d'une salle de concert. Sentir aussi que, cette fois, on est hors de la rhétorique. Ou bien dans une rhétorique proprement rimbaldienne avec des mélanges d'abstrait et de concret, des juxtapositions de phrases brèves ou de mots (trois ou quatre substantifs juxtaposés à la suitE), des concisions, des ellipses, moins de nervosité, mais plus d'ampleur que dans Une Saison en enfer : une splendeur précise, des fulgurances majestueuses. Où est-on ? Dans l'autobiographie, à l'évidence, mais moins (malgré « Vagabonds » ou « Vies II » qui prolongent Une saisoN) dans l'autobiographie proprement dite que dans l'autobiographie des délires et des désirs. Traversées par une aspiration aussi impatiente que vaine à quelque chose d'inouï, de surhumain, d'impossible (« Vabagonds », « Conte »), par l'utopie d'un nouvel amour, fait d'érotisme immense (« Antique », « Being Beauteous », « Conte », « Génie », « Matinée d'ivresse ») et de bonheur calme avec un être (« Royauté », « Veillées I »), éventuellement provoquées, aidées, par le haschisch (« Matinée d'ivresse », et passiM), ce sont, dirait-on, les impressions d'un être trop à l'étroit dans son corps, dans son espace : adolescent suprême, épris de « Corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, de tout sexe, de toute descendance » (« Solde »). Associant les sons ou les sens en des assonances " et des synesthésies , personnifiant et transfigurant tout (à la fin de « Fleurs », une terrasse fleurie devant la mer devient un dieu et un peuplE), avec, comme décor, souvent, des villes colossales, abyssales, prémonitions des mégalopoles d'aujourd'hui, le poète nous livre, le plus souvent, des paysages entrevus, incertains, instables : gravures superposées sur des vitres " ? vues de lanternes magiques ? formes lues dans les nuages ? visions haschischines ? images venues du rêve ? cinéma expérimental avant la lettre ? qu'importe, au fond, le feu initial. L'essentiel est le flamboiement des braises qu'il en rapporte et qui dure - cette prose éblouissante-éblouie, lancinante, aussi délicieusement agaçante qu'un goût de pomme sure, car pleine de choses inouïes que nous ne comprendrons jamais tout à fait. Ainsi, Une Saison en enfer et les Illuminations sont aussi différentes que peuvent l'être un terrible orage et ces silencieux éclairs de chaleur qui font fugitivement surgir de la nuit, l'été, des pans de paysages, des féeries. Ils prouvent qu'il y a au moins deux grands régimes dans la prose de-Rimbaud, de même qu'on " a pu distinguer deux grands régimes dans sa poésie : compliquée, virtuose, avec des mots rares (dans « le Bateau ivre »), ou, au contraire, simple et musicale comme un « refrain niais », un « rhythme naïf» (dans « O saisons, ô châteaux »). Il y en aura un troisième : la sécheresse des notes de voyage au Harar ou en Ogadine. Et un quatrième, sans mots - une façon d'explorer l'espace après la conscience, d'écrire avec la prose des actes, des marches dans le désert, de la vie. Les guillemets ouverts au début d'Une Saison en enfer ne se referment pas. Ils incorporent à l'avance tout ce qui suit. Il n'y eut décidément pas d'être plus utopique que Rimbaud : il voulut vivre d'avance, en marge, comme on ne vivait pas encore, comme on ne vivra peut-être jamais - et il ne tint nulle part en place. « Moi pressé de trouver le lieu et la formule » (« Vagabonds »). Il ne les trouva ni à Charleville, ni dans le Paris littéraire, ni en Arabie. La poésie était trop étroite pour lui, la France aussi, le monde aussi. N'empêche, il a été l'enfant brillant de cet enseignement littéraire où l'on apprend à rêver et à être libre, et qui donne jusqu'à la force du renoncement. Il n'a pas été « au-dessus de toute littérature " » - ou de toute poésie -, mais au contraire l'a menée à son accomplissement le premier et l'un des seuls, la mettant où elle doit être : au-dessus de tout, même des mots. Tokyo-Paris, juin-juillet 1991 |
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Arthur Rimbaud (1854 - 1891) |
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Portrait de Arthur Rimbaud | |||||||||
BiographieArthur Rimbaud est né à Charleville-Mézières (dans les Ardennes) le 20 octobre 1854. Sa mère, Vitalie Cuif, est une femme très autoritaire et son père, Frédéric Rimbaud, est militaire. En octobre 1862, Rimbaud entre à l'Institut Rossat, une école fréquentée par les enfants de la bourgeoisie de Charleville. En 1865, il entre au collège de Charleville et commence à écrire. En 1870, il se lie BibliographieLa bibliographie rimbaldienne est considérable. Pour la seule période 1869-1950, dans les 536 pages du premier volume de sa thèse le Mythe de Rimbaud (Genèse du mythe, Paris, Gallimard, 1954 ; rééd. 1968), Étiemblc dénombrait déjà 2 606 livres ou articles, en France ou ailleurs. Pour la période 1968-1990, Yoshimi Yam3guchi, dans un récent numéro « Rimbaud » de la revue japonaise lichiko (n 17, Tok Cronologie |
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